Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

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[xxx] Note au bas de la page.

-- Tiret.



TABLE DES MATIERES



Chapitres


I. Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s'acceptent
r‚ciproquement, l'un comme maŒtre, l'autre comme domestique


II. O— Passepartout est convaincu qu'il a enfin trouv‚ son id‚al.


III. O— s'engage une conversation qui pourra co–ter cher … Phileas Fogg.


IV. Dans lequel Phileas Fogg stup‚fie Passepartout, son domestique.


V. Dans lequel une nouvelle valeur apparaŒt sur la place de Londres.


VI. Dans lequel l'agent Fix montre une impatience bien l‚gitime.


VII. Qui t‚moigne une fois de plus de l'inutilit‚ des passeports
en matiŠre de police.


VIII. Dans lequel Passepartout parle un peu plus peut-ˆtre
qu'il ne conviendrait.


IX. O— la mer Rouge et la mer des Indes se montrent propices
aux desseins de Phileas Fogg.


X. O— Passepartout est trop heureux d'en ˆtre quitte en perdant sa chaussure.


XI. O— Phileas Fogg achŠte une monture … un prix fabuleux.


XII. O— Phileas Fogg et ses compagnons s'aventurent … travers
les forˆts de l'Inde, et ce qui s'ensuit.


XIII. Dans lequel Passepartout prouve une fois de plus que la
fortune sourit aux audacieux.


XIV. Dans lequel Phileas Fogg descend toute l'admirable vall‚e
du Gange sans mˆme songer … la voir.


XV. O— le sac aux bank-notes s'allŠge encore de quelques
milliers de livres.


XVI. O— Fix n'a pas l'air de connaŒtre du tout les choses dont
on lui parle.


XVII. O— il est question de choses et d'autres pendant la
travers‚e de Singapore … Hong-Kong.


XVIII. Dans lequel Phileas Fogg, Passepartout, Fix, chacun de
son c“t‚, va … ses affaires.


XIX. O— Passepartout prend un trop vif int‚rˆt … son maŒtre, et
ce qui s'ensuit.


XX. Dans lequel Fix entre directement en relation avec Phileas Fogg.


XXI. O— le patron de la _TankardŠre_ risque fort de perdre une
prime de deux cents livres.


XXII. O— Passepartout voit bien que, mˆme aux antipodes, il est
prudent d'avoir quelque argent dans sa poche.


XXIII. Dans lequel le nez de Passepartout s'allonge d‚mesur‚ment.


XXIV. Pendant lequel s'accomplit la travers‚e de l'oc‚an
Pacifique.


XXV. O— l'on donne un l‚ger aper‡u de San Francisco, un jour de meeting.


XXVI. Dans lequel on prend le train express du chemin de fer du Pacifique.


XXVII. Dans lequel Passepartout suit, avec une vitesse de vingt milles
… l'heure, un cours d'histoire mormone


XXVIII. Dans lequel Passepartout ne put parvenir … faire
entendre le langage de la raison.


XXIX. O— il sera fait le r‚cit d'incidents divers qui ne se
rencontrent que sur les rails-roads de l'Union.


XXX. Dans lequel Phileas Fogg fait tout simplement son devoir.


XXXI. Dans lequel l'inspecteur Fix prend trŠs s‚rieusement les
int‚rˆts de Phileas Fogg.


XXXII. Dans lequel Phileas Fogg engage une lutte directe contre
la mauvaise chance.


XXXIII. O— Phileas Fogg se montre … la hauteur des circonstances.


XXXIV. Qui procure … Passepartout l'occasion de faire un jeu de
mots atroce, mais peut-ˆtre in‚dit.


XXXV. Dans lequel Passepartout ne se fait pas r‚p‚ter deux fois
l'ordre que son maŒtre lui a donn‚.


XXXVI. Dans lequel Phileas Fogg fait de nouveau prime sur le march‚.


XXXVII. Dans lequel il est prouv‚ que Phileas Fogg n'a rien
gagn‚ … faire ce tour du monde, si ce n'est le bonheur.




LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS

par Jules Verne



I


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT
RECIPROQUEMENT L'UN COMME MAITRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE


En l'ann‚e 1872, la maison portant le num‚ro 7 de Saville-row,
Burlington Gardens -- maison dans laquelle Sheridan mourut en
1814 --, ‚tait habit‚e par Phileas Fogg, esq. , l'un des
membres les plus singuliers et les plus remarqu‚s du Reform-Club
de Londres, bien qu'il semblƒt prendre … tƒche de ne rien faire
qui p–t attirer l'attention.

A l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre,
succ‚dait donc ce Phileas Fogg, personnage ‚nigmatique, dont on
ne savait rien, sinon que c'‚tait un fort galant homme et l'un
des plus beaux gentlemen de la haute soci‚t‚ anglaise.

On disait qu'il ressemblait … Byron -- par la tˆte, car il ‚tait
irr‚prochable quant aux pieds --, mais un Byron … moustaches et
… favoris, un Byron impassible, qui aurait v‚cu mille ans sans
vieillir.

Anglais, … coup s–r, Phileas Fogg n'‚tait peut-ˆtre pas
Londonner. On ne l'avait jamais vu ni … la Bourse, ni … la
Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cit‚. Ni les bassins
ni les docks de Londres n'avaient jamais re‡u un navire ayant
pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun
comit‚ d'administration. Son nom n'avait jamais retenti dans un
collŠge d'avocats, ni au Temple, ni … Lincoln's-inn, ni …
Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni … la Cour du chancelier, ni
au Banc de la Reine, ni … l'Echiquier, ni en Cour
eccl‚siastique. Il n'‚tait ni industriel, ni n‚gociant, ni
marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de
l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de
l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_,
ni de l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution litt‚raire
de l'Ouest_, ni de l'_Institution du Droit_, ni de cette
_Institution des Arts et des Sciences r‚unis_, qui est plac‚e
sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majest‚. Il
n'appartenait enfin … aucune des nombreuses soci‚t‚s qui
pullulent dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Soci‚t‚
de l'Armonica_ jusqu'… la _Soci‚t‚ entomologique_, fond‚e
principalement dans le but de d‚truire les insectes nuisibles.

Phileas Fogg ‚tait membre du Reform-Club, et voil… tout.

A qui s'‚tonnerait de ce qu'un gentleman aussi myst‚rieux
comptƒt parmi les membres de cette honorable association, on
r‚pondra qu'il passa sur la recommandation de MM. Baring frŠres,
chez lesquels il avait un cr‚dit ouvert. De l… une certaine
"surface", due … ce que ses chŠques ‚taient r‚guliŠrement pay‚s
… vue par le d‚bit de son compte courant invariablement
cr‚diteur.

Ce Phileas Fogg ‚tait-il riche? Incontestablement. Mais comment
il avait fait fortune, c'est ce que les mieux inform‚s ne
pouvaient dire, et Mr. Fogg ‚tait le dernier auquel il convŒnt
de s'adresser pour l'apprendre. En tout cas, il n'‚tait
prodigue de rien, mais non avare, car partout o— il manquait un
appoint pour une chose noble, utile ou g‚n‚reuse, il l'apportait
silencieusement et mˆme anonymement.

En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il
parlait aussi peu que possible, et semblait d'autant plus
myst‚rieux qu'il ‚tait silencieux. Cependant sa vie ‚tait …
jour, mais ce qu'il faisait ‚tait si math‚matiquement toujours
la mˆme chose, que l'imagination, m‚contente, cherchait au-del….

Avait-il voyag‚? C'‚tait probable, car personne ne poss‚dait
mieux que lui la carte du monde. Il n'‚tait endroit si recul‚
dont il ne par–t avoir une connaissance sp‚ciale. Quelquefois,
mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille
propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs
perdus ou ‚gar‚s; il indiquait les vraies probabilit‚s, et ses
paroles s'‚taient trouv‚es souvent comme inspir‚es par une
seconde vue, tant l'‚v‚nement finissait toujours par les
justifier. C'‚tait un homme qui avait d– voyager partout, -- en
esprit, tout au moins.

Ce qui ‚tait certain toutefois, c'est que, depuis de longues
ann‚es, Phileas Fogg n'avait pas quitt‚ Londres. Ceux qui
avaient l'honneur de le connaŒtre un peu plus que les autres
attestaient que -- si ce n'est sur ce chemin direct qu'il
parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club --
personne ne pouvait pr‚tendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son
seul passe-temps ‚tait de lire les journaux et de jouer au
whist. A ce jeu du silence, si bien appropri‚ … sa nature, il
gagnait souvent, mais ses gains n'entraient jamais dans sa
bourse et figuraient pour une somme importante … son budget de
charit‚.

D'ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait ‚videmment
pour jouer, non pour gagner. Le jeu ‚tait pour lui un combat,
une lutte contre une difficult‚, mais une lutte sans mouvement,
sans d‚placement, sans fatigue, et cela allait … son caractŠre.

On ne connaissait … Phileas Fogg ni femme ni enfants, -- ce qui
peut arriver aux gens les plus honnˆtes, -- ni parents ni amis,
-- ce qui est plus rare en v‚rit‚. Phileas Fogg vivait seul
dans sa maison de Saville-row, o— personne ne p‚n‚trait. De son
int‚rieur, jamais il n'‚tait question. Un seul domestique
suffisait … le servir.

