Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

Part 2 out of 6



et le lendemain, 14, il faisait escale … Steamer-Point, au
nord-ouest de la rade d'Aden. C'est l… qu'il devait se
r‚approvisionner de combustible.

Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des
paquebots … de telles distances des centres de production. Rien
que pour la Compagnie p‚ninsulaire, c'est une d‚pense annuelle
qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de
francs). Il a fallu, en effet, ‚tablir des d‚p“ts en plusieurs
ports, et, dans ces mers ‚loign‚es, le charbon revient …
quatre-vingts francs la tonne.

Le _Mongolia_ avait encore seize cent cinquante milles … faire
avant d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures …
Steamer-Point, afin de remplir ses soutes.

Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune fa‡on au programme de
Phileas Fogg. Il ‚tait pr‚vu. D'ailleurs le _Mongolia_, au
lieu d'arriver … Aden le 15 octobre seulement au matin, y
entrait le 14 au soir. C'‚tait un gain de quinze heures.

Mr. Fogg et son domestique descendirent … terre. Le gentleman
voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans ˆtre
remarqu‚.

La formalit‚ du visa accomplie, Phileas Fogg revint … bord
reprendre sa partie interrompue.

Passepartout, lui, flƒna, suivant sa coutume, au milieu de cette
population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs,
d'Arabes, d'Europ‚ens, composant les vingt-cinq mille habitants
d'Aden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le
Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes
auxquelles travaillaient encore les ing‚nieurs anglais, deux
mille ans aprŠs les ing‚nieurs du roi Salomon.

"TrŠs curieux, trŠs curieux!" se disait Passepartout en
revenant … bord. "Je m'aper‡ois qu'il n'est pas inutile de
voyager, si l'on veut voir du nouveau."

A six heures du soir, le _Mongolia_ battait des branches de son
h‚lice les eaux de la rade d'Aden et courait bient“t sur la mer
des Indes.

Il lui ‚tait accord‚ cent soixante-huit heures pour accomplir la
travers‚e entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne
lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Les
voiles vinrent en aide … la vapeur.

Le navire, mieux appuy‚, roula moins. Les passagŠres, en
fraŒches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les
danses recommencŠrent.

Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions.
Passepartout ‚tait enchant‚ de l'aimable compagnon que le hasard
lui avait procur‚ en la personne de Fix.

Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la
c“te indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait … bord
du _Mongolia_. A l'horizon, un arriŠre-plan de collines se
profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bient“t, les
rangs de palmiers qui couvrent la ville se d‚tachŠrent vivement.
Le paquebot p‚n‚tra dans cette rade form‚e par les Œles
Salcette, Colaba, El‚phanta, Butcher, et … quatre heures et
demie il accostait les quais de Bombay.

Phileas Fogg achevait alors le trente-troisiŠme robre de la
journ‚e, et son partenaire et lui, grƒce … une manoeuvre
audacieuse, ayant fait les treize lev‚es, terminŠrent cette
belle travers‚e par un chelem admirable.

Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre … Bombay. Or,
il y arrivait le 20. C'‚tait donc, depuis son d‚part de
Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit
m‚thodiquement sur son itin‚raire … la colonne des b‚n‚fices.



X


OU PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ETRE QUITTE EN PERDANT SA
CHAUSSURE


Personne n'ignore que l'Inde -- ce grand triangle renvers‚ dont
la base est au nord et la pointe au sud -- comprend une
superficie de quatorze cent mille milles carr‚s, sur laquelle
est in‚galement r‚pandue une population de cent quatre-vingts
millions d'habitants. Le gouvernement britannique exerce une
domination r‚elle sur une certaine partie de cet immense pays.
Il entretient un gouverneur g‚n‚ral … Calcutta, des gouverneurs
… Madras, … Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur …
Agra.

Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie
de sept cent mille milles carr‚s et une population de cent …
cent dix millions d'habitants. C'est assez dire qu'une notable
partie du territoire ‚chappe encore … l'autorit‚ de la reine;
et, en effet, chez certains rajahs de l'int‚rieur, farouches et
terribles, l'ind‚pendance indoue est encore absolue.

Depuis 1756 -- ‚poque … laquelle fut fond‚ le premier
‚tablissement anglais sur l'emplacement aujourd'hui occup‚ par
la ville de Madras -- jusqu'… cette ann‚e dans laquelle ‚clata
la grande insurrection des cipayes, la c‚lŠbre Compagnie des
Indes fut toute-puissante. Elle s'annexait peu … peu les
diverses provinces, achet‚es aux rajahs au prix de rentes
qu'elle payait peu ou point; elle nommait son gouverneur g‚n‚ral
et tous ses employ‚s civils ou militaires; mais maintenant elle
n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde relŠvent
directement de la couronne.

Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la
p‚ninsule tendent … se modifier chaque jour. Autrefois, on y
voyageait par tous les antiques moyens de transport, … pied, …
cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, … dos d'homme,
en coach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent … grande
vitesse l'Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse
l'Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours,
met Bombay … trois jours seulement de Calcutta.

Le trac‚ de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite …
travers l'Inde. La distance … vol d'oiseau n'est que de mille …
onze cents milles, et des trains, anim‚s d'une vitesse moyenne
seulement, n'emploieraient pas trois jours … la franchir ; mais
cette distance est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que
d‚crit le railway en s'‚levant jusqu'… Allahabad dans le nord de
la p‚ninsule.

Voici, en somme, le trac‚ … grands points du "Great Indian
peninsular railway". En quittant l'Œle de Bombay, il traverse
Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la
chaŒne des Ghƒtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'…
Burhampour, sillonne le territoire … peu prŠs ind‚pendant du
Bundelkund, s'‚lŠve jusqu'… Allahabad, s'infl‚chit vers l'est,
rencontre le Gange … B‚narŠs, s'en ‚carte l‚gŠrement, et,
redescendant au sud-est par Burdivan et la ville fran‡aise de
Chandernagor, il fait tˆte de ligne … Calcutta.

C'‚tait … quatre heures et demie du soir que les passagers du
_Mongolia_ avaient d‚barqu‚ … Bombay, et le train de Calcutta
partait … huit heures pr‚cises.

Mr. Fogg prit donc cong‚ de ses partenaires, quitta le paquebot,
donna … son domestique le d‚tail de quelques emplettes … faire,
lui recommanda express‚ment de se trouver avant huit heures … la
gare, et, de son pas r‚gulier qui battait la seconde comme le
pendule d'une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau
des passeports.

Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait … rien
voir, ni l'h“tel de ville, ni la magnifique bibliothŠque, ni les
forts, ni les docks, ni le march‚ au coton, ni les bazars, ni
les mosqu‚es, ni les synagogues, ni les ‚glises arm‚niennes, ni
la splendide pagode de Malebar-Hill, orn‚e de deux tours
polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-d'oeuvre
d'El‚phanta, ni ses myst‚rieux hypog‚es, cach‚s au sud-est de la
rade, ni les grottes Kanh‚rie de l'Œle Salcette, ces admirables
restes de l'architecture bouddhiste!

Non! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg
se rendit tranquillement … la gare, et l… il se fit servir …
dŒner. Entre autres mets, le maŒtre d'h“tel crut devoir lui
recommander une certaine gibelotte de "lapin du pays", dont il
lui dit merveille.

