Le Rouge et le Noir

Part 5 out of 5



"On dit que le souvenir de sa femme ‚mut Danton au pied de l'‚chafaud mais Danton avait donn‚ de la force … une nation de freluquets, et empˆchait l'ennemi d'arriver … Paris... Moi seul, je sais ce que j'aurais pu faire... Pour les autres, je ne suis tout au plus qu'un PEUT-ETRE.

"Si Mme de Rˆnal ‚tait ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu r‚pondre de moi? L'excŠs de mon d‚sespoir et de mon repentir e–t pass‚, aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du pays, pour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces coeurs faibles que leur position p‚cuniaire met au-dessus des tentations! Voyez ce que c'est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me condamner … mort, que de naŒtre fils d'un charpentier! On peut devenir savant, adroit, mais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas. Mˆme avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plut“t qui ne peut plus pleurer", dit-il en regardant ses yeux rouges... et il la serra dans ses bras: l'aspect d'une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme..."Elle a pleur‚ toute la nuit peut-ˆtre, se dit-il mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme ayant ‚t‚ ‚gar‚e, dans sa premiŠre jeunesse, par les fa‡ons de penser basses d'un pl‚b‚ien... Le Croisenois est assez faible pour l'‚pouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un r“le.


Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins
A sur l'esprit grossier des vulgaires humains'.


"Ah ‡…! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourir, tous les vers que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent … la m‚moire. Ce sera un signe de d‚cadence...

Mathilde lui r‚p‚tait d'une voix ‚teinte:

- Il est l…, dans la piŠce voisine.

Enfin il fit attention … ces paroles."Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caractŠre imp‚rieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fƒcher."

- Et qui est l…? lui dit-il d'un air doux.

- L'avocat, pour vous faire signer votre appel.

- Je n'appellerai pas.

- Comment! vous n'appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux ‚tincelants de colŠre, et pourquoi, s'il vous plaŒt?

- Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop faire rire … mes d‚pens. Et qui me dit que dans deux mois, aprŠs un long s‚jour dans ce cachot humide, Je serai aussi bien dispose? Je pr‚vois des entrevues avec des prˆtres, avec mon pŠre... Rien au monde ne peut m'ˆtre aussi d‚sagr‚able. Mourons.

Cette contrari‚t‚ impr‚vue r‚veilla toute la partie altiŠre du caractŠre de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abb‚ de Frilair avant l'heure o— l'on ouvre les cachots de la prison de Besan‡on ; sa fureur retomba sur Julien. Elle l'adorait, et pendant un grand quart d'heure, il retrouva dans ses impr‚cations contre son caractŠre, de lui Julien, dans ses regrets de l'avoir aim‚, toute cette ƒme hautaine qui jadis l'avait accabl‚ d'injures si poignantes, dans la bibliothŠque de l'h“tel de La Mole.

- Le ciel devait … la gloire de ta race de te faire naŒtre homme, lui dit-il.

"Mais quant … moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce s‚jour d‚go–tant, en butte … tout ce que la faction patricienne peut inventer d'infƒme et d'humiliant*, et ayant pour unique consolation les impr‚cations de cette folle... Eh bien aprŠs-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable... - Fort remarquable, dit le parti m‚phistoph‚lŠs; il ne manque Jamais son coup.
* C'est un jacobin qui parle.

"Eh bien, soit, … la bonne heure (Mathilde continuait … ˆtre ‚loquente). Parbleau non, se dit-il, je n'appellerai pas."

Cette r‚solution prise, il tomba dans la rˆverie..."Le courrier en passant apportera le journal … six heures comme … l'ordinaire … huit heures, aprŠs que M. d‚ Rˆnal l'aura lu, lisa marchant sur la pointe du pied, viendra le d‚poser sur son lit. Plus tard elle s'‚veillera: tout … coup en lisant, elle sera troubl‚e, sa jolie main tremblera; elle lira jusqu'… ces mots... A dix heures et cinq minutes il avait cess‚ d'exister.

"Elle pleurera … chaudes larmes, je la connais, en vain j'ai voulu l'assassiner, tout sera oubli‚. Et la personne … qui j'ai voulu “ter la vie sera la seule qui sincŠrement pleurera ma mort.

"Ah! ceci est une antithŠse!"pensa-t-il, et, pendant un grand quart d'heure que dura encore la scŠne que lui faisait Mathilde, il ne songea qu'… Mme de Rˆnal. Malgr‚ lui, et quoique r‚pondant souvent … ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait d‚tacher son ƒme du souvenir de la chambre … coucher de VerriŠres. Il voyait la gazette de Besan‡on sur la courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d'un mouvement convulsif, il voyait Mme de Rˆnal pleurer... Il suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.

Mlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat. C'‚tait heureusement un ancien capitaine de l'arm‚e d'Italie, de 1796, o— il avait ‚t‚ camarade de Manuel'.

Pour la forme, il combattit la r‚solution du condamn‚. Julien, voulant le traiter avec estime, lui d‚duisit toutes ses raisons.

- Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. F‚lix Vaneau, c'‚tait le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s'ouvrait sous la prison, d'ici … deux mois vous seriez sauv‚. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.

Julien lui serra la main.

- Je vous remercie, vous ˆtes un brave homme. A ceci je songerai.

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l'avocat, il se sentait beaucoup plus d'amiti‚ pour l'avocat que pour elle.




CHAPITRE XLIII



Une heure aprŠs, comme il dormait profond‚ment, il fut ‚veill‚ par des larmes qu'il sentait couler sur sa main."Ah! c'est encore Mathilde, pensa-t-il … demi ‚veill‚. Elle vient, fidŠle … la th‚orie, attaquer ma r‚solution par les sentiments tendres."Ennuy‚ de la perspective de cette nouvelle scŠne dans le genre path‚tique, il n'ouvrit pas les yeux. Les vers de Belph‚gor fuyant sa femme lui revinrent … la pens‚e.

Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c'‚tait Mme de Rˆnal.

- Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s'‚cria-t-il en se jetant … ses pieds.

"Mais pardon, madame, je ne suis qu'un assassin … vos yeux, dit-il … l'instant, en revenant … lui.

- Monsieur... je viens vous conjurer d'appeler, je sais que vous ne le voulez pas... Ses sanglots l'‚touffaient; elle ne pouvait parler.

- Daignez me pardonner.

- Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.

Julien la couvrait de baisers.

- Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?

- Je te le jure. Tous les jours, … moins que mon mari ne me le d‚fende.

- Je signe! s'‚cria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible!

Il la serrait dans ses bras; il ‚tait fou. Elle jeta un petit cri.

- Ce n'est rien, lui dit-elle tu m'as fait mal.

- A ton ‚paule, s'‚cria Julien fondant en larmes. Il s'‚loigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'e–t dit, la derniŠre fois que je te vis, dans ta chambre … VerriŠres?...

- Qui m'e–t dit alors que j'‚crirais … M. de La Mole cette lettre infƒme?...

- Sache que je t'ai toujours aim‚e, que je n'ai aim‚ que toi.

- Est-il bien possible! s'‚cria Mme de Rˆnal, ravie … son tour.

Elle s'appuya sur Julien, qui ‚tait … ses genoux, et longtemps ils pleurŠrent en silence.

A aucune ‚poque de sa vie, Julien n'avait trouv‚ un moment pareil.

Bien longtemps aprŠs, quand on put parler:

- Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rˆnal ou plut“t cette Mlle de La Mole, car je commence en v‚rit‚ … croire cet ‚trange roman.

- Il n'est vrai qu'en apparence, r‚pondit Julien. C'est ma femme, mais ce n'est pas ma maŒtresse...

En s'interrompant cent fois l'un l'autre, ils parvinrent … grand'peine … se raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre ‚crite … M. de La Mole avait ‚t‚ faite par le jeune prˆtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rˆnal, et ensuite copi‚e par elle.

- Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j'ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre...

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n'avait ‚t‚ aussi fou d'amour.

- Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rˆnal dans la suite de la conversation. Je crois sincŠrement en Dieu, je crois ‚galement, et mˆme cela m'est prouv‚, que le crime que je commets est affreux, et dŠs que je te vois, mˆme aprŠs que tu m'as tir‚ deux coups de pistolet...

Et ici, malgr‚ elle, Julien la couvrit de baisers.

- Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l'oublier... DŠs que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi, ou plut“t, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un m‚lange de respect, d'amour, d ob‚issance... En v‚rit‚, je ne sais pas ce que tu m'inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au ge“lier, que le crime serait commis avant que j'y eusse song‚. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte je veux voir clair dans mon coeur; car dans deux mois nous nous quittons... A propos, nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.

- Je retire ma parole, s'‚cria Julien en se levant; je n'appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre maniŠre quelconque, tu cherches … mettre fin ou obstacle … ta vie.

La physionomie de Mme de Rˆnal changea tout … coup; la plus vive tendresse fit place … une rˆverie profonde.

- Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.

- Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? r‚pondit Julien; peut-ˆtre des tourments, peut-ˆtre rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d'une maniŠre d‚licieuse? Deux mois, c'est bien des jours. Jamais je n'aurai ‚t‚ aussi heureux.

- Jamais tu n'auras ‚t‚ aussi heureux!

- Jamais, r‚p‚ta Julien ravi, et je te parle comme je me parle … moi-mˆme. Dieu me pr‚serve d'exag‚rer.

- C'est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et m‚lancolique.

- Eh bien! tu jures, sur l'amour que tu as pour moi de n'attenter … ta vie par aucun moyen direct, ni indirect... songe, ajouta-t-il, qu'il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera … des laquais, dŠs qu'elle sera marquise de Croisenois.

- Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel ‚crit et sign‚ de ta main. J'irai moi-mˆme chez M. le procureur g‚n‚ral.

- Prends garde, tu te compromets.