D‚jeunant, dŒnant au club … des heures chronom‚triquement
d‚termin‚es, dans la mˆme salle, … la mˆme table, ne traitant
point ses collŠgues, n'invitant aucun ‚tranger, il ne rentrait
chez lui que pour se coucher, … minuit pr‚cis, sans jamais user
de ces chambres confortables que le Reform-Club tient … la
disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il
en passait dix … son domicile, soit qu'il dormŒt, soit qu'il
s'occupƒt de sa toilette. S'il se promenait, c'‚tait
invariablement, d'un pas ‚gal, dans la salle d'entr‚e parquet‚e
en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de
laquelle s'arrondit un d“me … vitraux bleus, que supportent
vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S'il dŒnait ou
d‚jeunait, c'‚taient les cuisines, le garde-manger, l'office, la
poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient … sa table
leurs succulentes r‚serves ; c'‚taient les domestiques du club,
graves personnages en habit noir, chauss‚s de souliers …
semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine
sp‚ciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c'‚taient
les cristaux … moule perdu du club qui contenaient son sherry,
son porto ou son claret m‚lang‚ de cannelle, de capillaire et de
cinnamome ; c'‚tait enfin la glace du club -- glace venue …
grands frais des lacs d'Am‚rique -- qui entretenait ses boissons
dans un satisfaisant ‚tat de fraŒcheur.

Si vivre dans ces conditions, c'est ˆtre un excentrique, il faut
convenir que l'excentricit‚ a du bon!

La maison de Saville-row, sans ˆtre somptueuse, se recommandait
par un extrˆme confort. D'ailleurs, avec les habitudes
invariables du locataire, le service s'y r‚duisait … peu.
Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une
ponctualit‚, une r‚gularit‚ extraordinaires. Ce jour-l… mˆme, 2
octobre, Phileas Fogg avait donn‚ son cong‚ … James Forster --
ce gar‡on s'‚tant rendu coupable de lui avoir apport‚ pour sa
barbe de l'eau … quatre-vingt-quatre degr‚s Fahrenheit au lieu
de quatre-vingt-six --, et il attendait son successeur, qui
devait se pr‚senter entre onze heures et onze heures et demie.

Phileas Fogg, carr‚ment assis dans son fauteuil, les deux pieds
rapproch‚s comme ceux d'un soldat … la parade, les mains
appuy‚es sur les genoux, le corps droit, la tˆte haute,
regardait marcher l'aiguille de la pendule, -- appareil
compliqu‚ qui indiquait les heures, les minutes, les secondes,
les jours, les quantiŠmes et l'ann‚e. A onze heures et demie
sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude,
quitter la maison et se rendre au Reform-Club.

En ce moment, on frappa … la porte du petit salon dans lequel se
tenait Phileas Fogg.

James Forster, le cong‚di‚, apparut.

"Le nouveau domestique", dit-il.

Un gar‡on ƒg‚ d'une trentaine d'ann‚es se montra et salua.

"Vous ˆtes Fran‡ais et vous vous nommez John? lui demanda
Phileas Fogg.

"Jean, n'en d‚plaise … monsieur," r‚pondit le nouveau venu,
"Jean Passepartout, un surnom qui m'est rest‚, et que justifiait
mon aptitude naturelle … me tirer d'affaire. Je crois ˆtre un
honnˆte gar‡on, monsieur, mais, pour ˆtre franc, j'ai fait
plusieurs m‚tiers.

J'ai ‚t‚ chanteur ambulant, ‚cuyer dans un cirque, faisant de la
voltige comme L‚otard, et dansant sur la corde comme Blondin ;
puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre
mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j'‚tais sergent de
pompiers, … Paris.

J'ai mˆme dans mon dossier des incendies remarquables. Mais
voil… cinq ans que j'ai quitt‚ la France et que, voulant go–ter
de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre.
Or, me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg
‚tait l'homme le plus exact et le plus s‚dentaire du
Royaume-Uni, je me suis pr‚sent‚ chez monsieur avec l'esp‚rance
d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'… ce nom de
Passepartout..."

"Passepartout me convient," r‚pondit le gentleman. "Vous m'ˆtes
recommand‚. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
connaissez mes conditions?"

"Oui, monsieur."

"Bien. Quelle heure avez-vous?"

"Onze heures vingt-deux," r‚pondit Passepartout, en tirant des
profondeurs de son gousset une ‚norme montre d'argent.

"Vous retardez," dit Mr. Fogg.

"Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible."

"Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de
constater l'‚cart. Donc, … partir de ce moment, onze heures
vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous ˆtes … mon
service."

Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main
gauche, le pla‡a sur sa tˆte avec un mouvement d'automate et
disparut sans ajouter une parole.

Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une premiŠre
fois: c'‚tait son nouveau maŒtre qui sortait; puis une seconde
fois: c'‚tait son pr‚d‚cesseur, James Forster, qui s'en allait
… son tour.

Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.



II

OU PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL


"Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord,
j'ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon
nouveau maŒtre!"

Il convient de dire ici que les "bonshommes" de Mme Tussaud sont
des figures de cire, fort visit‚es … Londres, et auxquelles il
ne manque vraiment que la parole.

Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas
Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examin‚
son futur maŒtre. C'‚tait un homme qui pouvait avoir quarante
ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne d‚parait
pas un l‚ger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front
uni sans apparences de rides aux tempes, figure plut“t pƒle que
color‚e, dents magnifiques. Il paraissait poss‚der au plus haut
degr‚ ce que les physionomistes appellent "le repos dans
l'action", facult‚ commune … tous ceux qui font plus de besogne
que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupiŠre
immobile, c'‚tait le type achev‚ de ces Anglais … sang-froid qui
se rencontrent assez fr‚quemment dans le Royaume-Uni, et dont
Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau
l'attitude un peu acad‚mique. Vu dans les divers actes de son
existence, ce gentleman donnait l'id‚e d'un ˆtre bien ‚quilibr‚
dans toutes ses parties, justement pond‚r‚, aussi parfait qu'un
chronomŠtre de Leroy ou de Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas
Fogg ‚tait l'exactitude personnifi‚e, ce qui se voyait
clairement … "l'expression de ses pieds et de ses mains", car
chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les membres
eux-mˆmes sont des organes expressifs des passions.

Phileas Fogg ‚tait de ces gens math‚matiquement exacts, qui,
jamais press‚s et toujours prˆts, sont ‚conomes de leurs pas et
de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjamb‚e de trop,
allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard
au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne
l'avait jamais vu ‚mu ni troubl‚. C'‚tait l'homme le moins hƒt‚
du monde, mais il arrivait toujours … temps. Toutefois, on
comprendra qu'il v‚c–t seul et pour ainsi dire en dehors de
toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire
la part des frottements, et comme les frottements retardent, il
ne se frottait … personne.

Quant … Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris,
depuis cinq ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait …
Londres le m‚tier de valet de chambre, il avait cherch‚
vainement un maŒtre auquel il p–t s'attacher.

Passepartout n'‚tait point un de ces Frontins ou Mascarilles
qui, les ‚paules hautes, le nez au vent, le regard assur‚,
l'oeil sec, ne sont que d'impudents dr“les. Non. Passepartout
‚tait un brave gar‡on, de physionomie aimable, aux lŠvres un peu
saillantes, toujours prˆtes … go–ter ou … caresser, un ˆtre doux
et serviable, avec une de ces bonnes tˆtes rondes que l'on aime
… voir sur les ‚paules d'un ami. Il avait les yeux bleus, le
teint anim‚, la figure assez grasse pour qu'il p–t lui-mˆme voir
les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte,
une musculature vigoureuse, et il poss‚dait une force
hercul‚enne que les exercices de sa jeunesse avaient
admirablement d‚velopp‚e. Ses cheveux bruns ‚taient un peu
rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquit‚ connaissaient
dix-huit fa‡ons d'arranger la chevelure de Minerve, Passepartout
n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne : trois coups de
d‚mˆloir, et il ‚tait coiff‚.

De dire si le caractŠre expansif de ce gar‡on s'accorderait avec
celui de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus
‚l‚mentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique
fonciŠrement exact qu'il fallait … son maŒtre? On ne le verrait
qu'a l'user. AprŠs avoir eu, on le sait, une jeunesse assez
vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le
m‚thodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il
vint chercher fortune en Angleterre.

Mais, jusqu'alors, le sort l'avait mal servi. Il n'avait pu
prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans
toutes, on ‚tait fantasque, in‚gal, coureur d'aventures ou
coureur de pays, -- ce qui ne pouvait plus convenir …
Passepartout. Son dernier maŒtre, le jeune Lord Longsferry,
membre du Parlement, aprŠs avoir pass‚ ses nuits dans les
"oysters-rooms" d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur
les ‚paules des policemen. Passepartout, voulant avant tout
pouvoir respecter son maŒtre, risqua quelques respectueuses
observations qui furent mal re‡ues, et il rompit. Il apprit,
sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un
domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un
personnage dont l'existence ‚tait si r‚guliŠre, qui ne
d‚couchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais,
pas mˆme un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se pr‚senta
et fut admis dans les circonstances que l'on sait.

Passepartout -- onze heures et demie ‚tant sonn‚es -- se
trouvait donc seul dans la maison de Saville-row. Aussit“t il
en commen‡a l'inspection. Il la parcourut de la cave au
grenier. Cette maison propre, rang‚e, s‚vŠre, puritaine, bien
organis‚e pour le service, lui plut. Elle lui fit l'effet d'une
belle coquille de colima‡on, mais d'une coquille ‚clair‚e et
chauff‚e au gaz, car l'hydrogŠne carbur‚ y suffisait … tous les
besoins de lumiŠre et de chaleur. Passepartout trouva sans
peine, au second ‚tage, la chambre qui lui ‚tait destin‚e.

Elle lui convint. Des timbres ‚lectriques et des tuyaux
acoustiques la mettaient en communication avec les appartements
de l'entresol et du premier ‚tage. Sur la chemin‚e, une pendule
‚lectrique correspondait avec la pendule de la chambre … coucher
de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au mˆme
instant, la mˆme seconde.