Phileas Fogg accepta la gibelotte et la go–ta
consciencieusement; mais, en d‚pit de sa sauce ‚pic‚e, il la
trouva d‚testable.

Il sonna le maŒtre d'h“tel.

"Monsieur," lui dit-il en le regardant fixement, "c'est du
lapin, cela?"

"Oui, mylord," r‚pondit effront‚ment le dr“le, "du lapin des
jungles."

"Et ce lapin-l… n'a pas miaul‚ quand on l'a tu‚?"

"Miaul‚! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure..."

"Monsieur le maŒtre d'h“tel," reprit froidement Mr. Fogg, "ne
jurez pas et rappelez-vous ceci: autrefois, dans l'Inde, les
chats ‚taient consid‚r‚s comme des animaux sacr‚s. C'‚tait le
bon temps."

"Pour les chats, mylord?"

"Et peut-ˆtre aussi pour les voyageurs!"

Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement …
dŒner.

Quelques instants aprŠs Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi,
d‚barqu‚ du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police
de Bombay. Il fit reconnaŒtre sa qualit‚ de d‚tective, la
mission dont il ‚tait charg‚, sa situation vis-…-vis de l'auteur
pr‚sum‚ du vol. Avait-on re‡u de Londres un mandat d'arrˆt?....
On n'avait rien re‡u.

Et, en effet, le mandat, parti aprŠs Fogg, ne pouvait ˆtre
encore arriv‚.

Fix resta fort d‚contenanc‚. Il voulut obtenir du directeur un
ordre d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa.
L'affaire regardait l'administration m‚tropolitaine, et celle-ci
seule pouvait l‚galement d‚livrer un mandat. Cette s‚v‚rit‚ de
principes, cette observance rigoureuse de la l‚galit‚ est
parfaitement explicable avec les moeurs anglaises, qui, en
matiŠre de libert‚ individuelle, n'admettent aucun arbitraire.

Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se r‚signer … attendre
son mandat. Mais il r‚solut de ne point perdre de vue son
imp‚n‚trable coquin, pendant tout le temps que celui-ci
demeurerait … Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n'y
s‚journƒt, et, on le sait, c'‚tait aussi la conviction de
Passepartout, -- ce qui laisserait au mandat d'arrˆt le temps
d'arriver.

Mais depuis les derniers ordres que lui avait donn‚s son maŒtre
en quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu'il
en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne
finirait pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'…
Calcutta, et peut-ˆtre plus loin. Et il commen‡a … se demander
si ce pari de Mr. Fogg n'‚tait pas absolument s‚rieux, et si la
fatalit‚ ne l'entraŒnait pas, lui qui voulait vivre en repos, …
accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours!

En attendant, et aprŠs avoir fait acquisition de quelques
chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de
Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu
d'Europ‚ens de toutes nationalit‚s, des Persans … bonnets
pointus, des Bunhyas … turbans ronds, des Sindes … bonnets
carr‚s, des Arm‚niens en longues robes, des Parsis … mitre
noire. C'‚tait pr‚cis‚ment une fˆte c‚l‚br‚e par ces Parsis ou
GuŠbres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui
sont les plus industrieux, les plus civilis‚s, les plus
intelligents, les plus austŠres des Indous, -- race … laquelle
appartiennent actuellement les riches n‚gociants indigŠnes de
Bombay. Ce jour-l…, ils c‚l‚braient une sorte de carnaval
religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels
figuraient des bayadŠres vˆtues de gazes roses broch‚es d'or et
d'argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams,
dansaient merveilleusement, et avec une d‚cence parfaite,
d'ailleurs.

Si Passepartout regardait ces curieuses c‚r‚monies, si ses yeux
et ses oreilles s'ouvraient d‚mesur‚ment pour voir et entendre,
si son air, sa physionomie ‚tait bien celle du "booby" le plus
neuf qu'on p–t imaginer, il est superflu d'y insister ici.

Malheureusement pour lui et pour son maŒtre, dont il risqua de
compromettre le voyage, sa curiosit‚ l'entraŒna plus loin qu'il
ne convenait.

En effet, aprŠs avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se
dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode
de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse id‚e d'en visiter
l'int‚rieur.

Il ignorait deux choses: d'abord que l'entr‚e de certaines
pagodes indoues est formellement interdite aux chr‚tiens, et
ensuite que les croyants eux-mˆmes ne peuvent y p‚n‚trer sans
avoir laiss‚ leurs chaussures … la porte. Il faut remarquer ici
que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais,
respectant et faisant respecter jusque dans ses plus
insignifiants d‚tails la religion du pays, punit s‚vŠrement
quiconque en viole les pratiques.

Passepartout, entr‚ l…, sans penser … mal, comme un simple
touriste, admirait, … l'int‚rieur de Malebar-Hill, ce clinquant
‚blouissant de l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut
renvers‚ sur les dalles sacr‚es. Trois prˆtres, le regard plein
de fureur, se pr‚cipitŠrent sur lui, arrachŠrent ses souliers et
ses chaussettes, et commencŠrent … le rouer de coups, en
prof‚rant des cris sauvages.

Le Fran‡ais, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup
de poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses
adversaires, fort empˆtr‚s dans leurs longues robes, et,
s'‚lan‡ant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes,
il eut bient“t distanc‚ le troisiŠme Indou, qui s'‚tait jet‚ sur
ses traces, en ameutant la foule.

A huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le
d‚part du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la
bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait
… la gare du chemin de fer.

Fix ‚tait l…, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur
Fogg … la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter
Bombay. Son parti fut aussit“t pris de l'accompagner jusqu'…
Calcutta et plus loin s'il le fallait. Passepartout ne vit pas
Fix, qui se tenait dans l'ombre, mais Fix entendit le r‚cit de
ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots … son
maŒtre.

"J'espŠre que cela ne vous arrivera plus", r‚pondit simplement
Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.

Le pauvre gar‡on, pieds nus et tout d‚confit, suivit son maŒtre
sans mot dire.

Fix allait monter dans un wagon s‚par‚, quand une pens‚e le
retint et modifia subitement son projet de d‚part.

"Non, je reste, se dit-il. Un d‚lit commis sur le territoire
indien...Je tiens mon homme."

En ce moment, la locomotive lan‡a un vigoureux sifflet, et le
train disparut dans la nuit.



XI

OU PHILEAS FOGG ACHETE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX

Le train ‚tait parti … l'heure r‚glementaire. Il emportait un
certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des
fonctionnaires civils et des n‚gociants en opium et en indigo,
que leur commerce appelait dans la partie orientale de la
p‚ninsule.

Passepartout occupait le mˆme compartiment que son maŒtre. Un
troisiŠme voyageur se trouvait plac‚ dans le coin oppos‚.

C'‚tait le brigadier g‚n‚ral, Sir Francis Cromarty, l'un des
partenaires de Mr. Fogg pendant la travers‚e de Suez … Bombay,
qui rejoignait ses troupes cantonn‚es auprŠs de B‚narŠs.