- AprŠs la d‚marche d'ˆtre venue te voir dans ta prison, je suis … jamais, pour Besan‡on et toute la Franche-Comt‚, une h‚ro‹ne d'anecdotes, dit-elle d'un air profond‚ment afflig‚. Les bornes de l'austŠre pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue d'honneur; il est vrai que c'est pour toi...

Son accent ‚tait si triste que Julien l'embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n'‚tait plus l'ivresse de l'amour, c'‚tait reconnaissance extrˆme. Il venait d'apercevoir, pour la premiŠre fois, toute l'‚tendue du sacrifice qu'elle lui avait fait.

Quelque ƒme charitable informa, sans doute, M. de Rˆnal des longues visites que sa femme faisait … la prison de Julien; car, au bout de trois jours, il lui envoya sa voiture, avec l'ordre exprŠs de revenir sur-le-champ … VerriŠres.

Cette s‚paration cruelle avait mal commenc‚ la journ‚e pour Julien. On l'avertit, deux ou trois heures aprŠs, qu'un certain prˆtre intrigant et qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les j‚suites de Besan‡on, s'‚tait ‚tabli depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et l… cet homme pr‚tendait jouer le martyr. Julien ‚tait mal dispos‚, cette sottise le toucha profond‚ment.

Le matin il avait d‚j… refus‚ la visite de ce prˆtre, mais cet homme s'‚tait mis en tˆte de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besan‡on, par toutes les confidences qu'il pr‚tendrait en avoir re‡ues.

Il d‚clarait … haute voix qu'il allait passer la journ‚e et la nuit … la porte de la prison:

- Dieu m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat...

Et le bas peuple, toujours curieux d'une scŠne, commen‡ait … s'attrouper.

- Oui, mes frŠres, leur disait-il, je passerai ici la journ‚e, la nuit, ainsi que toutes les journ‚es, et toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m'a parl‚, j'ai une mission d'en haut; c'est moi qui dois sauver l'ƒme du jeune Sorel. Unissez-vous … mes priŠres, etc., etc.

Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l'attention sur lui. Il songea … saisir le moment pour s'‚chapper du monde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rˆnal, et il ‚tait ‚perdument amoureux.

La porte de la prison ‚tait situ‚e dans l'une des rues les plus fr‚quent‚es. L'id‚e de ce prˆtre crott‚, faisant foule et scandale, torturait son ƒme."Et, sans nul doute, … chaque instant il r‚pŠte mon nom!"Ce moment fut plus p‚nible que la mort.

Il appela deux ou trois fois, … une heure d'intervalle, un porte-clefs qui lui ‚tait d‚vou‚, pour l'envoyer voir si le prˆtre ‚tait encore … la porte de la prison.

- Monsieur, il est … deux genoux dans la boue, lui disait toujours le porte-clefs; il prie … haute voix et dit des litanies pour votre ƒme...

"L'impertinent!"pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un bourdonnement sourd, c'‚tait le peuple r‚pondant aux litanies. Pour comble d'impatience, il vit le porte-clefs lui-mˆme agiter ses lŠvres en r‚p‚tant les mots latins.

- On commence … dire, ajouta le porte-clefs, qu'il faut que vous ayez le coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.

"O ma patrie! que tu es encore barbare!"s'‚cria Julien ivre de colŠre. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer … la pr‚sence du porte-clefs.

"Cet homme veut un article dans le journal, et le voil… s–r de l'obtenir.

"Ah! maudits provinciaux! … Paris, je ne serais pas soumis … toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme."

- Faites entrer ce saint prˆtre dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait … grand flots sur son front.

Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.

Ce saint prˆtre se trouva horriblement laid, il ‚tait encore plus crott‚. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurit‚ et l'humidit‚ du cachot. Le prˆtre voulut embrasser Julien, et se mit … s'attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie ‚tait trop ‚vidente; de sa vie, Julien n'avait ‚t‚ aussi en colŠre.

Un quart d'heure aprŠs l'entr‚e du prˆtre, Julien se trouva tout … fait un lƒche. Pour la premiŠre fois, la mort lui parut horrible. Il pensait … l'‚tat de putr‚faction o— serait son corps deux jours aprŠs l'ex‚cution, etc., etc.

Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prˆtre et l'‚trangler avec sa chaŒne, lorsqu'il eut l'id‚e de prier le saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-l… mˆme.

Or, il ‚tait prŠs de midi, le prˆtre d‚campa.



CHAPITRE XLIV



Des qu'il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu … peu il se dit que, si Mme de Rˆnal e–t ‚t‚ … Besan‡on, il lui e–t avou‚ sa faiblesse...

Au moment o— il regrettait le plus l'absence de cette femme ador‚e, il entendit le pas. de Mathilde.

"Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer sa porte."Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter.

Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de pr‚fet, il avait os‚ se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner … mort.

- Quelle id‚e a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d'aller r‚veiller et attaquer la petite vanit‚ de cette aristocratie bourgeoise! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiqu‚ ce qu'ils devaient faire dans leur int‚rˆt politique: ces nigauds n'y songeaient pas et ‚taient prˆts … pleurer. Cet int‚rˆt de caste est venu masquer … leurs yeux l'horreur de condamner … mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons … le sauver par le recours en grƒce, sa mort sera une sorte de suicide...