"Cela me va, cela me va!" se dit Passepartout.

Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affich‚e
au-dessus de la pendule. C'‚tait le programme du service
quotidien. Il comprenait -- depuis huit heures du matin, heure
r‚glementaire … laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu'… onze
heures et demie, heure … laquelle il quittait sa maison pour
aller d‚jeuner au Reform-Club -- tous les d‚tails du service, le
th‚ et les r“ties de huit heures vingt-trois, l'eau pour la
barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures
moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin …
minuit -- heure … laquelle se couchait le m‚thodique gentleman
--, tout ‚tait not‚, pr‚vu, r‚gularis‚. Passepartout se fit une
joie de m‚diter ce programme et d'en graver les divers articles
dans son esprit.

Quant … la garde-robe de monsieur, elle ‚tait fort bien mont‚e
et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet
portait un num‚ro d'ordre reproduit sur un registre d'entr‚e et
de sortie, indiquant la date … laquelle, suivant la saison, ces
vˆtements devaient ˆtre tour … tour port‚s. Mˆme r‚glementation
pour les chaussures.

En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait ˆtre le
temple du d‚sordre … l'‚poque de l'illustre mais dissip‚
Sheridan --, ameublement confortable, annon‡ant une belle
aisance. Pas de bibliothŠque, pas de livres, qui eussent ‚t‚
sans utilit‚ pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait … sa
disposition deux bibliothŠques, l'une consacr‚e aux lettres,
l'autre au droit et … la politique. Dans la chambre … coucher,
un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
d‚fendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes
dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y
d‚notait les habitudes les plus pacifiques.

AprŠs avoir examin‚ cette demeure en d‚tail, Passepartout se
frotta les mains, sa large figure s'‚panouit, et il r‚p‚ta
joyeusement : "Cela me va! voil… mon affaire! Nous nous
entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi! Un homme casanier et
r‚gulier! Une v‚ritable m‚canique! Eh bien, je ne suis pas fƒch‚
de servir une m‚canique!"



III

OU S'ENGAGE UNE CONVERSATION
QUI POURRA COUTER CHER A PHILEAS FOGG


Phileas Fogg avait quitt‚ sa maison de Saville-row … onze heures
et demie, et, aprŠs avoir plac‚ cinq cent soixante-quinze fois
son pied droit devant son pied gauche et cinq cent
soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il
arriva au Reform-Club, vaste ‚difice, ‚lev‚ dans Pall-Mall, qui
n'a pas co–t‚ moins de trois millions … bƒtir.

Phileas Fogg se rendit aussit“t … la salle … manger, dont les
neuf fenˆtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres d‚j…
dor‚s par l'automne. L…, il prit place … la table habituelle o—
son couvert l'attendait. Son d‚jeuner se composait d'un
hors-d'oeuvre, d'un poisson bouilli relev‚ d'une "reading sauce"
de premier choix, d'un roastbeef ‚carlate agr‚ment‚ de
condiments "mushroom", d'un gƒteau farci de tiges de rhubarbe et
de groseilles vertes, d'un morceau de chester, -- le tout arros‚
de quelques tasses de cet excellent th‚, sp‚cialement recueilli
pour l'office du Reform-Club.

A midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le
grand salon, somptueuse piŠce, orn‚e de peintures richement
encadr‚es. L…, un domestique lui remit le _Times_ non coup‚,
dont Phileas Fogg op‚ra le laborieux d‚pliage avec une s–ret‚ de
main qui d‚notait une grande habitude de cette difficile
op‚ration. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu'…
trois heures quarante-cinq, et celle du _Standard_ -- qui lui
succ‚da -- dura jusqu'au dŒner. Ce repas s'accomplit dans les
mˆmes conditions que le d‚jeuner, avec adjonction de "royal
british sauce".

A six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand
salon et s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_.

Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club
faisaient leur entr‚e et s'approchaient de la chemin‚e, o—
br–lait un feu de houille.

C'‚taient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme
lui enrag‚s joueurs de whist: l'ing‚nieur Andrew Stuart, les
banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas
Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque
d'Angleterre, -- personnages riches et consid‚r‚s, mˆme dans ce
club qui compte parmi ses membres les sommit‚s de l'industrie et
de la finance.

"Eh bien, Ralph," demanda Thomas Flanagan, "o— en est cette
affaire de vol?"

"Eh bien," r‚pondit Andrew Stuart, "la Banque en sera pour son
argent."

"J'espŠre, au contraire," dit Gauthier Ralph, "que nous mettrons
la main sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens
fort habiles, ont ‚t‚ envoy‚s en Am‚rique et en Europe, dans
tous les principaux ports d'embarquement et de d‚barquement, et
il sera difficile … ce monsieur de leur ‚chapper."

"Mais on a donc le signalement du voleur?" demanda Andrew
Stuart.

"D'abord, ce n'est pas un voleur," r‚pondit s‚rieusement
Gauthier Ralph.

"Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000
francs)?"

"Non," r‚pondit Gauthier Ralph.

"C'est donc un industriel?" dit John Sullivan.

"Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman."

Celui qui fit cette r‚ponse n'‚tait autre que Phileas Fogg, dont
la tˆte ‚mergeait alors du flot de papier amass‚ autour de lui.
En mˆme temps, Phileas Fogg salua ses collŠgues, qui lui
rendirent son salut.

Le fait dont il ‚tait question, que les divers journaux du
Royaume-Uni discutaient avec ardeur, s'‚tait accompli trois
jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes,
formant l'‚norme somme de cinquante-cinq mille livres, avait ‚t‚
prise sur la tablette du caissier principal de la Banque
d'Angleterre.

A qui s'‚tonnait qu'un tel vol e–t pu s'accomplir aussi
facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait …
r‚pondre qu'… ce moment mˆme, le caissier s'occupait
d'enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu'on
ne saurait avoir l'oeil … tout.

Mais il convient de faire observer ici -- ce qui rend le fait
plus explicable -- que cet admirable ‚tablissement de "Bank of
England" paraŒt se soucier extrˆmement de la dignit‚ du public.
Point de gardes, point d'invalides, point de grillages! L'or,
l'argent, les billets sont expos‚s librement et pour ainsi dire
… la merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicion
l'honorabilit‚ d'un passant quelconque. Un des meilleurs
observateurs des usages anglais raconte mˆme ceci: Dans une des
salles de la Banque o— il se trouvait un jour, il eut la
curiosit‚ de voir de plus pris un lingot d'or pesant sept … huit
livres, qui se trouvait expos‚ sur la tablette du caissier; il
prit ce lingot, l'examina, le passa … son voisin, celui-ci … un
autre, si bien que le lingot, de main en main, s'en alla
jusqu'au fond d'un corridor obscur, et ne revint qu'une
demi-heure aprŠs reprendre sa place, sans que le caissier e–t
seulement lev‚ la tˆte.

Mais, le 29 septembre, les choses ne se passŠrent pas tout …
fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la
magnifique horloge, pos‚e au-dessus du " drawing-office", sonna
… cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d'Angleterre
n'avait plus qu'… passer cinquante-cinq mille livres par le
compte de profits et pertes.

Le vol bien et d–ment reconnu, des agents, des "d‚tectives",
choisis parmi les plus habiles, furent envoy‚s dans les
principaux ports, … Liverpool, … Glasgow, au Havre, … Suez, …
Brindisi, … New York, etc., avec promesse, en cas de succŠs,
d'une prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de
la somme qui serait retrouv‚e. En attendant les renseignements
que devait fournir l'enquˆte imm‚diatement commenc‚e, ces
inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous
les voyageurs en arriv‚e ou en partance.

Or, pr‚cis‚ment, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on
avait lieu de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie
d'aucune des soci‚t‚s de voleurs d'Angleterre. Pendant cette
journ‚e du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes
maniŠres, l'air distingu‚, avait ‚t‚ remarqu‚, qui allait et
venait dans la salle des paiements, th‚ƒtre du vol. L'enquˆte
avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce
gentleman, signalement qui fut aussit“t adress‚ … tous les
d‚tectives du Royaume-Uni et du continent. Quelques bons
esprits -- et Gauthier Ralph ‚tait du nombre -- se croyaient
donc fond‚s … esp‚rer que le voleur n'‚chapperait pas.

Comme on le pense, ce fait ‚tait … l'ordre du jour … Londres et
dans toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour
ou contre les probabilit‚s du succŠs de la police
m‚tropolitaine. On ne s'‚tonnera donc pas d'entendre les
membres du Reform-Club traiter la mˆme question, d'autant plus
que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi
eux.

L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du r‚sultat des
recherches, estimant que la prime offerte devrait singuliŠrement
aiguiser le zŠle et l'intelligence des agents. Mais son
collŠgue, Andrew Stuart, ‚tait loin de partager cette confiance.
La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'‚taient
assis … une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin
devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient
pas, mais entre les robres, la conversation interrompue
reprenait de plus belle.

"Je soutiens," dit Andrew Stuart, "que les chances sont en
faveur du voleur, qui ne peut manquer d'ˆtre un habile homme!"

"Allons donc" r‚pondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans
lequel il puisse se r‚fugier."

"Par exemple!"

"O— voulez-vous qu'il aille?"

"Je n'en sais rien," r‚pondit Andrew Stuart, "mais, aprŠs tout,
la terre est assez vaste."

"Elle l'‚tait autrefois...", dit … mi-voix Phileas Fogg. Puis:
"A vous de couper, monsieur", ajouta-t-il en pr‚sentant les
cartes … Thomas Flanagan.