Sir Francis Cromarty, grand, blond, ƒg‚ de cinquante ans
environ, qui s'‚tait fort distingu‚ pendant la derniŠre r‚volte
des cipayes, e–t v‚ritablement m‚rit‚ la qualification
d'indigŠne. Depuis son jeune ƒge, il habitait l'Inde et n'avait
fait que de rares apparitions dans son pays natal. C'‚tait un
homme instruit, qui aurait volontiers donn‚ des renseignements
sur les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays indou, si
Phileas Fogg e–t ‚t‚ homme … les demander. Mais ce gentleman ne
demandait rien. Il ne voyageait pas, il d‚crivait une
circonf‚rence. C'‚tait un corps grave, parcourant une orbite
autour du globe terrestre, suivant les lois de la m‚canique
rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le
calcul des heures d‚pens‚es depuis son d‚part de Londres, et il
se f–t frott‚ les mains, s'il e–t ‚t‚ dans sa nature de faire un
mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n'‚tait pas sans avoir reconnu
l'originalit‚ de son compagnon de route, bien qu'il ne l'e–t
‚tudi‚ que les cartes … la main et entre deux robres. Il ‚tait
donc fond‚ … se demander si un coeur humain battait sous cette
froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une ƒme sensible aux
beaut‚s de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela
faisait question. De tous les originaux que le brigadier
g‚n‚ral avait rencontr‚s, aucun n'‚tait comparable … ce produit
des sciences exactes.

Phileas Fogg n'avait point cach‚ … Sir Francis Cromarty son
projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il
l'op‚rait. Le brigadier g‚n‚ral ne vit dans ce pari qu'une
excentricit‚ sans but utile et … laquelle manquerait
n‚cessairement le _transire benefaciendo_ qui doit guider tout
homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman,
il passerait ‚videmment sans "rien faire", ni pour lui, ni pour
les autres.

Une heure aprŠs avoir quitt‚ Bombay, le train, franchissant les
viaducs, avait travers‚ l'Œle Salcette et courait sur le
continent. A la station de Callyan, il laissa sur la droite
l'embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le
sud-est de l'Inde, et il gagna la station de Pauwell. A ce
point, il s'engagea dans les montagnes trŠs ramifi‚es des
Ghƒtes-Occidentales, chaŒnes … base de trapp et de basalte, dont
les plus hauts sommets sont couverts de bois ‚pais.

De temps … autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg
‚changeaient quelques paroles, et, … ce moment, le brigadier
g‚n‚ral, relevant une conversation qui tombait souvent, dit:

"Il y a quelques ann‚es, monsieur Fogg, vous auriez ‚prouv‚ en
cet endroit un retard qui e–t probablement compromis votre
itin‚raire."

"Pourquoi cela, Sir Francis?"

"Parce que le chemin de fer s'arrˆtait … la base de ces
montagnes, qu'il fallait traverser en palanquin ou … dos de
poney jusqu'… la station de Kandallah, situ‚e sur le versant
oppos‚."

"Ce retard n'e–t aucunement d‚rang‚ l'‚conomie de mon
programme," r‚pondit Mr. Fogg. "Je ne suis pas sans avoir pr‚vu
l'‚ventualit‚ de certains obstacles."

"Cependant, monsieur Fogg," reprit le brigadier g‚n‚ral, "vous
risquiez d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec
l'aventure de ce gar‡on."

Passepartout, les pieds entortill‚s dans sa couverture de
voyage, dormait profond‚ment et ne rˆvait guŠre que l'on parlƒt
de lui.

"Le gouvernement anglais est extrˆmement s‚vŠre et avec raison
pour ce genre de d‚lit," reprit Sir Francis Cromarty. "Il tient
par-dessus tout … ce que l'on respecte les coutumes religieuses
des Indous, et si votre domestique e–t ‚t‚ pris..."

"Eh bien, s'il e–t ‚t‚ pris, Sir Francis," r‚pondit Mr. Fogg, il
aurait ‚t‚ condamn‚, il aurait subi sa peine, et puis il serait
revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette
affaire e–t pu retarder son maŒtre!"

Et, l…-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le
train franchit les Ghƒtes, passa … Nassik, et le lendemain, 21
octobre, il s'‚lan‡ait … travers un pays relativement plat,
form‚ par le territoire du Khandeish. La campagne, bien
cultiv‚e, ‚tait sem‚e de bourgades, au-dessus desquelles le
minaret de la pagode rempla‡ait le clocher de l'‚glise
europ‚enne. De nombreux petits cours d'eau, la plupart
affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette
contr‚e fertile.

Passepartout, r‚veill‚, regardait, et ne pouvait croire qu'il
traversait le pays des Indous dans un train du "Great peninsular
railway". Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant
rien de plus r‚el! La locomotive, dirig‚e par le bras d'un
m‚canicien anglais et chauff‚e de houille anglaise, lan‡ait sa
fum‚e sur les plantations de caf‚iers, de muscadiers, de
girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en
spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels
apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis,
sortes de monastŠres abandonn‚s, et des temples merveilleux
qu'enrichissait l'in‚puisable ornementation de l'architecture
indienne. Puis, d'immenses ‚tendues de terrain se dessinaient …
perte de vue, des jungles o— ne manquaient ni les serpents ni
les tigres qu'‚pouvantaient les hennissements du train, et enfin
des forˆts, fendues par le trac‚ de la voie, encore hant‚es
d'‚l‚phants, qui, d'un oeil pensif, regardaient passer le convoi
‚chevel‚.

Pendant cette matin‚e, au-del… de la station de Malligaum, les
voyageurs traversŠrent ce territoire funeste, qui fut si souvent
ensanglant‚ par les sectateurs de la d‚esse Kƒli. Non loin
s'‚levaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la
c‚lŠbre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb,
maintenant simple chef-lieu de l'une des provinces d‚tach‚es du
royaume du Nizam. C'‚tait sur cette contr‚e que Feringhea, le
chef des Thugs, le roi des Etrangleurs, exer‡ait sa domination.
Ces assassins, unis dans une association insaisissable,
‚tranglaient, en l'honneur de la d‚esse de la Mort, des victimes
de tout ƒge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps o—
l'on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y
trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu empˆcher
ces meurtres dans une notable proportion, mais l'‚pouvantable
association existe toujours et fonctionne encore.

A midi et demi, le train s'arrˆta … la station de Burhampour, et
Passepartout put s'y procurer … prix d'or une paire de
babouches, agr‚ment‚es de perles fausses, qu'il chaussa avec un
sentiment d'‚vidente vanit‚.

Les voyageurs d‚jeunŠrent rapidement, et repartirent pour la
station d'Assurghur, aprŠs avoir un instant c“toy‚ la rive du
Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye,
prŠs de Surate.