Mathilde n'eut garde de dire … Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c'est que l'abb‚ de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile … son ambition d'aspirer … devenir son successeur.

Presque hors de lui … force de colŠre impuissante et de contrari‚t‚ :

- Allez ‚couter une messe pour moi, dit-il … Mathilde, et laissez-moi un instant de paix.

Mathilde, d‚j… fort jalouse des visites de Mme de Rˆnal, et qui venait d'apprendre son d‚part, comprit la cause de l'humeur de Julien, et fondit en larmes.

Sa douleur ‚tait r‚elle, Julien le voyait et n'en ‚tait que plus irrit‚. Il avait un besoin imp‚rieux de solitude, et comment se la procurer?

Enfin, Mathilde, aprŠs avoir essay‚ de tous les raisonnements pour l'attendrir, le laissa seul, mais presque au mˆme instant Fouqu‚ parut.

- J'ai besoin d'ˆtre seul, dit-il … cet ami fidŠle...

Et comme il le vit h‚siter:

- Je compose un m‚moire pour mon recours en grƒce... du reste... fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de quelques services particuliers ce jour-l…, laisse-moi t'en parler le premier.

Quand Julien se fut enfin procur‚ la solitude, il se trouva plus accabl‚ et plus lƒche qu'auparavant. Le peu de forces qui restait … cet ƒme affaiblie, avait ‚t‚ ‚puis‚ … d‚guiser son ‚tat … Mlle de La Mole et … Fouqu‚.

Vers le soir, une id‚e le consola:

"Si ce matin, dans un moment o— la mort me paraissait si laide, on m'e–t averti pour l'ex‚cution, l'oeil du public e–t ‚t‚ aiguillon de gloire, peut-ˆtre ma d‚marche e–t-elle eu quelque chose d'empes‚, comme celle d'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse... mais personne ne l'e–t vue."

Et il se sentit d‚livr‚ d'une partie de son malheur."Je suis un lƒche en ce moment, se r‚p‚tait-il en chantant, mais personne ne le saura."

Un ‚v‚nement presque plus d‚sagr‚able encore l'attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son pŠre annon‡ait sa visite, ce jour-l…, avant le r‚veil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

Julien se sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus d‚sagr‚ables. Pour achever de compl‚ter sa p‚nible sensation, ce matin-l… il ‚prouvait vivement le remords de ne pas aimer son pŠre.

"Le hasard nous a plac‚s l'un prŠs de l'autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait … peu prŠs tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup."

Les reproches s‚vŠres du vieillard commencŠrent dŠs qu'ils furent sans t‚moin.

Julien ne put retenir ses larmes."Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exag‚rer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui rŠgnent … VerriŠres! Ils sont bien grands en France, ils r‚unissent tous les avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils re‡oivent de l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent sur eux, mais moi j'ai la noblesse du coeur.

"Et voil… un t‚moin que tous croiront, et qui certifiera … tout VerriŠres, et en l'exag‚rant, que j'ai ‚t‚ faible devant la mort! J'aurai ‚t‚ un lƒche dans cette ‚preuve que tous comprennent!"

Julien ‚tait prŠs du d‚sespoir. Il ne savait comment renvoyer son pŠre. Et feindre de maniŠre … tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout … fait au-dessus de ses forces.

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

- J'ai fait des ‚conomies! s'‚cria-t-il tout … coup.

Ce mot de g‚nie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.

- Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet produit lui avait “t‚ tout sentiment d'inf‚riorit‚.

Le vieux charpentier br–lait du d‚sir de ne pas laisser ‚chapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie … ses frŠres. Il parla longtemps et avec feu. Julien put ˆtre goguenard.

- Eh bien! le Seigneur m'a inspir‚ pour mon testament. Je donnerai mille francs … chacun de mes frŠres et le reste … vous.

- Fort bien, dit le vieillard, ce reste m'est d–; mais puisque Dieu vous a fait la grƒce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chr‚tien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre ‚ducation que j'ai avanc‚s, et auxquels vous ne songez pas...

"Voil… donc l'amour de pŠre!"se r‚p‚tait Julien l'ƒme navr‚e, lorsqu'enfin il fut seul. Bient“t parut le ge“lier.

- Monsieur, aprŠs la visite des grands parents, j'apporte toujours … mes h“tes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela r‚jouit le coeur.

- Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le corridor.

Le ge“lier lui amena deux gal‚riens tomb‚s en r‚cidive et qui se pr‚paraient … retourner au bagne. C'‚taient des sc‚l‚rats fort gais et r‚ellement trŠs remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.

- Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux … Julien, je vous conterai ma vie en d‚tail. C'est du chenu'.

- Mais vous allez me mentir? dit Julien.

- Non pas, r‚pondit-il, mon ami que voil…, et qui est jaloux de mes vingt francs, me d‚noncera si je dis taux.