La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bient“t
Andrew Stuart la reprenait, disant: "Comment, autrefois! Est-ce
que la terre a diminu‚, par hasard?"

"Sans doute," r‚pondit Gauthier Ralph. "Je suis de l'avis de
Mr. Fogg. La terre a diminu‚, puisqu'on la parcourt maintenant
dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le
cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus
rapides."

"Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur!"

"A vous de jouer, monsieur Stuart!" dit Phileas Fogg.

Mais l'incr‚dule Stuart n'‚tait pas convaincu, et, la partie
achev‚e : "Il faut avouer, monsieur Ralph," reprit-il, que vous
avez trouv‚ l… une maniŠre plaisante de dire que la terre a
diminu‚! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois
mois..."

"En quatre-vingts jours seulement," dit Phileas Fogg.

"En effet, messieurs," ajouta John Sullivan, "quatre-vingts
jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a ‚t‚
ouverte sur le "Great-Indian peninsular railway", et voici le
calcul ‚tabli par le _Morning Chronicle_ :


De Londres … Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et
paquebots..................7 jours

De Suez … Bombay, paquebot...............13 --

De Bombay … Calcutta, railway................ 3 --

De Calcutta … Hong-Kong (Chine), paquebot.......13 --

De Hong-Kong … Yokohama (Japon), paquebot........ 6 --

De Yokohama … San Francisco, paquebot......... 22 --

De San Francisco New York, railroad............... 7 --

De New York … Londres, paquebot et railway........9 --

Total.......................................... 80 jours


"Oui, quatre-vingts jours!" s'‚cria, Andrew Stuart, qui par
inattention, coupa une carte maŒtresse, mais non compris le
mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les
d‚raillements, etc.

"Tout compris," r‚pondit Phileas Fogg en continuant de jouer,
car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.

"Mˆme si les Indous ou les Indiens enlŠvent les rails!" s'‚cria
Andrew Stuart, "s'ils arrˆtent les trains, pillent les fourgons,
scalpent les voyageurs!"

"Tout compris", r‚pondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu,
ajouta : "Deux atouts maŒtres."

Andrew Stuart, … qui c'‚tait le tour de "faire", ramassa les
cartes en disant:

"Th‚oriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
pratique..."

"Dans la pratique aussi, monsieur Stuart."

"Je voudrais bien vous y voir."

"Il ne tient qu'… vous. Partons ensemble."

"Le Ciel m'en pr‚serve!" s'‚cria Stuart, "mais je parierais bien
quatre mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces
conditions, est impossible.

"TrŠs possible, au contraire," r‚pondit Mr. Fogg.

"Eh bien, faites-le donc!"

"Le tour du monde en quatre-vingts jours?"

"Oui."

"Je le veux bien."

"Quand?"

"Tout de suite."

"C'est de la folie!" s'‚cria Andrew Stuart, qui commen‡ait … se
vexer de l'insistance de son partenaire. "Tenez! jouons
plut“t."

"Refaites alors," r‚pondit Phileas Fogg, "car il y a maldonne."

Andrew Stuart reprit les cartes d'une main f‚brile ; puis, tout
… coup, les posant sur la table:

"Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille
livres!..

"Mon cher Stuart," dit Fallentin, "calmez-vous. Ce n'est pas
s‚rieux."

"Quand je dis: je parie, r‚pondit Andrew Stuart, c'est toujours
s‚rieux."

"Soit!" dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collŠgues:

"J'ai vingt mille livres (500 000 F) d‚pos‚es chez Baring
frŠres. Je les risquerai volontiers..."

"Vingt mille livres! s'‚cria John Sullivan. Vingt mille livres
qu'un retard impr‚vu peut vous faire perdre!"

"L'impr‚vu n'existe pas," r‚pondit simplement Phileas Fogg.

"Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est
calcul‚ que comme un minimum de temps!"

"Un minimum bien employ‚ suffit … tout."

"Mais pour ne pas le d‚passer, il faut sauter math‚matiquement
des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les
chemins de fer!"

"Je sauterai math‚matiquement."

"C'est une plaisanterie!"

"Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose
aussi s‚rieuse qu'un pari," r‚pondit Phileas Fogg. "Je parie
vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la
terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt
heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous?"

"Nous acceptons," r‚pondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan,
Flanagan et Ralph, aprŠs s'ˆtre entendus.

"Bien," dit Mr. Fogg. "Le train de Douvres part … huit heures
quarante-cinq. Je le prendrai."

"Ce soir mˆme?" demanda Stuart.

"Ce soir mˆme," r‚pondit Phileas Fogg. "Donc, ajouta-t-il en
consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui
mercredi 2 octobre, je devrai ˆtre de retour … Londres, dans ce
salon mˆme du Reform-Club, le samedi 21 d‚cembre, … huit heures
quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres
d‚pos‚es actuellement … mon cr‚dit chez Baring frŠres vous
appartiendront de fait et de droit, messieurs. -- Voici un
chŠque de pareille somme."

Un procŠs-verbal du pari fut fait et sign‚ sur-le-champ par les
six co-int‚ress‚s. Phileas Fogg ‚tait demeur‚ froid. Il
n'avait certainement pas pari‚ pour gagner, et n'avait engag‚
ces vingt mille livres -- la moiti‚ de sa fortune -- que parce
qu'il pr‚voyait qu'il pourrait avoir … d‚penser l'autre pour
mener … bien ce difficile, pour ne pas dire inex‚cutable projet.
Quant … ses adversaires, eux, ils paraissaient ‚mus, non pas …
cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se faisaient
une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.

Sept heures sonnaient alors. On offrit … Mr. Fogg de suspendre
le whist afin qu'il p–t faire ses pr‚paratifs de d‚part.

"Je suis toujours prˆt!" r‚pondit cet impassible gentleman, et
donnant les cartes:

"Je retourne carreau," dit-il. "A vous de jouer, monsieur
Stuart."



IV


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE

A sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, aprŠs avoir gagn‚ une
vingtaine de guin‚es au whist, prit cong‚ de ses honorables
collŠgues, et quitta le Reform-Club. A sept heures cinquante,
il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui.

Passepartout, qui avait consciencieusement ‚tudi‚ son programme,
fut assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude,
apparaŒtre … cette heure insolite. Suivant la notice, le
locataire de Saville-row ne devait rentrer qu'… minuit pr‚cis.

Phileas Fogg ‚tait tout d'abord mont‚ … sa chambre, puis il
appela:

"Passepartout."

Passepartout ne r‚pondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser …
lui. Ce n'‚tait pas l'heure.

"Passepartout", reprit Mr. Fogg sans ‚lever la voix davantage.

Passepartout se montra.

"C'est la deuxiŠme fois que je vous appelle," dit Mr. Fogg.

"Mais il n'est pas minuit," r‚pondit Passepartout, sa montre …
la main.

"Je le sais," reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de
reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et
Calais."

Une sorte de grimace s'‚baucha sur la ronde face du Fran‡ais.
Il ‚tait ‚vident qu'il avait mal entendu.

"Monsieur se d‚place?" demanda-t-il.

"Oui," r‚pondit Phileas Fogg. "Nous allons faire le tour du
monde."

Passepartout, l'oeil d‚mesur‚ment ouvert, la paupiŠre et le
sourcil sur‚lev‚s, les bras d‚tendus, le corps affaiss‚,
pr‚sentait alors tous les sympt“mes de l'‚tonnement pouss‚
jusqu'… la stupeur.

"Le tour du monde!" murmura-t-il.

"En quatre-vingts jours," r‚pondit Mr. Fogg. "Ainsi, nous
n'avons pas un instant … perdre."

"Mais les malles?.." dit Passepartout, qui balan‡ait
inconsciemment sa tˆte de droite et de gauche.

"Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux
chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous
achŠterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma
couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D'ailleurs,
nous marcherons peu ou pas. Allez."

Passepartout aurait voulu r‚pondre. Il ne put. Il quitta la
chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise,
et employant une phrase assez vulgaire de son pays:

"Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-l…! Moi qui voulais
rester tranquille!....."

Et, machinalement, il fit ses pr‚paratifs de d‚part. Le tour du
monde en quatre-vingts jours! Avait-il affaire … un fou? Non....
C'‚tait une plaisanterie? On allait … Douvres, bien. A Calais,
soit. AprŠs tout, cela ne pouvait notablement contrarier le
brave gar‡on, qui, depuis cinq ans, n'avait pas foul‚ le sol de
la patrie. Peut-ˆtre mˆme irait-on jusqu'… Paris, et, ma foi,
il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais,
certainement, un gentleman aussi m‚nager de ses pas s'arrˆterait
l…....Oui, sans doute, mais il n'en ‚tait pas moins vrai qu'il
partait, qu'il se d‚pla‡ait, ce gentleman, si casanier
jusqu'alors!

A huit heures, Passepartout avait pr‚par‚ le modeste sac qui
contenait sa garde-robe et celle de son maŒtre ; puis, l'esprit
encore troubl‚, il quitta sa chambre, dont il ferma
soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.

Mr. Fogg ‚tait prˆt. Il portait sous son bras le _Bradshaw's
continental railway steam transit and general guide_, qui devait
lui fournir toutes les indications n‚cessaires … son voyage. Il
prit le sac des mains de Passepartout, l'ouvrit et y glissa une
forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous
les pays.

"Vous n'avez rien oubli‚?" demanda-t-il.

"Rien, monsieur."

"Mon mackintosh et ma couverture?"

"Les voici."

"Bien, prenez ce sac."

Mr. Fogg remit le sac … Passepartout.

"Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans
(500 000 F)."

Le sac faillit s'‚chapper des mains de Passepartout, comme si
les vingt mille livres eussent ‚t‚ en or et pes‚
consid‚rablement.