Il est opportun de faire connaŒtre quelles pens‚es occupaient
alors l'esprit de Passepartout. Jusqu'… son arriv‚e … Bombay,
il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient l….
Mais maintenant, depuis qu'il filait … toute vapeur … travers
l'Inde, un revirement s'‚tait fait dans son esprit. Son naturel
lui revenait au galop. Il retrouvait les id‚es fantaisistes de
sa jeunesse, il prenait au s‚rieux les projets de son maŒtre, il
croyait … la r‚alit‚ du pari, cons‚quemment … ce tour du monde
et … ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas d‚passer. D‚j…
mˆme, il s'inqui‚tait des retards possibles, des accidents qui
pouvaient survenir en route. Il se sentait comme int‚ress‚ dans
cette gageure, et tremblait … la pens‚e qu'il avait pu la
compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi,
beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il ‚tait beaucoup plus
inquiet. Il comptait et recomptait les jours ‚coul‚s,
maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et blƒmait
_in petto_ Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au
m‚canicien. Il ne savait pas, le brave gar‡on, que ce qui ‚tait
possible sur un paquebot ne l'‚tait plus sur un chemin de fer,
dont la vitesse est r‚glement‚e.

Vers le soir, on s'engagea dans les d‚fil‚s des montagnes de
Sutpour, qui s‚parent le territoire du Khandeish de celui du
Bundelkund.

Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis
Cromarty, Passepartout, ayant consult‚ sa montre, r‚pondit qu'il
‚tait trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse
montre, toujours r‚gl‚e sur le m‚ridien de Greenwich, qui se
trouvait … prŠs de soixante-dix-sept degr‚s dans l'ouest, devait
retarder et retardait en effet de quatre heures.

Sir Francis rectifia donc l'heure donn‚e par Passepartout,
auquel il fit la mˆme observation que celui-ci avait d‚j… re‡ue
de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu'il
devait se r‚gler sur chaque nouveau m‚ridien, et que, puisqu'il
marchait constamment vers l'est, c'est-…-dire au-devant du
soleil, les jours ‚taient plus courts d'autant de fois quatre
minutes qu'il y avait de degr‚s parcourus. Ce fut inutile. Que
l'entˆt‚ gar‡on e–t compris ou non l'observation du brigadier
g‚n‚ral, il s'obstina … ne pas avancer sa montre, qu'il maintint
invariablement … l'heure de Londres. Innocente manie,
d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire … personne.

A huit heures du matin et … quinze milles en avant de la station
de Rothal, le train s'arrˆta au milieu d'une vaste clairiŠre,
bord‚e de quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le
conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant:

"Les voyageurs descendent ici."

Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien
comprendre … cette halte au milieu d'une forˆt de tamarins et de
khajours.

Passepartout, non moins surpris, s'‚lan‡a sur la voie et revint
presque aussit“t, s'‚criant:

"Monsieur, plus de chemin de fer!"

"Que voulez-vous dire? demanda Sir Francis Cromarty.

"Je veux dire que le train ne continue pas!"

Le brigadier g‚n‚ral descendit aussit“t de wagon. Phileas Fogg
le suivit, sans se presser. Tous deux s'adressŠrent au
conducteur:

"O— sommes-nous?" demanda Sir Francis Cromarty.

"Au hameau de Kholby," r‚pondit le conducteur.

"Nous nous arrˆtons ici?"

"Sans doute. Le chemin de fer n'est point achev‚..."

"Comment! il n'est point achev‚?"

"Non! il y a encore un tron‡on d'une cinquantaine de milles …
‚tablir entre ce point et Allahabad, o— la voie reprend."

"Les journaux ont pourtant annonc‚ l'ouverture complŠte du
railway!"

"Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont tromp‚s."

"Et vous donnez des billets de Bombay … Calcutta!" reprit Sir
Francis Cromarty, qui commen‡ait … s'‚chauffer.

"Sans doute," r‚pondit le conducteur, "mais les voyageurs savent
bien qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'…
Allahabad."

Sir Francis Cromarty ‚tait furieux. Passepartout e–t volontiers
assomm‚ le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait
regarder son maŒtre.

"Sir Francis," dit simplement Mr. Fogg, "nous allons, si vous le
voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad."

"Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument
pr‚judiciable … vos int‚rˆts?"

"Non, Sir Francis, cela ‚tait pr‚vu."

"Quoi! vous saviez que la voie..."

"En aucune fa‡on, mais je savais qu'un obstacle quelconque
surgirait t“t ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis.
J'ai deux jours d'avance … sacrifier. Il y a un steamer qui
part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 … midi. Nous ne sommes
qu'au 22, et nous arriverons … temps … Calcutta."

Il n'y avait rien … dire … une r‚ponse faite avec une si
complŠte assurance.

Il n'‚tait que trop vrai que les travaux du chemin de fer
s'arrˆtaient … ce point. Les journaux sont comme certaines
montres qui ont la manie d'avancer, et ils avaient pr‚matur‚ment
annonc‚ l'achŠvement de la ligne. La plupart des voyageurs
connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant
du train, ils s'‚taient empar‚s des v‚hicules de toutes sortes
que poss‚dait la bourgade, palkigharis … quatre roues,
charrettes traŒn‚es par des z‚bus, sortes de boeufs … bosses,
chars de voyage ressemblant … des pagodes ambulantes,
palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis
Cromarty, aprŠs avoir cherch‚ dans toute la bourgade,
revinrent-ils sans avoir rien trouv‚.

"J'irai … pied", dit Phileas Fogg.

Passepartout qui rejoignait alors son maŒtre, fit une grimace
significative, en consid‚rant ses magnifiques mais insuffisantes
babouches. Fort heureusement il avait ‚t‚ de son c“t‚ … la
d‚couverte, et en h‚sitant un peu:

"Monsieur," dit-il, "je crois que j'ai trouv‚ un moyen de
transport."

"Lequel?"

"Un ‚l‚phant! Un ‚l‚phant qui appartient … un Indien log‚ …
cent pas d'ici."

"Allons voir l'‚l‚phant", r‚pondit Mr. Fogg.

Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout arrivaient prŠs d'une hutte qui attenait … un
enclos ferm‚ de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un
Indien, et dans l'enclos, un ‚l‚phant. Sur leur demande,
l'Indien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans
l'enclos.

L…, ils se trouvŠrent en pr‚sence d'un animal, … demi
domestiqu‚, que son propri‚taire ‚levait, non pour en faire une
bˆte de somme, mais une bˆte de combat. Dans ce but, il avait
commenc‚ … modifier le caractŠre naturellement doux de l'animal,
de fa‡on … le conduire graduellement … ce paroxysme de rage
appel‚ "mutsh" dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant
pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut
paraŒtre impropre … donner un tel r‚sultat, mais il n'en est pas
moins employ‚ avec succŠs par les ‚leveurs. TrŠs heureusement
pour Mr. Fogg, l'‚l‚phant en question venait … peine d'ˆtre mis
… ce r‚gime, et le "mutsh" ne s'‚tait point encore d‚clar‚.

Kiouni -- c'‚tait le nom de la bˆte -- pouvait, comme tous ses
cong‚nŠres, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, …
d‚faut d'autre monture, Phileas Fogg r‚solut de l'employer.

Mais les ‚l‚phants sont chers dans l'Inde, o— ils commencent …
devenir rares. Les mƒles, qui seuls conviennent aux luttes des
cirques, sont extrˆmement recherch‚s. Ces animaux ne se
reproduisent que rarement, quand ils sont r‚duits … l'‚tat de
domesticit‚, de telle sorte qu'on ne peut s'en procurer que par
la chasse. Aussi sont-ils l'objet de soins extrˆmes, et lorsque
Mr. Fogg demanda … l'Indien s'il voulait lui louer son ‚l‚phant,
l'Indien refusa net.