Son histoire ‚tait abominable . El le mon trait un coeur courageux, o— il n'y avait plus qu'une passion, celle de l'argent.

AprŠs leur d‚part, Julien n'‚tait plus le mˆme homme. Toute sa colŠre contre lui-mˆme avait disparu. La douleur atroce, envenim‚e par la pusillanimit‚, … laquelle il ‚tait en proie depuis le d‚part de Mme de Rˆnal, s'‚tait tourn‚e en m‚lancolie.

"A mesure que j'aurais ‚t‚ moins dupe des apparences, se disait-il, j'aurais vu que les salons de Paris sont peupl‚s d'honnˆtes gens tels que mon pŠre, ou de coquins habiles tels que ces gal‚riens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lŠvent le matin avec cette pens‚e poignante: Comment dŒnerai-je? Et ils vantent leur probit‚! et, appel‚s au jury, ils condamnent fiŠrement l'homme qui a vol‚ un couvert d'argent parce qu'il se sentait d‚faillir de faim!

"Mais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnˆtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils … ceux que la n‚cessit‚ de dŒner a inspir‚s … ces deux gal‚riens...

"Il n'y a point de droit naturel, ce mot n'est qu'une antique niaiserie bien digne de l'avocat g‚n‚ral qui m'a donn‚ chasse l'autre jour, et dont l'a‹eul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de droit que lorsqu'il y a une loi pour d‚fendre de faire telle chose sous peine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l'ˆtre qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot... Non, les gens qu'on honor‚ ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n'ˆtre pas pris en flagrant d‚lit. L'accusateur que la soci‚t‚ lance aprŠs moi, a ‚t‚ enrichi par une infamie... J'ai commis un assassinat et je suis justement condamn‚ mais, … cette seule action prŠs, le Valenod qui m'a condamn‚ est cent fois plus nuisible … la soci‚t‚.

"Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colŠre malgr‚ son avarice, mon pŠre vaut mieux que tous ces hommes-l…. Il ne m'a jamais aim‚. Je viens combler la mesure en le d‚shonorant par une mort infƒme. Cette crainte de manquer d'argent cette vue exag‚r‚e de la m‚chancet‚ des hommes qu'on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de s‚curit‚ dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche aprŠs dŒner, il montrera son or … tous ses envieux de VerriŠres. A ce prix, leur dira son regard, lequel d'entre vous ne serait pas charm‚ d'avoir un fils guillotin‚?"

Cette philosophie pouvait ˆtre vraie, mais elle ‚tait de nature … faire d‚sirer la mort. Ainsi se passŠrent cinq longues journ‚es. Il ‚tait poli et doux envers Mathilde qu'il voyait exasp‚r‚e par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait s‚rieusement … se donner la mort. Son ƒme ‚tait ‚nerv‚e par le malheur profond o— l'avait jet‚ le d‚part de Mme de Rˆnal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie r‚elle, ni dans l'imagination. Le d‚faut d'exercice commen‡ait … alt‚rer sa sant‚ et … lui donner le caractŠre exalt‚ et faible d'un jeune ‚tudiant allemand. Il perdait cette mƒle hauteur qui repousse par un ‚nergique jurement certaines id‚es peu convenables, dont l'ƒme des malheureux est assaillie.

"J'ai aim‚ la v‚rit‚... O— est-elle?... Partout hypocrisie ou du moins charlatanisme, mˆme chez les plus vertueux, mˆme chez les plus grands; et ses lŠvres prirent l'expression du d‚go–t... Non, l'homme ne peut pas se fier … l'homme.

"Mme de*** faisant une quˆte pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napol‚on … Sainte-H‚lŠne!... Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.

"Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler s‚vŠrement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, … quoi s'attendre du reste de l'espŠce?...

"O— est la v‚rit‚? Dans la religion... Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrˆme m‚pris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des CastanŠde... Peut-ˆtre dans le vrai christianisme, dont les prˆtres ne seraient pas plus pay‚s que les ap“tres ne l'ont ‚t‚?... Mais saint Paul fut pay‚ par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi ...

"Ah! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois une cath‚drale gothique, des vitraux v‚n‚rables; mon coeur faible se figure le prˆtre de ces vitraux... Mon ƒme le comprendrait, mon ƒme en a besoin... Je ne trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agr‚ments prŠs, un chevalier de Beauvoisis.

"Mais un vrai prˆtre un Massillon un F‚nelon... Massillon a sacr‚ Dubois ;. Les M‚moires de Saint-Simon m'ont gƒt‚ F‚nelon; mais enfin un vrai prˆtre... Alors, les ƒmes tendres auraient un point de r‚union dans le monde... Nous ne serions pas isol‚s... Ce bon prˆtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger... mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini..."

Il fut agit‚ par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par coeur..."Mais comment, dŠs qu'on sera trois ensemble, croire … ce grand nom DIEU, aprŠs l'abus effroyable qu'en font nos prˆtres?

"Vivre isol‚!... Quel tourment!...

"Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isol‚ ici dans ce cachot, mais je n'ai pas v‚cu isol‚ sur la terre; j'avais la puissante id‚e du devoir. Le devoir que je m'‚tais prescrit, … tort ou … raison... a ‚t‚ comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyais pendant l'orage; je vacillais, j'‚tais agit‚. AprŠs tout, je n'‚tais qu'un homme... mais Je n'‚tais pas emporte.

"C'est l'air humide de ce cachot qui me fait penser … l'isolement...

"Et pourquoi ˆtre encore hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est ni la mort, ni le cachot, ni l'air humide, c'est l'absence de Mme de Rˆnal qui m'accable. Si, … VerriŠres, pour la voir, j'‚tais oblig‚ de vivre des semaines entiŠres, cach‚ dans les caves de sa maison est-ce que je me plaindrais?

"L'influence de mes contemporains l'emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-mˆme, … deux pas de la mort, je suis encore hypocrite... O dix-neuviŠme siŠcle!

"... Un chasseur tire un coup de fusil dans une forˆt, sa proie tombe, il s'‚lance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmiliŠre haute de deux pieds, d‚truit l'habitation des fourmis, sŠme au loin les fourmis, leurs oeufs . .. Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense effroyable: la botte du chasseur, qui tout … coup a p‚n‚tr‚ dans leur demeure, avec une incroyable rapidit‚, et pr‚c‚d‚e d'un bruit ‚pouvantable, accompagn‚ de gerbes d'un feu rougeƒtre..

"... Ainsi la mort, la vie l'‚ternit‚, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir...

"Une mouche ‚ph‚mŠre naŒt … neuf heures du matin dans les grands jours d'‚t‚, pour mourir … cinq heures du soir, comment comprendrait-elle le mot nuit?

"Donnez-lui cinq heures d'existence de plus, elle voit et comprend ce que c'est que la nuit.

"Ainsi moi, je mourrai … vingt-trois ans. Donnez-moi cinq ann‚es de vie de plus, pour vivre avec Mme de Rˆnal..."

Il se mit … rire comme M‚phistoph‚lŠs."Quelle folie de discuter ces grands problŠmes!

"1ø Je suis hypocrite comme s'il y avait l… quelqu'un pour m'‚couter.

"2§ J'oublie de vivre et d'aimer, quand il me reste si peu de jours … vivre... H‚las! Mme de Rˆnal est absente; peut-ˆtre son mari ne la laissera plus revenir … Besan‡on, et continuer … se d‚shonorer.

"Voil… ce qui m'isole, et non l'absence d'un Dieu juste, tout-puissant, point m‚chant, point avide de vengeance...

"Ah! s'il existait... h‚las! je tomberais … ses pieds: J'ai m‚rit‚ la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j'aime!"

La nuit ‚tait alors fort avanc‚e. AprŠs une heure ou deux d'un sommeil paisible, arriva Fouqu‚.

Julien se sentait fort et r‚solu comme l'homme qui voit clair dans son ƒme.




CHAPITRE XLV



- Je ne veux pas jouer … ce pauvre abb‚ Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il … Fouqu‚; il n'en dŒnerait pas de trois jours. Mais tƒche de me trouver un jans‚niste, ami de M. Pirard et inaccessible … l'intrigue.

Fouqu‚ attendait cette ouverture avec impatience. Julien s'acquitta avec d‚cence de tout ce qu'on doit … l'opinion, en province. Grƒce … M. l'abb‚ de Frilair, et malgr‚ le mauvais choix de son confesseur, Julien ‚tait dans son cachot le prot‚g‚ de la congr‚gation; avec plus d'esprit de conduite, il e–t pu s'‚chapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux, au retour de Mme de Rˆnal.

- Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l'embrassant; je me suis sauv‚e de VerriŠres...

Julien n'avait point de petit amour-propre … son ‚gard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

Le soir, … peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le prˆtre qui s'‚tait attach‚ … Julien comme … une proie, comme il ne voulait que se mettre en cr‚dit auprŠs des jeunes femmes appartenant … la haute soci‚t‚ de Besan‡on, Mme de Rˆnal l'engagea facilement … aller faire une neuvaine … l'abbaye de Bray-le-Haut.

Aucune parole ne peut rendre l'excŠs et la folie de l'amour de Julien.

A force d'or, et en usant et abusant du cr‚dit de sa tante, d‚vote c‚lŠbre et riche, Mme de Rˆnal obtint de le voir deux fois par jour.

A cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'… l'‚garement. M. de Frilair lui avait avou‚ que tout son cr‚dit n'allait pas jusqu'… braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d'une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rˆnal afin de connaŒtre ses moindres d‚marches. M. de Frilair ‚puisait toutes les ressources d'un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien ‚tait indigne d'elle.

Au milieu de tous ces tourments, elle ne l'en aimait que plus, et, presque chaque jour, lui faisait une scŠne horrible.