Le maŒtre et le domestique descendirent alors, et la porte de la
rue fut ferm‚e … double tour.

Une station de voitures se trouvait … l'extr‚mit‚ de
Saville-row. Phileas Fogg et son domestique montŠrent dans un
cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, …
laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.

A huit heures vingt, le cab s'arrˆta devant la grille de la
gare. Passepartout sauta … terre. Son maŒtre le suivit et paya
le cocher.

En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant … la main,
pieds nus dans la boue, coiff‚e d'un chapeau d‚penaill‚ auquel
pendait une plume lamentable, un chƒle en loques sur ses
haillons, s'approcha de Mr. Fogg et lui demanda l'aum“ne.

Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guin‚es qu'il venait de
gagner au whist, et, les pr‚sentant … la mendiante:

"Tenez, ma brave femme," dit-il, je suis content de vous avoir
rencontr‚e!"

Puis il passa.

Passepartout eut comme une sensation d'humidit‚ autour de la
prunelle. Son maŒtre avait fait un pas dans son coeur.

Mr. Fogg et lui entrŠrent aussit“t dans la grande salle de la
gare. L…, Phileas Fogg donna … Passepartout l'ordre de prendre
deux billets de premiŠre classe pour Paris. Puis, se
retournant, il aper‡ut ses cinq collŠgues du Reform-Club.

"Messieurs, je pars," dit-il, "et les divers visas appos‚s sur
un passeport que j'emporte … cet effet vous permettront, au
retour, de contr“ler mon itin‚raire."

"Oh! monsieur Fogg," r‚pondit poliment Gauthier Ralph, c'est
inutile. Nous nous en rapporterons … votre honneur de
gentleman!"

"Cela vaut mieux ainsi," dit Mr. Fogg.

"Vous n'oubliez pas que vous devez ˆtre revenu?"... fit
observer Andrew Stuart.

"Dans quatre-vingts jours," r‚pondit Mr. Fogg, le samedi 21
d‚cembre 1872, … huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au
revoir, messieurs."

A huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent
place dans le mˆme compartiment. A huit heures quarante-cinq,
un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.

La nuit ‚tait noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg,
accot‚ dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore
abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux
bank-notes.

Mais le train n'avait pas d‚pass‚ Sydenham, que Passepartout
poussait un v‚ritable cri de d‚sespoir!

"Qu'avez-vous?" demanda Mr. Fogg.

"Il y a... que...dans ma pr‚cipitation... mon trouble...j'ai
oubli‚..."

"Quoi?"

"D'‚teindre le bec de gaz de ma chambre!"

"Eh bien, mon gar‡on," r‚pondit froidement Mr. Fogg, "il br–le …
votre compte!"



V

DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAIT SUR LA PLACE DE LONDRES

Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guŠre, sans
doute, du grand retentissement qu'allait provoquer son d‚part.
La nouvelle du pari se r‚pandit d'abord dans le Reform-Club, et
produisit une v‚ritable ‚motion parmi les membres de l'honorable
cercle. Puis, du club, cette ‚motion passa aux journaux par la
voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de
tout le Royaume-Uni.

Cette "question du tour du monde" fut comment‚e, discut‚e,
diss‚qu‚e, avec autant de passion et d'ardeur que s'il se f–t
agi d'une nouvelle affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent
parti pour Phileas Fogg, les autres -- et ils formŠrent bient“t
une majorit‚ consid‚rable -- se prononcŠrent contre lui. Ce
tour du monde … accomplir, autrement qu'en th‚orie et sur le
papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de
communication actuellement en usage, ce n'‚tait pas seulement
impossible, c'‚tait insens‚!"

Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning
Chronicle_, et vingt autres journaux de grande publicit‚, se
d‚clarŠrent contre Mr. Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le
soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut g‚n‚ralement
trait‚ de maniaque, de fou, et ses collŠgues du Reform-Club
furent blƒm‚s d'avoir tenu ce pari, qui accusait un
affaiblissement dans les facult‚s mentales de son auteur.

Des articles extrˆmement passionn‚s, mais logiques, parurent sur
la question. On sait l'int‚rˆt que l'on porte en Angleterre …
tout ce qui touche … la g‚ographie. Aussi n'‚tait-il pas un
lecteur, … quelque classe qu'il appartŒnt, qui ne d‚vorƒt les
colonnes consacr‚es au cas de Phileas Fogg.

Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux -- les
femmes principalement -- furent pour lui, surtout quand
l'_Illustrated London News_ eut publi‚ son portrait d'aprŠs sa
photographie d‚pos‚e aux archives du Reform-Club. Certains
gentlemen osaient dire: "H‚! h‚! pourquoi pas, aprŠs tout? On
a vu des choses plus extraordinaires!" C'‚taient surtout les
lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bient“t que ce
journal lui-mˆme commen‡ait … faiblir.

En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de
la Soci‚t‚ royale de g‚ographie. Il traita la question … tous
les points de vue, et d‚montra clairement la folie de
l'entreprise. D'aprŠs cet article, tout ‚tait contre le
voyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature. Pour
r‚ussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance
miraculeuse des heures de d‚part et d'arriv‚e, concordance qui
n'existait pas, qui ne pouvait pas exister.

A la rigueur, et en Europe, o— il s'agit de parcours d'une
longueur relativement m‚diocre, on peut compter sur l'arriv‚e
des trains … heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours …
traverser l'Inde, sept jours … traverser les Etats-Unis,
pouvait-on fonder sur leur exactitude les ‚l‚ments d'un tel
problŠme? Et les accidents de machine, les d‚raillements, les
rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges,
est-ce que tout n'‚tait pas contre Phileas Fogg? Sur les
paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, … la merci
des coups de vent ou des brouillards? Est-il donc si rare que
les meilleurs marcheurs des lignes transoc‚aniennes ‚prouvent
des retards de deux ou trois jours? Or, il suffisait d'un
retard, un seul, pour que la chaŒne de communications f–t
irr‚parablement bris‚e. Si Phileas Fogg manquait, ne f–t-ce que
de quelques heures, le d‚part d'un paquebot, il serait forc‚
d'attendre le paquebot suivant, et par cela mˆme son voyage
‚tait compromis irr‚vocablement.

L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le
reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissŠrent
singuliŠrement.

Pendant les premiers jours qui suivirent le d‚part du gentleman,
d'importantes affaires s'‚taient engag‚es sur "l'al‚a" de son
entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en
Angleterre, monde plus intelligent, plus relev‚ que celui des
joueurs. Parier est dans le temp‚rament anglais. Aussi, non
seulement les divers membres du Reform-Club ‚tablirent-ils des
paris consid‚rables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse
du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit
comme un cheval de course, … une sorte de studbook. On en fit
aussi une valeur de bourse, qui fut imm‚diatement cot‚e sur la
place de Londres. On demandait, on offrait du "Phileas Fogg"
ferme ou … prime, et il se fit des affaires ‚normes. Mais cinq
jours aprŠs son d‚part, aprŠs l'article du Bulletin de la
Soci‚t‚ de g‚ographie, les offres commencŠrent … affluer. Le
Phileas Fogg baissa. On l'offrit par paquets. Pris d'abord …
cinq, puis … dix, on ne le prit plus qu'… vingt, … cinquante, …
cent!

Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord
Albermale. L'honorable gentleman, clou‚ sur son fauteuil, e–t
donn‚ sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, mˆme en
dix ans! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de
Phileas Fogg. Et quand, en mˆme temps que la sottise du projet,
on lui en d‚montrait l'inutilit‚, il se contentait de r‚pondre:
"Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui
le premier l'ait faite!"

Or, on en ‚tait l…, les partisans de Phileas Fogg se rar‚fiaient
de plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait
contre lui ; on ne le prenait plus qu'… cent cinquante, … deux
cents contre un, quand, sept jours aprŠs son d‚part, un
incident, complŠtement inattendu, fit qu'on ne le prit plus du
tout.

En effet, pendant cette journ‚e, … neuf heures du soir, le
directeur de la police m‚tropolitaine avait re‡u une d‚pˆche
t‚l‚graphique ainsi con‡ue:

Suez … Londres.

_Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland
place. _

Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard
mandat d'arrestation … Bombay (Inde anglaise).

Fix, _d‚tective_.

L'effet de cette d‚pˆche fut imm‚diat. L'honorable gentleman
disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa
photographie, d‚pos‚e au Reform-Club avec celles de tous ses
collŠgues, fut examin‚e. Elle reproduisait trait pour trait
l'homme dont le signalement avait ‚t‚ fourni par l'enquˆte. On
rappela ce que l'existence de Phileas Fogg avait de myst‚rieux,
son isolement, son d‚part subit, et il parut ‚vident que ce
personnage, pr‚textant un voyage autour du monde et l'appuyant
sur un pari insens‚, n'avait eu d'autre but que de d‚pister les
agents de la police anglaise.



VI

DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME

Voici dans quelles circonstances avait ‚t‚ lanc‚e cette d‚pˆche
concernant le sieur Phileas Fogg.

Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, …
Suez, le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie p‚ninsulaire et
orientale, steamer en fer … h‚lice et … spardeck, jaugeant deux
mille huit cents tonnes et poss‚dant une force nominale de cinq
cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait r‚guliŠrement les voyages
de Brindisi … Bombay par le canal de Suez. C'‚tait un des plus
rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses
r‚glementaires, soit dix milles … l'heure entre Brindisi et
Suez, et neuf milles cinquante-trois centiŠmes entre Suez et
Bombay, il les avait toujours d‚pass‚es.