Fogg insista et offrit de la bˆte un prix excessif, dix livres
(250 F) l'heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante
livres?

Refus toujours. Passepartout bondissait … chaque surenchŠre.
Mais l'Indien ne se laissait pas tenter.

La somme ‚tait belle, cependant. En admettant que l'‚l‚phant
employƒt quinze heures … se rendre … Allahabad, c'‚tait six
cents livres (15 000 F) qu'il rapporterait … son propri‚taire.

Phileas Fogg, sans s'animer en aucune fa‡on, proposa alors …
l'Indien de lui acheter sa bˆte et lui en offrit tout d'abord
mille livres (25 000 F).

L'Indien ne voulait pas vendre! Peut-ˆtre le dr“le flairait-il
une magnifique affaire.

Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg … part et l'engagea …
r‚fl‚chir avant d'aller plus loin. Phileas Fogg r‚pondit … son
compagnon qu'il n'avait pas l'habitude d'agir sans r‚flexion,
qu'il s'agissait en fin de compte d'un pari de vingt mille
livres, que cet ‚l‚phant lui ‚tait n‚cessaire, et que, d–t-il le
payer vingt fois sa valeur, il aurait cet ‚l‚phant.

Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allum‚s
par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'‚tait
qu'une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement
douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents,
enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge
d'ordinaire, ‚tait pƒle d'‚motion.

A deux mille livres, l'Indien se rendit.

"Par mes babouches," s'‚cria Passepartout, "voil… qui met … un
beau prix la viande d'‚l‚phant!"

L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un
guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, … la figure
intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui
promit une forte r‚mun‚ration, qui ne pouvait que doubler son
intelligence.

L'‚l‚phant fut amen‚ et ‚quip‚ sans retard. Le Parsi
connaissait parfaitement le m‚tier de "mahout" ou cornac. Il
couvrit d'une sorte de housse le dos de l'‚l‚phant et disposa,
de chaque c“t‚ sur ses flancs, deux espŠces de cacolets assez
peu confortables.

Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du
fameux sac. Il semblait vraiment qu'on les tirƒt des entrailles
de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit … Sir Francis Cromarty de
le transporter … la station d'Allahabad. Le brigadier g‚n‚ral
accepta.

Un voyageur de plus n'‚tait pas pour fatiguer le gigantesque
animal.

Des vivres furent achet‚es … Kholby. Sir Francis Cromarty prit
place dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre.
Passepartout se mit … califourchon sur la housse entre son
maŒtre et le brigadier g‚n‚ral. Le Parsi se jucha sur le cou de
l'‚l‚phant, et … neuf heures l'animal, quittant la bourgade,
s'enfon‡ait par le plus court dans l'‚paisse forˆt de lataniers.



XII


OU PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT A TRAVERS LES
FORETS DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT

Le guide, afin d'abr‚ger la distance … parcourir, laissa sur sa
droite le trac‚ de la voie dont les travaux ‚taient en cours
d'ex‚cution. Ce trac‚, trŠs contrari‚ par les capricieuses
ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court
chemin, que Phileas Fogg avait int‚rˆt … prendre. Le Parsi,
trŠs familiaris‚ avec les routes et sentiers du pays, pr‚tendait
gagner une vingtaine de milles en coupant … travers la forˆt, et
on s'en rapporta … lui.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans
leurs cacolets, ‚taient fort secou‚s par le trot raide de
l'‚l‚phant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais
ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique,
causant peu d'ailleurs, et se voyant … peine l'un l'autre.

Quant … Passepartout, post‚ sur le dos de la bˆte et directement
soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une
recommandation de son maŒtre, de tenir sa langue entre ses
dents, car elle e–t ‚t‚ coup‚e net. Le brave gar‡on, tant“t
lanc‚ sur le cou de l'‚l‚phant, tant“t rejet‚ sur la croupe,
faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il
plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de
temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que
l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans
interrompre un instant son trot r‚gulier.

AprŠs deux heures de marche, le guide arrˆta l'‚l‚phant et lui
donna une heure de repos. L'animal d‚vora des branchages et des
arbrisseaux, aprŠs s'ˆtre d'abord d‚salt‚r‚ … une mare voisine.
Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il
‚tait bris‚.

Mr. Fogg paraissait ˆtre aussi dispos que s'il f–t sorti de son
lit.

"Mais il est donc de fer!" dit le brigadier g‚n‚ral en le
regardant avec admiration.

"De fer forg‚", r‚pondit Passepartout, qui s'occupa de pr‚parer
un d‚jeuner sommaire.

A midi, le guide donna le signal du d‚part. Le pays prit
bient“t un aspect trŠs sauvage. Aux grandes forˆts succ‚dŠrent
des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes
plaines arides, h‚riss‚es de maigres arbrisseaux et sem‚es de
gros blocs de sy‚nites. Toute cette partie du haut Bundelkund,
peu fr‚quent‚e des voyageurs, est habit‚e par une population
fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la
religion indoue. La domination des Anglais n'a pu s'‚tablir
r‚guliŠrement sur un territoire soumis … l'influence des rajahs,
qu'il e–t ‚t‚ difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles
retraites des Vindhias.

Plusieurs fois, on aper‡ut des bandes d'Indiens farouches, qui
faisaient un geste de colŠre en voyant passer le rapide
quadrupŠde. D'ailleurs, le Parsi les ‚vitait autant que
possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On
vit peu d'animaux pendant cette journ‚e, … peine quelques
singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont
s'amusait fort Passepartout.

Une pens‚e au milieu de bien d'autres inqui‚tait ce gar‡on.
Qu'est-ce que Mr. Fogg ferait de l'‚l‚phant, quand il serait
arriv‚ … la station d'Allahabad? L'emmŠnerait-il? Impossible!
Le prix du transport ajout‚ au prix d'acquisition en ferait un
animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on … la libert‚?
Cette estimable bˆte m‚ritait bien qu'on e–t des ‚gards pour
elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, … lui,
Passepartout, il en serait trŠs embarrass‚. Cela ne laissait
pas de le pr‚occuper.

A huit heures du soir, la principale chaŒne des Vindhias avait
‚t‚ franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant
septentrional, dans un bungalow en ruine.

La distance parcourue pendant cette journ‚e ‚tait d'environ
vingt-cinq milles, et il en restait autant … faire pour
atteindre la station d'Allahabad.

La nuit ‚tait froide. A l'int‚rieur du bungalow, le Parsi
alluma un feu de branches sŠches, dont la chaleur fut trŠs
appr‚ci‚e. Le souper se composa des provisions achet‚es …
Kholby. Les voyageurs mangŠrent en gens harass‚s et moulus. La
conversation, qui commen‡a par quelques phrases entrecoup‚es, se
termina bient“t par des ronflements sonores. Le guide veilla
prŠs de Kiouni, qui s'endormit debout, appuy‚ au tronc d'un gros
arbre.

Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de
gu‚pards et de panthŠres troublŠrent parfois le silence, mˆl‚s …
des ricanement aigus de singes. Mais les carnassiers s'en
tinrent … des cris et ne firent aucune d‚monstration hostile
contre les h“tes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit
lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues.
Passepartout, dans un sommeil agit‚, recommen‡a en rˆve la
culbute de la veille. Quant … Mr. Fogg, il reposa aussi
paisiblement que s'il e–t ‚t‚ dans sa tranquille maison de
Saville-row.

A six heures du matin, on se remit en marche. Le guide esp‚rait
arriver … la station d'Allahabad le soir mˆme. De cette fa‡on,
Mr. Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante-huit heures
‚conomis‚es depuis le commencement du voyage.

On descendit les derniŠres rampes des Vindhias. Kiouni avait
repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la
bourgade de Kallenger, situ‚e sur le Cani, un des sous-affluents
du Gange. Il ‚vitait toujours les lieux habit‚s, se sentant
plus en s–ret‚ dans ces campagnes d‚sertes, qui marquent les
premiŠres d‚pressions du bassin du grand fleuve. La station
d'Allahabad n'‚tait pas … douze milles dans le nord-est. On fit
halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains
que le pain, "aussi succulents que la crŠme", disent les
voyageurs, furent extrˆmement appr‚ci‚s.

A deux heures, le guide entra sous le couvert d'une ‚paisse
forˆt, qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles.
Il pr‚f‚rait voyager ainsi … l'abri des bois. En tout cas, il
n'avait fait jusqu'alors aucune rencontre fƒcheuse, et le voyage
semblait devoir s'accomplir sans accident, quand l'‚l‚phant,
donnant quelques signes d'inqui‚tude, s'arrˆta soudain.

Il ‚tait quatre heures alors.

"Qu'y a-t-il?" demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tˆte
au-dessus de son cacolet.

"Je ne sais, mon officier", r‚pondit le Parsi, en prˆtant
l'oreille … un murmure confus qui passais sous l'‚paisse ramure.

Quelques instants aprŠs, ce murmure devint plus d‚finissable.
On e–t dit un concert, encore fort ‚loign‚, de voix humaines et
d'instruments de cuivre.

Passepartout ‚tait tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait
patiemment, sans prononcer une parole.

Le Parsi sauta … terre, attacha l'‚l‚phant … un arbre et
s'enfon‡a au plus ‚pais du taillis. Quelques minutes plus tard,
il revint, disant:

"Une procession de brahmanes qui se dirige de ce c“t‚. S'il est
possible, ‚vitons d'ˆtre vus."

Le guide d‚tacha l'‚l‚phant et le conduisit dans un fourr‚, en
recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied … terre.
Lui-mˆme se tint prˆt … enfourcher rapidement sa monture, si la
fuite devenait n‚cessaire. Mais il pensa que la troupe des
fidŠles passerait sans l'apercevoir, car l'‚paisseur du
feuillage le dissimulait entiŠrement.

Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait.
Des chants monotones se mˆlaient au son des tambours et des
cymbales. Bient“t la tˆte de la procession apparut sous les
arbres, … une cinquantaine de pas du poste occup‚ par Mr. Fogg
et ses compagnons. Ils distinguaient ais‚ment … travers les
branches le curieux personnel de cette c‚r‚monie religieuse.

En premiŠre ligne s'avan‡aient des prˆtres, coiff‚s de mitres et
vˆtus de longues robes chamarr‚es. Ils ‚taient entour‚s
d'hommes, de femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte
de psalmodie funŠbre, interrompue … intervalles ‚gaux par des
coups de tam-tams et de cymbales. DerriŠre eux, sur un char aux
larges roues dont les rayons et la jante figuraient un
entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traŒn‚e
par deux couples de z‚bus richement capara‡onn‚s. Cette statue
avait quatre bras ; le corps colori‚ d'un rouge sombre, les yeux
hagards, les cheveux emmˆl‚s, la langue pendante, les lŠvres
teintes de henn‚ et de b‚tel. A son cou s'enroulait un collier
de tˆtes de mort, … ses flancs une ceinture de mains coup‚es.
Elle se tenait debout sur un g‚ant terrass‚ auquel le chef
manquait.

Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.

"La d‚esse Kƒli," murmura-t-il, "la d‚esse de l'amour et de la
mort."

"De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais!" dit
Passepartout. La vilaine bonne femme!"

Le Parsi lui fit signe de se taire.

Autour de la statue s'agitait, se d‚menait, se convulsionnait un
groupe de vieux fakirs, z‚br‚s de bandes d'ocre, couverts
d'incisions cruciales qui laissaient ‚chapper leur sang goutte …
goutte, ‚nergumŠnes stupides qui, dans les grandes c‚r‚monies
indoues, se pr‚cipitent encore sous les roues du char de
Jaggernaut.

DerriŠre eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosit‚ de
leur costume oriental, traŒnaient une femme qui se soutenait …
peine.

Cette femme ‚tait jeune, blanche comme une Europ‚enne. Sa tˆte,
son cou, ses ‚paules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses
orteils ‚taient surcharg‚s de bijoux, colliers, bracelets,
boucles et bagues. Une tunique lam‚e d'or, recouverte d'une
mousseline l‚gŠre, dessinait les contours de sa taille.

DerriŠre cette jeune femme -- contraste violent pour les yeux--,
des gardes arm‚s de sabres nus pass‚s … leur ceinture et de
longs pistolets damasquin‚s, portaient un cadavre sur un
palanquin.

C'‚tait le corps d'un vieillard, revˆtu de ses opulents habits
de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brod‚ de perles, la
robe tissue de soie et d'or, la ceinture de cachemire diamant‚,
et ses magnifiques armes de prince indien.

Puis des musiciens et une arriŠre-garde de fanatiques, dont les
cris couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments,
fermaient le cortŠge.

Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air
singuliŠrement attrist‚, et se tournant vers le guide:

"Un sutty!" dit-il.

Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lŠvres.
La longue procession se d‚roula lentement sous les arbres, et
bient“t ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la
forˆt.

Peu … peu, les chants s'‚teignirent. Il y eut encore quelques
‚clats de cris lointains, et enfin … tout ce tumulte succ‚da un
profond silence.

Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononc‚ par Sir Francis
Cromarty, et aussit“t que la procession eut disparu:

"Qu'est-ce qu'un sutty?" demanda-t-il.

"Un sutty, monsieur Fogg," r‚pondit le brigadier g‚n‚ral, "c'est
un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme
que vous venez de voir sera br–l‚e demain aux premiŠres heures
du jour."

"Ah! les gueux!" s'‚cria Passepartout, qui ne put retenir ce
cri d'indignation.

"Et ce cadavre?" demanda Mr. Fogg.

"C'est celui du prince, son mari," r‚pondit le guide, un rajah
ind‚pendant du Bundelkund."

"Comment!" reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahŒt la
moindre ‚motion, ces barbares coutumes subsistent encore dans
l'Inde, et les Anglais n'ont pu les d‚truire?"

"Dans la plus grande partie de l'Inde," r‚pondit Sir Francis
Cromarty, ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous
n'avons aucune influence sur ces contr‚es sauvages, et
principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers
septentrional des Vindhias est le th‚ƒtre de meurtres et de
pillages incessants."

"La malheureuse! murmurait Passepartout, br–l‚e vive!"