Julien voulait … toute force ˆtre honnˆte homme jusqu'… la fin envers cette pauvre jeune fille qu'il avait si ‚trangement compromise, mais, … chaque instant l'amour effr‚n‚ qu'il avait pour Mme de Rˆnal l'emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir … bout de persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale: "D‚sormais, la fin du drame doit ˆtre bien proche, se disait-il; c'est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler."

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s'‚tait permis des propos d‚sagr‚ables sur la disparition de Mathilde

M. de Croisenois alla le prier de les d‚mentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes … lui adress‚es, et remplies de d‚tails rapproch‚s avec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la v‚rit‚.

M. de Thaler se permit des plaisanteries d‚nu‚es de finesse. Ivre de colŠre et de malheur, M. de Croisenois exigea des r‚parations tellement fortes, que le millionnaire pr‚f‚ra un duel. La sottise triompha, et l'un des hommes de Paris les plus dignes d'ˆtre aim‚s trouva la mort … moins de vingt-quatre ans.

Cette mort fit une impression ‚trange et maladive sur l'ƒme affaiblie de Julien.

- Le pauvre Croisenois, disait-il … Mathilde, a ‚t‚ r‚ellement bien raisonnable et bien honnˆte homme envers nous; il e–t d– me ha‹r lors de vos imprudences dans le salon de madame votre mŠre, et me chercher querelle; car la haine qui succŠde au m‚pris est ordinairement furieuse...

La mort de M. de Croisenois changea toutes les id‚es de Julien sur l'avenir de Mathilde, il employa plusieurs journ‚es … lui prouver qu'elle devait accepter la main de M. de Luz. C'est un homme timide, point trop j‚suite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D'une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duch‚ dans sa famille, il ne fera aucune difficult‚ d'‚pouser la veuve de Julien Sorel.

- Et une veuve qui m‚prise les grandes passions, r‚pliqua froidement Mathilde; car elle a assez v‚cu pour voir, aprŠs six mois, son amant lui pr‚f‚rer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.

- Vous ˆtes injuste, les visites de Mme de Rˆnal fourniront des phrases singuliŠres … l'avocat de Paris charg‚ de mon recours en grƒce, il peindra le meurtrier honor‚ des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-ˆtre, un jour, vous me verrez le sujet de quelque m‚lodrame, etc., etc.

Une jalousie furieuse et impossible … venger, la continuit‚ d'un malheur sans espoir (car, mˆme en supposant Julien sauv‚, comment regagner son coeur?) la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet amant infidŠle, avaient jet‚ Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empress‚s de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqu‚, ne pouvaient la faire sortir.

Pour Julien, except‚ dans les moments usurp‚s par la pr‚sence de Mathilde, il vivait d'amour et sans presque songer … l'avenir. Par un ‚trange effet de cette passion, quand elle est extrˆme et sans feinte aucune, Mme de Rˆnal partageait presque son insouciance et sa douce gaiet‚.

- Autrefois, lui disait Julien, quand j'aurais pu ˆtre si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraŒnait mon ƒme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur ce bras charmant qui ‚tait si prŠs de mes lŠvres, l'avenir m'enlevait … toi; j'‚tais aux innombrables combats que j'aurais … soutenir pour bƒtir une fortune colossale... Non 3e serais mort sans connaŒtre le bonheur, si vous n'‚tiez venue me voir dans cette prison.

Deux ‚v‚nements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout jans‚niste qu'il ‚tait, ne fut point … l'abri d'une intrigue de j‚suites, et, … son insu, devint leur instrument.

Il vint lui dire un jour qu'… moins de tomber dans l'affreux p‚ch‚ du suicide, il devait faire toutes les d‚marches possibles pour obtenir sa grƒce. Or, le clerg‚ avant beaucoup d'influence au ministŠre de la Justice … Paris, un moyen facile se pr‚sentait: il fallait se convertir avec ‚clat...

- Avec ‚clat! r‚p‚ta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon pŠre, jouant la com‚die comme un missionnaire...

- Votre ƒge, reprit gravement le jans‚niste, la figure int‚ressante que vous tenez de la Providence, le motif mˆme de votre crime, qui reste inexplicable, les d‚marches h‚ro‹ques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu'… l'‚tonnante amiti‚ que montre pour vous votre victime, tout a contribu‚ … vous faire le h‚ros des jeunes femmes de Besan‡on. Elles ont tout oubli‚ pour vous, mˆme la politique...

"Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez ˆtre d'une utilit‚ majeure … la religion, et moi j'h‚siterais par la frivole raison que les j‚suites suivraient la mˆme marche en pareille occasion! Ainsi, mˆme dans ce cas particulier qui ‚chappe … leur rapacit‚, ils nuiraient encore! Qu'il n'en soit pas ainsi... Les larmes que votre conversion fera r‚pandre annuleront l'effet corrosif de dix ‚ditions des ouvres impies de Voltaire.

- Et que me restera-t-il, r‚pondit froidement Julien, si je me m‚prise moi-mˆme? J'ai ‚t‚ ambitieux, je ne veux point me blƒmer; alors, j'ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais … vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais … quelque lƒchet‚...