En attendant l'arriv‚e du _Mongolia_, deux hommes se promenaient
sur le quai au milieu de la foule d'indigŠnes et d'‚trangers qui
affluent dans cette ville, naguŠre une bourgade, … laquelle la
grande oeuvre de M. de Lesseps assure un avenir consid‚rable.

De ces deux hommes, l'un ‚tait l'agent consulaire du
Royaume-Uni, ‚tabli … Suez, qui -- en d‚pit des fƒcheux
pronostics du gouvernement britannique et des sinistres
pr‚dictions de l'ing‚nieur Stephenson -- voyait chaque jour des
navires anglais traverser ce canal, abr‚geant ainsi de moiti‚
l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de
Bonne-Esp‚rance.

L'autre ‚tait un petit homme maigre, de figure assez
intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance
remarquable ses muscles sourciliers. A travers ses longs cils
brillait un oeil trŠs vif, mais dont il savait … volont‚
‚teindre l'ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques
d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.

Cet homme se nommait Fix, et c'‚tait un de ces "d‚tectives" ou
agents de police anglais, qui avaient ‚t‚ envoy‚s dans les
divers ports, aprŠs le vol commis … la Banque d'Angleterre. Ce
Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs
prenant la route de Suez, et si l'un d'eux lui semblait suspect,
le "filer" en attendant un mandat d'arrestation.

Pr‚cis‚ment, depuis deux jours, Fix avait re‡u du directeur de
la police m‚tropolitaine le signalement de l'auteur pr‚sum‚ du
vol.

C'‚tait celui de ce personnage distingu‚ et bien mis que l'on
avait observ‚ dans la salle des paiements de la Banque.

Le d‚tective, trŠs all‚ch‚ ‚videmment par la forte prime promise
en cas de succŠs, attendait donc avec une impatience facile …
comprendre l'arriv‚e du _Mongolia_.

"Et vous dites, monsieur le consul," demanda-t-il pour la
dixiŠme fois, "que ce bateau ne peut tarder?"

"Non, monsieur Fix," r‚pondit le consul. "Il a ‚t‚ signal‚ hier
au large de Port-Sa‹d, et les cent soixante kilomŠtres du canal
ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous r‚pŠte que le
_Mongolia_ a toujours gagn‚ la prime de vingt-cinq livres que le
gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures
sur les temps r‚glementaires."

"Ce paquebot vient directement de Brindisi?" demanda Fix.

"De Brindisi mˆme, o— il a pris la malle des Indes, de Brindisi
qu'il a quitt‚ samedi … cinq heures du soir. Ainsi ayez
patience, il ne peut tarder … arriver. Mais je ne sais vraiment
pas comment, avec le signalement que vous avez re‡u, vous
pourrez reconnaŒtre votre homme, s'il est … bord du _Mongolia_."

"Monsieur le consul," r‚pondit Fix, "ces gens-l…, on les sent
plut“t qu'on ne les reconnaŒt. C'est du flair qu'il faut avoir,
et le flair est comme un sens sp‚cial auquel concourent l'ou‹e,
la vue et l'odorat. J'ai arrˆt‚ dans ma vie plus d'un de ces
gentlemen, et pourvu que mon voleur soit … bord, je vous r‚ponds
qu'il ne me glissera pas entre les mains."

"Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol
important."

"Un vol magnifique," r‚pondit l'agent enthousiasm‚.
Cinquante-cinq mille livres! Nous n'avons pas souvent de
pareilles aubaines! Les voleurs deviennent mesquins! La race
des Sheppard s'‚tiole! On se fait pendre maintenant pour
quelques shillings!"

"Monsieur Fix," r‚pondit le consul, vous parlez d'une telle
fa‡on que je vous souhaite vivement de r‚ussir; mais, je vous le
r‚pŠte, dans les conditions o— vous ˆtes, je crains que ce ne
soit difficile. Savez-vous bien que, d'aprŠs le signalement que
vous avez re‡u, ce voleur ressemble absolument … un honnˆte
homme."

"Monsieur le consul," r‚pondit dogmatiquement l'inspecteur de
police, "les grands voleurs ressemblent toujours … d'honnˆtes
gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de
coquins n'ont qu'un parti … prendre, c'est de rester probes,
sans cela ils se feraient arrˆter. Les physionomies honnˆtes,
ce sont celles-l… qu'il faut d‚visager surtout. Travail
difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du m‚tier, mais de
l'art."

On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose
d'amour-propre.

Cependant le quai s'animait peu … peu. Marins de diverses
nationalit‚s, commer‡ants, courtiers, portefaix, fellahs, y
affluaient. L'arriv‚e du paquebot ‚tait ‚videmment prochaine.

Le temps ‚tait assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est.
Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les
pƒles rayons du soleil. Vers le sud, une jet‚e longue de deux
mille mŠtres s'allongeait comme un bras sur la rade de Suez. A
la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pˆche
ou de cabotage, dont quelques-uns ont conserv‚ dans leurs fa‡ons
l'‚l‚gant gabarit de la galŠre antique.

Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une
habitude de sa profession, d‚visageait les passants d'un rapide
coup d'oeil.

Il ‚tait alors dix heures et demie.

"Mais il n'arrivera pas, ce paquebot!" s'‚cria-t-il en entendant
sonner l'horloge du port.

"Il ne peut ˆtre ‚loign‚," r‚pondit le consul.

"Combien de temps stationnera-t-il … Suez? demanda Fix.

"Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez …
Aden, … l'extr‚mit‚ de la mer Rouge, on compte treize cent dix
milles, et il faut faire provision de combustible."

"Et de Suez, ce bateau va directement … Bombay?" demanda Fix.

"Directement, sans rompre charge."

"Eh bien," dit Fix, "si le voleur a pris cette route et ce
bateau, il doit entrer dans son plan de d‚barquer … Suez, afin
de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou
fran‡aises de l'Asie. Il doit bien savoir qu'il ne serait pas
en s–ret‚ dans l'Inde, qui est une terre anglaise."

"A moins que ce ne soit un homme trŠs fort," r‚pondit le consul.
"Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux cach‚ …
Londres qu'il ne le serait … l'‚tranger."

Sur cette r‚flexion, qui donna fort … r‚fl‚chir … l'agent, le
consul regagna ses bureaux, situ‚s … peu de distance.
L'inspecteur de police demeura seul, pris d'une impatience
nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur
devait se trouver … bord du _Mongolia_, -- et en v‚rit‚, si ce
coquin avait quitt‚ l'Angleterre avec l'intention de gagner le
Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveill‚e ou plus
difficile … surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir
obtenu sa pr‚f‚rence.

Fix ne fut pas longtemps livr‚ … ses r‚flexions. De vifs coups
de sifflet annoncŠrent l'arriv‚e du paquebot. Toute la horde
des portefaix et des fellahs se pr‚cipita vers le quai dans un
tumulte un peu inqui‚tant pour les membres et les vˆtements des
passagers. Une dizaine de canots se d‚tachŠrent de la rive et
allŠrent au-devant du _Mongolia_.

Bient“t on aper‡ut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant
entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le
steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait …
grand bruit par les tuyaux d'‚chappement.

Les passagers ‚taient assez nombreux … bord. Quelques-uns
restŠrent sur le spardeck … contempler le panorama pittoresque
de la ville; mais la plupart d‚barquŠrent dans les canots qui
‚taient venus accoster le _Mongolia_.

Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied …
terre.

En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, aprŠs avoir
vigoureusement repouss‚ les fellahs qui l'assaillaient de leurs
offres de service, et il lui demanda fort poliment s'il pouvait
lui indiquer les bureaux de l'agent consulaire anglais. Et en
mˆme temps ce passager pr‚sentait un passeport sur lequel il
d‚sirait sans doute faire apposer le visa britannique.

Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup
d'oeil, il en lut le signalement.

Un mouvement involontaire faillit lui ‚chapper. La feuille
trembla dans sa main. Le signalement libell‚ sur le passeport
‚tait identique … celui qu'il avait re‡u du directeur de la
police m‚tropolitaine.

"Ce passeport n'est pas le v“tre?" dit-il au passager.

"Non," r‚pondit celui-ci, "c'est le passeport de mon maŒtre."

"Et votre maŒtre?"

"Il est rest‚ … bord."

"Mais," reprit l'agent, "il faut qu'il se pr‚sente en personne
aux bureaux du consulat afin d'‚tablir son identit‚."

"Quoi ! cela est n‚cessaire?"

"Indispensable."

"Et o— sont ces bureaux?"

"L…, au coin de la place," r‚pondit l'inspecteur en indiquant
une maison ‚loign‚e de deux cents pas.

"Alors, je vais aller chercher mon maŒtre, … qui pourtant cela
ne plaira guŠre de se d‚ranger!"

L…-dessus, le passager salua Fix et retourna … bord du steamer.



VII


QUI TEMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITE DES PASSEPORTS EN
MATIERE DE POLICE

L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement
vers les bureaux du consul. Aussit“t, et sur sa demande
pressante, il fut introduit prŠs de ce fonctionnaire.

"Monsieur le consul, lui dit-il sans autre pr‚ambule, j'ai de
fortes pr‚somptions de croire que notre homme a pris passage …
bord du _Mongolia_."

Et Fix raconta ce qui s'‚tait pass‚ entre ce domestique et lui …
propos du passeport.

"Bien, monsieur Fix," r‚pondit le consul, "je ne serais pas
fƒch‚ de voir la figure de ce coquin. Mais peut-ˆtre ne se
pr‚sentera-t-il pas … mon bureau, s'il est ce que vous supposez.
Un voleur n'aime pas … laisser derriŠre lui des traces de son
passage, et d'ailleurs la formalit‚ des passeports n'est plus
obligatoire."