"Oui," reprit le brigadier g‚n‚ral, "br–l‚e, et si elle ne
l'‚tait pas, vous ne sauriez croire … quelle mis‚rable condition
elle se verrait r‚duite par ses proches. On lui raserait les
cheveux, on la nourrirait … peine de quelques poign‚es de riz,
on la repousserait, elle serait consid‚r‚e comme une cr‚ature
immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux.
Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle
souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l'amour ou
le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice
est r‚ellement volontaire, et il faut l'intervention ‚nergique
du gouvernement pour l'empˆcher. Ainsi, il y a quelques ann‚es,
je r‚sidais … Bombay, quand une jeune veuve vint demander au
gouverneur l'autorisation de se br–ler avec le corps de son
mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors
la veuve quitta la ville, se r‚fugia chez un rajah ind‚pendant,
et l… elle consomma son sacrifice."

Pendant le r‚cit du brigadier g‚n‚ral, le guide secouait la
tˆte, et, quand le r‚cit fut achev‚:

"Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas
volontaire," dit-il.

"Comment le savez-vous?"

"C'est une histoire que tout le monde connaŒt dans le
Bundelkund," r‚pondit le guide.

"Cependant cette infortun‚e ne paraissait faire aucune
r‚sistance," fit observer Sir Francis Cromarty.

"Cela tient … ce qu'on l'a enivr‚e de la fum‚e du chanvre et de
l'opium."

"Mais o— la conduit-on?"

"A la pagode de Pillaji, … deux milles d'ici. L…, elle passera
la nuit en attendant l'heure du sacrifice."

"Et ce sacrifice aura lieu?..."

"Demain, dŠs la premiŠre apparition du jour."

AprŠs cette r‚ponse, le guide fit sortir l'‚l‚phant de l'‚pais
fourr‚ et se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment o— il
allait l'exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg
l'arrˆta, et, s'adressant … Sir Francis Cromarty:

"Si nous sauvions cette femme?" dit-il.

"Sauver cette femme, monsieur Fogg!.." s'‚cria le brigadier
g‚n‚ral.

"J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer …
cela."

"Tiens! Mais vous ˆtes un homme de coeur!" dit Sir Francis
Cromarty.

"Quelquefois," r‚pondit simplement Phileas Fogg, "quand j'ai le
temps."



XIII


DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
SOURIT AUX AUDACIEUX


Le dessein ‚tait hardi, h‚riss‚ de difficult‚s, impraticable
peut-ˆtre. Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa
libert‚, et par cons‚quent la r‚ussite de ses projets, mais il
n'h‚sita pas. Il trouva, d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty,
un auxiliaire d‚cid‚.

Quant … Passepartout, il ‚tait prˆt, on pouvait disposer de lui.
L'id‚e de son maŒtre l'exaltait. Il sentait un coeur, une ƒme
sous cette enveloppe de glace. Il se prenait … aimer Phileas
Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire? Ne
serait-il pas port‚ pour les hindous? A d‚faut de son concours,
il fallait au moins s'assurer sa neutralit‚.


Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

"Mon officier," r‚pondit le guide, "je suis Parsi, et cette
femme est Parsie. Disposez de moi."

"Bien, guide," r‚pondit Mr. Fogg.

"Toutefois, sachez-le bien," reprit le Parsi, "non seulement
nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous
sommes pris. Ainsi, voyez."

"C'est vu," r‚pondit Mr. Fogg. "Je pense que nous devrons
attendre la nuit pour agir?"

"Je le pense aussi", r‚pondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques d‚tails sur la victime.
C'‚tait une Indienne d'une beaut‚ c‚lŠbre, de race parsie, fille
de riches n‚gociants de Bombay. Elle avait re‡u dans cette
ville une ‚ducation absolument anglaise, et … ses maniŠres, …
son instruction, on l'e–t crue Europ‚enne. Elle se nommait
Aouda. Orpheline, elle fut mari‚e malgr‚ elle … ce vieux rajah
du Bundelkund. Trois mois aprŠs, elle devint veuve. Sachant
le sort qui l'attendait, elle s'‚chappa, fut reprise aussit“t,
et les parents du rajah, qui avaient int‚rˆt … sa mort, la
vouŠrent … ce supplice auquel il ne semblait pas qu'elle p–t
‚chapper.

Ce r‚cit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans
leur g‚n‚reuse r‚solution. Il fut d‚cid‚ que le guide
dirigerait l'‚l‚phant vers la pagode de Pillaji, dont il se
rapprocherait autant que possible.

Une demi-heure aprŠs, halte fut faite sous un taillis, … cinq
cents pas de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir ; mais
les hurlements des fanatiques se laissaient entendre
distinctement.

Les moyens de parvenir jusqu'… la victime furent alors discut‚s.
Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il
affirmait que la jeune femme ‚tait emprisonn‚e. Pourrait-on y
p‚n‚trer par une des portes, quand toute la bande serait plong‚e
dans le sommeil de l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou
dans une muraille? C'est ce qui ne pourrait ˆtre d‚cid‚ qu'au
moment et au lieu mˆmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c'est
que l'enlŠvement devait s'op‚rer cette nuit mˆme, et non quand,
le jour venu, la victime serait conduite au supplice. A cet
instant, aucune intervention humaine n'e–t pu la sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. DŠs que l'ombre
se fit, vers six heures du soir, ils r‚solurent d'op‚rer une
reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des
fakirs s'‚teignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens
devaient ˆtre plong‚s dans l'‚paisse ivresse du ® hang ¯ --
opium liquide, m‚lang‚ d'une infusion de chanvre --, et il
serait peut-ˆtre possible de se glisser entre eux jusqu'au
temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout, s'avan‡a sans bruit … travers la forˆt. AprŠs dix
minutes de reptation sous les ramures, ils arrivŠrent au bord
d'une petite riviŠre, et l…, … la lueur de torches de fer … la
pointe desquelles br–laient des r‚sines, ils aper‡urent un
monceau de bois empil‚.

C'‚tait le b–cher, fait de pr‚cieux santal, et d‚j… impr‚gn‚
d'une huile parfum‚e. A sa partie sup‚rieure reposait le corps
embaum‚ du rajah, qui devait ˆtre br–l‚ en mˆme temps que sa
veuve. A cent pas de ce b–cher s'‚levait la pagode, dont les
minarets per‡aient dans l'ombre la cime des arbres.

"Venez!" dit le guide … voix basse.

Et, redoublant de pr‚caution, suivi de ses compagnons, il se
glissa silencieusement … travers les grandes herbes.

Le silence n'‚tait plus interrompu que par le murmure du vent
dans les branches.


Bient“t le guide s'arrˆta … l'extr‚mit‚ d'une clairiŠre.
Quelques r‚sines ‚clairaient la place. Le sol ‚tait jonch‚ de
groupes de dormeurs, appesantis par l'ivresse. On e–t dit un
champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants,
tout ‚tait confondu. Quelques ivrognes rƒlaient encore ‡… et
l….

A l'arriŠre-plan, entre la masse des arbres, le temple de
Pillaji se dressait confus‚ment. Mais au grand d‚sappointement
du guide, les gardes des rajahs, ‚clair‚s par des torches
fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre
nu. On pouvait supposer qu'… l'int‚rieur les prˆtres veillaient
aussi.