L'autre incident qui fut bien autrement sensible … Julien, vint de Mme de Rˆnal. Je ne sais quelle amie intrigante ‚tait parvenue … persuader … cette ƒme na‹ve et si timide qu'il ‚tait de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d'aller se jeter aux genoux du roi Charles X.

Elle avait fait le sacrifice de se s‚parer de Julien, et aprŠs un tel effort, le d‚sagr‚ment de se donner en spectacle qui, en d'autres temps, lui e–t sembl‚ pire que la mort n'‚tait plus rien … ses yeux.

- J'irai au roi, j'avouerai hautement que tu es mon amant; la vie d'un homme et d'un homme tel que Julien doit l'emporter sur toutes les consid‚rations. Je dirai que c'est par jalousie que tu as attente … ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauv‚s dans ce cas par l'humanit‚ du jury, ou celle du roi...

- Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison s'‚cria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de d‚sespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune d‚marche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette id‚e d'aller … Paris n'est pas de toi. Dis-moi le nom de l'intrigante qui te l'a sugg‚r‚e...

"Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence, mon crime n'est que trop ‚vident. Mlle de La Mole a tout cr‚dit … Paris, crois bien qu'elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j'ai contre moi tous les gens riches et consid‚r‚s. Ta d‚marche aigrirait encore ces hommes riches et surtout mod‚r‚s, pour qui la vie est chose si facile... N'apprˆtons point … rire aux Maslon, aux Valenod et … mille gens qui valent mieux.

Le mauvais air du cachot devenait insupportable … Julien. Par bonheur, le jour o— on lui annon‡a qu'il fallait mourir, un beau soleil r‚jouissait la nature, et Julien ‚tait en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation d‚licieuse, comme la promenade … terre pour le navigateur qui longtemps a ‚t‚ … la mer."Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de fermet‚."

Jamais cette tˆte n'avait ‚t‚ aussi po‚tique qu'au moment o— elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouv‚s jadis dans les bois de Vergy se peignaient en foule … sa pens‚e et avec une extrˆme ‚nergie.

Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.

L'avant-veille, il avait dit … Fouqu‚:

- Pour de l'‚motion, je ne puis en r‚pondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fiŠvre o— je ne me reconnais pas; mais de la peur, non on ne me verra point pƒlir.

Il avait pris ses arrangements d'avance pour que, le matin du dernier jour, Fouqu‚ enlevƒt Mathilde et Mme de Rˆnal.

- EmmŠne-les dans la mˆme voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l'une de l'autre, ou se t‚moigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.

Julien avait exig‚ de Mme de Rˆnal le serment qu'elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.

- Qui sait? peut-ˆtre avons-nous encore des sensations aprŠs notre mort, disait-il un jour … Fouqu‚. J'aimerais assez … reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine VerriŠres. Plusieurs fois, je te l'ai cont‚; retir‚ la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l'ambition a enflamm‚ mon coeur: alors, c'‚tait ma passion... Enfin, cette grotte m'est chŠre, et l'on ne peut disconvenir qu'elle ne soit situ‚e d'une fa‡on … faire envie … l'ƒme d'un philosophe... eh bien! ces bons congr‚ganistes de Besan‡on font argent de tout; si tu sais t'y prendre, ils te vendront ma d‚pouille mortelle...

Fouqu‚ r‚ussit dans cette triste n‚gociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprŠs du corps de son ami, lorsqu'… sa grande surprise il vit entrer Mathilde. Peu d'heures auparavant, il l'avait laiss‚e … dix lieues de Besan‡on. Elle avait le regard et les yeux ‚gar‚s.

- Je veux le voir, lui dit-elle.

Fouqu‚ n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; l… ‚tait envelopp‚ ce qui restait de Julien.

Elle se jeta … genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqu‚ d‚tourna les yeux.

Il entendit Mathilde marcher avec pr‚cipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqu‚ eut la force de la regarder, elle avait plac‚ sur une petite table de marbre, devant elle, la tˆte de Julien, et la baisait au front...

Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'‚tait choisi. Un grand nombre de prˆtres escortaient la biŠre et, … l'insu de tous, seule dans sa voiture drap‚e, elle porta sur ses genoux la tˆte de l'homme qu'elle avait tant aim‚.

Arriv‚s ainsi vers le point le plus ‚lev‚ d'une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illumin‚e d'un nombre infini de cierges, vingt prˆtres c‚l‚brŠrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, travers‚s par le convoi, l'avaient suivi, attir‚s par la singularit‚ de cette ‚trange c‚r‚monie.

Mathilde parut au milieu d'eux en longs vˆtements de deuil et, … la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de piŠces de cinq francs.

Rest‚e seule avec Fouqu‚, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tˆte de son amant. Fouqu‚ faillit en devenir fou de douleur.

Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut orn‚e de marbres sculpt‚s … grands frais, en Italie.

Mme de Rˆnal fut fidŠle … sa promesse. Elle ne chercha en aucune maniŠre … attenter … sa vie; mais, trois jours aprŠs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.









 


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