"Monsieur le consul," r‚pondit l'agent, "si c'est un homme fort
comme on doit le penser, il viendra!"

"Faire viser son passeport?"

"Oui. Les passeports ne servent jamais qu'… gˆner les honnˆtes
gens et … favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que
celui-ci sera en rŠgle, mais j'espŠre bien que vous ne le
viserez pas..."

"Et pourquoi pas? Si ce passeport est r‚gulier," r‚pondit le
consul, "je n'ai pas le droit de refuser mon visa."

"Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici
cet homme jusqu'… ce que j'aie re‡u de Londres un mandat
d'arrestation."

"Ah ! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, r‚pondit le
consul, mais moi, je ne puis..."

Le consul n'acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait …
la porte de son cabinet, et le gar‡on de bureau introduisit deux
‚trangers, dont l'un ‚tait pr‚cis‚ment ce domestique qui s'‚tait
entretenu avec le d‚tective.

C'‚taient, en effet, le maŒtre et le serviteur. Le maŒtre
pr‚senta son passeport, en priant laconiquement le consul de
vouloir bien y apposer son visa.

Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que
Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plut“t d‚vorait
l'‚tranger des yeux.

Quand le consul eut achev‚ sa lecture :

"Vous ˆtes Phileas Fogg, esquire?" demanda-t-il.

"Oui, monsieur," r‚pondit le gentleman.

"Et cet homme est votre domestique?"

"Oui. Un Fran‡ais nomm‚ Passepartout."

"Vous venez de Londres?"

"Oui."

"Et vous allez?"

"A Bombay."

"Bien, monsieur. Vous savez que cette formalit‚ du visa est
inutile, et que nous n'exigeons plus la pr‚sentation du
passeport?"

"Je le sais, monsieur," r‚pondit Phileas Fogg, "mais je d‚sire
constater par votre visa mon passage … Suez."

"Soit, monsieur."

Et le consul, ayant sign‚ et dat‚ le passeport, y apposa son
cachet.

Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, aprŠs avoir froidement
salu‚, il sortit, suivi de son domestique.

"Eh bien?" demanda l'inspecteur.

"Eh bien," r‚pondit le consul, "il a l'air d'un parfait honnˆte
homme!

"Possible," r‚pondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit.
Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman
ressemble trait pour trait au voleur dont j'ai re‡u le
signalement?"

"J'en conviens, mais vous le savez, tous les signalements..."

"J'en aurai le coeur net," r‚pondit Fix. Le domestique me
paraŒt ˆtre moins ind‚chiffrable que le maŒtre. De plus, c'est
un Fran‡ais, qui ne pourra se retenir de parler. A bient“t,
monsieur le consul."

Cela dit, l'agent sortit et se mit … la recherche de
Passepartout.

Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'‚tait
dirig‚ vers le quai. L…, il donna quelques ordres … son
domestique; puis il s'embarqua dans un canot, revint … bord du
_Mongolia_ et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet,
qui portait les notes suivantes:

"Quitt‚ Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.

Arriv‚ … Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.

Quitt‚ Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.

Arriv‚ par le Mont-Cenis … Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures
35 matin.

Quitt‚ Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.

Arriv‚ … Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.

Embarqu‚ sur le _Mongolia_, samedi, 5 heures soir.

Arriv‚ … Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.

Total des heures d‚pens‚es : 158 1/2, soit en jours : 6 jours
1/2."

Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itin‚raire dispos‚ par
colonnes, qui indiquait -- depuis le 2 octobre jusqu'au 21
d‚cembre -- le mois, le quantiŠme, le jour, les arriv‚es
r‚glementaires et les arriv‚es effectives en chaque point
principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore,
Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool,
Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu o— la
perte ‚prouv‚e … chaque endroit du parcours.

Ce m‚thodique itin‚raire tenait ainsi compte de tout, et Mr.
Fogg savait toujours s'il ‚tait en avance ou en retard.

Il inscrivit donc, ce jour-l…, mercredi 9 octobre, son arriv‚e …
Suez, qui, concordant avec l'arriv‚e r‚glementaire, ne le
constituait ni en gain ni en perte.

Puis il se fit servir … d‚jeuner dans sa cabine. Quant … voir
la ville, il n'y pensait mˆme pas, ‚tant de cette race d'Anglais
qui font visiter par leur domestique les pays qu'ils traversent.



VIII


DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ETRE QU'IL NE
CONVIENDRAIT

Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout,
qui flƒnait et regardait, ne se croyant pas, lui, oblig‚ … ne
point voir.

"Eh bien, mon ami," lui dit Fix en l'abordant, "votre passeport
est-il vis‚?"

"Ah! c'est vous, monsieur," r‚pondit le Fran‡ais. "Bien oblig‚.
Nous sommes parfaitement en rŠgle."

"Et vous regardez le pays?"

"Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en
rˆve. Et comme cela, nous sommes … Suez?"

"A Suez."

"En Egypte?"

"En Egypte, parfaitement."

"Et en Afrique?"

"En Afrique."

"En Afrique!" r‚p‚ta Passepartout. "Je ne peux y croire.
Figurez-vous, monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus
loin que Paris, et cette fameuse capitale, je l'ai revue tout
juste de sept heures vingt du matin … huit heures quarante,
entre la gare du Nord et la gare de Lyon, … travers les vitres
d'un fiacre et par une pluie battante! Je le regrette!
J'aurais aim‚ … revoir le PŠre-Lachaise et le Cirque des
Champs-Elys‚es!"

"Vous ˆtes donc bien press‚?" demanda l'inspecteur de police.

"Moi, non, mais c'est mon maŒtre. A propos, il faut que
j'achŠte des chaussettes et des chemises! Nous sommes partis
sans malles, avec un sac de nuit seulement."

"Je vais vous conduire … un bazar o— vous trouverez tout ce
qu'il faut."

"Monsieur," r‚pondit Passepartout, "vous ˆtes vraiment d'une
complaisance!.."

Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours.

"Surtout," dit-il, "que je prenne bien garde de ne pas manquer
le bateau!"

"Vous avez le temps," r‚pondit Fix, "il n'est encore que midi!"

Passepartout tira sa grosse montre. "Midi," dit-il. "Allons
donc! Il est neuf heures cinquante-deux minutes!"

"Votre montre retarde," r‚pondit Fix.

"Ma montre! Une montre de famille, qui vient de mon
arriŠre-grand-pŠre! Elle ne varie pas de cinq minutes par an.
C'est un vrai chronomŠtre!"

"Je vois ce que c'est," r‚pondit Fix. "Vous avez gard‚ l'heure
de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il
faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque
pays."

"Moi! toucher … ma montre!" s'‚cria Passepartout, "jamais!"

"Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil."

"Tant pis pour le soleil, monsieur! C'est lui qui aura tort!"

Et le brave gar‡on remit sa montre dans sou gousset avec un
geste superbe.

Quelques instants aprŠs, Fix lui disait :

"Vous avez donc quitt‚ Londres pr‚cipitamment?"

"Je le crois bien! Mercredi dernier, … huit heures du soir,
contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et
trois quarts d'heure aprŠs nous ‚tions partis."

"Mais o— va-t-il donc, votre maŒtre?"

"Toujours devant lui! Il fait le tour du monde!"

"Le tour du monde?" s'‚cria Fix.

"Oui, en quatre-vingts jours! Un pari, dit-il, mais, entre
nous, je n'en crois rien. Cela n'aurait pas le sens commun. Il
y a autre chose."

"Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg?"

"Je le crois."

"Il est donc riche?"

"Evidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en
bank-notes toutes neuves! Et il n'‚pargne pas l'argent en
route! Tenez! il a promis une prime magnifique au m‚canicien
du _Mongolia_, si nous arrivons … Bombay avec une belle avance!"

"Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maŒtre?"

"Moi!" r‚pondit Passepartout, "je suis entr‚ … son service le
jour mˆme de notre d‚part."

On s'imagine ais‚ment l'effet que ces r‚ponses devaient produire
sur l'esprit d‚j… surexcit‚ de l'inspecteur de police.

Ce d‚part pr‚cipit‚ de Londres, peu de temps aprŠs le vol, cette
grosse somme emport‚e, cette hƒte d'arriver en des pays
lointains, ce pr‚texte d'un pari excentrique, tout confirmait et
devait confirmer Fix dans ses id‚es. Il fit encore parler le
Fran‡ais et acquit la certitude que ce gar‡on ne connaissait
aucunement son maŒtre, que celui-ci vivait isol‚ … Londres,
qu'on le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que
c'‚tait un homme imp‚n‚trable, etc.

Mais, en mˆme temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg
ne d‚barquait point … Suez, et qu'il allait r‚ellement … Bombay.

"Est-ce loin Bombay?" demanda Passepartout.

"Assez loin," r‚pondit l'agent. "Il vous faut encore une
dizaine de jours de mer."

"Et o— prenez-vous Bombay?"

"Dans l'Inde."

"En Asie?"

"Naturellement."

"Diable! C'est que je vais vous dire...il y a une chose qui me
tracasse...c'est mon bec!"

"Quel bec?"

"Mon bec de gaz que j'ai oubli‚ d'‚teindre et qui br–le … mon
compte. Or, j'ai calcul‚ que j'en avais pour deux shillings par
vingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et
vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge..."

Fix comprit-il l'affaire du gaz? C'est peu probable. Il
n'‚coutait plus et prenait un parti. Le Fran‡ais et lui ‚taient
arriv‚s au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses
emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le d‚part du
_Mongolia_, et il revint en toute hƒte aux bureaux de l'agent
consulaire.

Fix, maintenant que sa conviction ‚tait faite, avait repris tout
son sang-froid.

"Monsieur," dit-il au consul, "je n'ai plus aucun doute. Je
tiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut
faire le tour du monde en quatre-vingts jours."

"Alors c'est un malin," r‚pondit le consul, "et il compte
revenir … Londres, aprŠs avoir d‚pist‚ toutes les polices des
deux continents!"

"Nous verrons bien," r‚pondit Fix.

"Mais ne vous trompez-vous pas?" demanda encore une fois le
consul.

"Je ne me trompe pas."

"Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu … faire constater par un
visa son passage … Suez?"

"Pourquoi?... je n'en sais rien, monsieur le consul, r‚pondit
le d‚tective, mais ‚coutez-moi."

Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa
conversation avec le domestique dudit Fogg.

"En effet," dit le consul, toutes les pr‚somptions sont contre
cet homme. Et qu'allez-vous faire?"

"Lancer une d‚pˆche … Londres avec demande instante de
m'adresser un mandat d'arrestation … Bombay, m'embarquer sur le
_Mongolia_, filer mon voleur jusqu'aux Indes, et l…, sur cette
terre anglaise, l'accoster poliment, mon mandat … la main et la
main sur l'‚paule."

Ces paroles prononc‚es froidement, l'agent prit cong‚ du consul
et se rendit au bureau t‚l‚graphique. De l…, il lan‡a au
directeur de la police m‚tropolitaine cette d‚pˆche que l'on
connaŒt.

Un quart d'heure plus tard, Fix, son l‚ger bagage … la main,
bien muni d'argent, d'ailleurs, s'embarquait … bord du
_Mongolia_, et bient“t le rapide steamer filait … toute vapeur
sur les eaux de la mer Rouge.



IX

OU LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX
DESSEINS DE PHILEAS FOGG

La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix
milles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue … ses
paquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour la
franchir. Le _Mongolia_, dont les feux ‚taient activement
pouss‚s, marchait de maniŠre … devancer l'arriv‚e r‚glementaire.

La plupart des passagers embarqu‚s … Brindisi avaient presque
tous l'Inde pour destination. Les uns se rendaient … Bombay,
les autres … Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin
de fer traverse dans toute sa largeur la p‚ninsule indienne, il
n'est plus n‚cessaire de doubler la pointe de Ceylan.

Parmi ces passagers du _Mongolia_, on comptait divers
fonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De
ceux-ci, les uns appartenaient … l'arm‚e britannique proprement
dite, les autres commandaient les troupes indigŠnes de cipayes,
tous chŠrement appoint‚s, mˆme … pr‚sent que le gouvernement
s'est substitu‚ aux droits et aux charges de l'ancienne
Compagnie des Indes: sous-lieutenants … 7 000 F, brigadiers …
60 000, g‚n‚raux … 100 000. [Le traitement des fonctionnaires
civils est encore plus ‚lev‚. Les simples assistants, au
premier degr‚ de la hi‚rarchie, ont 12 000 francs ; les juges,
60 000 F; les pr‚sidents de cour, 250 000 F; les gouverneurs,
300 000 F, et le gouverneur g‚n‚ral, plus de 600 000 F. (Note
de l'auteur). ]

On vivait donc bien … bord du _Mongolia_, dans cette soci‚t‚ de
fonctionnaires, auxquels se mˆlaient quelques jeunes Anglais,
qui, le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs
de commerce.

Le "purser", l'homme de confiance de la Compagnie, l'‚gal du
capitaine … bord, faisait somptueusement les choses. Au
d‚jeuner du matin, au lunch de deux heures, au dŒner de cinq
heures et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient
sous les plats de viande fraŒche et les entremets fournis par la
boucherie et les offices du paquebot. Les passagŠres -- il y en
avait quelques-unes -- changeaient de toilette deux fois par
jour. On faisait de la musique, on dansait mˆme, quand la mer
le permettait.

Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise,
comme tous ces golfes ‚troits et longs. Quand le vent soufflait
soit de la c“te d'Asie, soit de la c“te d'Afrique, le
_Mongolia_, long fuseau … h‚lice, pris par le travers, roulait
‚pouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; les pianos
se taisaient ; chants et danses cessaient … la fois. Et
pourtant, malgr‚ la rafale, malgr‚ la houle, le paquebot, pouss‚
par sa puissante machine, courait sans retard vers le d‚troit de
Bab-el-Mandeb.

Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps? On pourrait croire
que, toujours inquiet et anxieux, il se pr‚occupait des
changements de vent nuisibles … la marche du navire, des
mouvements d‚sordonn‚s de la houle qui risquaient d'occasionner
un accident … la machine, enfin de toutes les avaries possibles
qui, en obligeant le _Mongolia_ … relƒcher dans quelque port,
auraient compromis son voyage?

Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait … ces
‚ventualit‚s, il n'en laissait rien paraŒtre. C'‚tait toujours
l'homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club,
qu'aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne
paraissait pas plus ‚mu que les chronomŠtres du bord. On le
voyait rarement sur le pont. Il s'inqui‚tait peu d'observer
cette mer Rouge, si f‚conde en souvenirs, ce th‚ƒtre des
premiŠres scŠnes historiques de l'humanit‚. Il ne venait pas
reconnaŒtre les curieuses villes sem‚es sur ses bords, et dont
la pittoresque silhouette se d‚coupait quelquefois … l'horizon.
Il ne rˆvait mˆme pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les
anciens historiens, Strabon, Arrien, Arth‚midore, Edrisi, ont
toujours parl‚ avec ‚pouvante, et sur lequel les navigateurs ne
se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacr‚ leur voyage
par des sacrifices propitiatoires.

Que faisait donc cet original, emprisonn‚ dans le _Mongolia_?
D'abord il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni
roulis ni tangage pussent d‚traquer une machine si
merveilleusement organis‚e. Puis il jouait au whist.

Oui! il avait rencontr‚ des partenaires, aussi enrag‚s que lui:
un collecteur de taxes qui se rendait … son poste … Goa, un
ministre, le r‚v‚rend D‚cimus Smith, retournant … Bombay, et un
brigadier g‚n‚ral de l'arm‚e anglaise, qui rejoignait son corps
… B‚narŠs. Ces trois passagers avaient pour le whist la mˆme
passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures
entiŠres, non moins silencieusement que lui.

Quant … Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur
lui. Il occupait une cabine … l'avant et mangeait, lui aussi,
consciencieusement. Il faut dire que, d‚cid‚ment, ce voyage,
fait dans ces conditions, ne lui d‚plaisait plus. Il en prenait
son parti.

Bien nourri, bien log‚, il voyait du pays et d'ailleurs il
s'affirmait … lui-mˆme que toute cette fantaisie finirait …
Bombay.

Le lendemain du d‚part de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas
sans un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant
personnage auquel il s'‚tait adress‚ en d‚barquant en Egypte.

"Je ne me trompe pas," dit-il en l'abordant avec son plus
aimable sourire, "c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si
complaisamment servi de guide … Suez?"

"En effet," r‚pondit le d‚tective, "je vous reconnais! Vous
ˆtes le domestique de cet Anglais original..."

"Pr‚cis‚ment, monsieur...?"

"Fix."

"Monsieur Fix," r‚pondit Passepartout. "Enchant‚ de vous
retrouver … bord. Et o— allez-vous donc?"

"Mais, ainsi que vous, … Bombay."

"C'est au mieux! Est-ce que vous avez d‚j… fait ce voyage?"

"Plusieurs fois," r‚pondit Fix. "Je suis un agent de la
Compagnie p‚ninsulaire."

"Alors vous connaissez l'Inde?"

"Mais... oui...," r‚pondit Fix, qui ne voulait pas trop
s'avancer.

"Et c'est curieux, cette Inde-l…?"

"TrŠs curieux! Des mosqu‚es, des minarets, des temples, des
fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadŠres!
Mais il faut esp‚rer que vous aurez le temps de visiter le
pays?"

"Je l'espŠre, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'est pas
permis … un homme sain d'esprit de passer sa vie … sauter d'un
paquebot dans un chemin de fer et d'un chemin de fer dans un
paquebot, sous pr‚texte de faire le tour du monde en
quatre-vingts jours! Non. Toute cette gymnastique cessera …
Bombay, n'en doutez pas."

"Et il se porte bien, Mr. Fogg?" demanda Fix du ton le plus
naturel.

"TrŠs bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs. Je mange
comme un ogre qui serait … jeun. C'est l'air de la mer."

"Et votre maŒtre, je ne le vois jamais sur le pont."

"Jamais. Il n'est pas curieux."

"Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce pr‚tendu voyage en
quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission
secrŠte...une mission diplomatique, par exemple!"

"Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et,
au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir."

Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causŠrent souvent
ensemble. L'inspecteur de police tenait … se lier avec le
domestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir … l'occasion.
Il lui offrait donc souvent, au bar-room du _Mongolia_, quelques
verres de whisky ou de pale-ale, que le brave gar‡on acceptait
sans c‚r‚monie et rendait mˆme pour ne pas ˆtre en reste, --
trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnˆte.

Cependant le paquebot s'avan‡ait rapidement. Le 13, on eut
connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles
ruin‚es, au-dessus desquelles se d‚tachaient quelques dattiers
verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se d‚veloppaient de
vastes champs de caf‚iers. Passepartout fut ravi de contempler
cette ville c‚lŠbre, et il trouva mˆme qu'avec ces murs
circulaires et un fort d‚mantel‚ qui se dessinait comme une
anse, elle ressemblait … une ‚norme demi-tasse.

Pendant la nuit suivante, le _Mongolia_ franchit le d‚troit de
Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie _la Porte des Larmes_,


 


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