Le Parsi ne s'avan‡a pas plus loin. Il avait reconnu
l'impossibilit‚ de forcer l'entr‚e du temple, et il ramena ses
compagnons en arriŠre.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui
qu'ils ne pouvaient rien tenter de ce c“t‚.

Ils s'arrˆtŠrent et s'entretinrent … voix basse.

"Attendons," dit le brigadier g‚n‚ral, "il n'est que huit heures
encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au
sommeil."

"Cela est possible, en effet", r‚pondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s'‚tendirent donc au pied d'un
arbre et attendirent.

Le temps leur parut long! Le guide les quittait parfois et
allait observer la lisiŠre du bois. Les gardes du rajah
veillaient toujours … la lueur des torches, et une vague lumiŠre
filtrait … travers les fenˆtres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu'… minuit. La situation ne changea pas.
Mˆme surveillance au-dehors. Il ‚tait ‚vident qu'on ne pouvait
compter sur l'assoupissement des gardes. L'ivresse du ® hang ¯
leur avait ‚t‚ probablement ‚pargn‚e. Il fallait donc agir
autrement et p‚n‚trer par une ouverture pratiqu‚e aux murailles
de la pagode. Restait la question de savoir si les prˆtres
veillaient auprŠs de leur victime avec autant de soin que les
soldats … la porte du temple.

AprŠs une derniŠre conversation, le guide se dit prˆt … partir.
Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent
un d‚tour assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arrivŠrent au pied des murs sans avoir
rencontr‚ personne. Aucune surveillance n'avait ‚t‚ ‚tablie de
ce c“t‚, mais il est vrai de dire que fenˆtres et portes
manquaient absolument.

L… nuit ‚tait sombre. La lune, alors dans son dernier quartier,
quittait … peine l'horizon, encombr‚ de gros nuages. La hauteur
des arbres accroissait encore l'obscurit‚.

Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles,
il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette
op‚ration, Phileas Fogg et ses compagnons n'avaient absolument
que leurs couteaux de poche. TrŠs heureusement, les parois du
temple se composaient d'un m‚lange de briques et de bois qui ne
pouvait ˆtre difficile … percer. La premiŠre brique une fois
enlev‚e, les autres viendraient facilement.

On se mit … la besogne, en faisant le moins de bruit possible.
Le Parsi d'un c“t‚, Passepartout, de l'autre, travaillaient …
desceller les briques, de maniŠre … obtenir une ouverture large
de deux pieds.

Le travail avan‡ait, quand un cri se fit entendre … l'int‚rieur
du temple, et presque aussit“t d'autres cris lui r‚pondirent du
dehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les
avait-on surpris? L'‚veil ‚tait-il donn‚? La plus vulgaire
prudence leur commandait de s'‚loigner, -- ce qu'ils firent en
mˆme temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se
blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que
l'alerte, si c'en ‚tait une, se f–t dissip‚e, et prˆts, dans ce
cas, … reprendre leur op‚ration.

Mais -- contretemps funeste -- des gardes se montrŠrent au
chevet de la pagode, et s'y installŠrent de maniŠre … empˆcher
toute approche.

Il serait difficile de d‚crire le d‚sappointement de ces quatre
hommes, arrˆt‚s dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne
pouvaient plus parvenir jusqu'… la victime, comment la
sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings.
Passepartout ‚tait hors de lui, et le guide avait quelque peine
… le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester ses
sentiments.

"N'avons-nous plus qu'… partir?" demanda le brigadier g‚n‚ral …
voix basse.

"Nous n'avons plus qu'… partir," r‚pondit le guide.

"Attendez," dit Fogg. "Il suffit que je sois demain … Allahabad
avant midi."

"Mais qu'esp‚rez-vous?" r‚pondit Sir Francis Cromarty. Dans
quelques heures le jour va paraŒtre, et..."

"La chance qui nous ‚chappe peut se repr‚senter au moment
suprˆme."

Le brigadier g‚n‚ral aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de
Phileas Fogg.

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais? Voulait-il, au moment
du supplice, se pr‚cipiter vers la jeune femme et l'arracher
ouvertement … ses bourreaux?"

C'e–t ‚t‚ une folie, et comment admettre que cet homme f–t fou …
ce point? N‚anmoins, Sir Francis Cromarty consentit … attendre
jusqu'au d‚nouement de cette terrible scŠne. Toutefois, le
guide ne laissa pas ses compagnons … l'endroit o— ils s'‚taient
r‚fugi‚s, et il les ramena vers la partie ant‚rieure de la
clairiŠre. L…, abrit‚s par un bouquet d'arbres, ils pouvaient
observer les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juch‚ sur les premiŠres branches d'un
arbre, ruminait une id‚e qui avait d'abord travers‚ son esprit
comme un ‚clair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau.

Il avait commenc‚ par se dire: "Quelle folie!" et maintenant il
r‚p‚tait: "Pourquoi pas, aprŠs tout? C'est une chance,
peut-ˆtre la seule, et avec de tels abrutis!..."

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pens‚e,
mais il ne tarda pas … se glisser avec la souplesse d'un serpent
sur les basses branches de l'arbre dont l'extr‚mit‚ se courbait
vers le sol.

Les heures s'‚coulaient, et bient“t quelques nuances moins
sombres annoncŠrent l'approche du jour. Cependant l'obscurit‚
‚tait profonde encore.

C'‚tait le moment. Il se fit comme une r‚surrection dans cette
foule assoupie. Les groupes s'animŠrent. Des coups de tam-tam
retentirent. Chants et cris ‚clatŠrent de nouveau. L'heure
‚tait venue … laquelle l'infortun‚e allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumiŠre plus
vive s'‚chappa de l'int‚rieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty
purent apercevoir la victime, vivement ‚clair‚e, que deux
prˆtres traŒnaient au-dehors. Il leur sembla mˆme que, secouant
l'engourdissement de l'ivresse par un suprˆme instinct de
conservation, la malheureuse tentait d'‚chapper … ses bourreaux.
Le coeur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement
convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que
cette main tenait un couteau ouvert.

En ce moment, la foule s'‚branla. La jeune femme ‚tait retomb‚e
dans cette torpeur provoqu‚e par les fum‚es du chanvre. Elle
passa … travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs
vocif‚rations religieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se mˆlant aux derniers rangs de
la foule, la suivirent.

Deux minutes aprŠs, ils arrivaient sur le bord de la riviŠre et
s'arrˆtaient … moins de cinquante pas du b–cher, sur lequel
‚tait couch‚ le corps du rajah. Dans la demi-obscurit‚, ils
virent la victime absolument inerte, ‚tendue auprŠs du cadavre
de son ‚poux.

Puis une torche fut approch‚e et le bois impr‚gn‚ d'huile,
s'enflamma aussit“t.

A ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas
Fogg, qui dans un moment de folie g‚n‚reuse, s'‚lan‡ait vers le
b–cher...

Mais Phileas Fogg les avait d‚j… repouss‚s, quand la scŠne
changea soudain. Un cri de terreur s'‚leva. Toute cette foule
se pr‚cipita … terre, ‚pouvant‚e.

Le vieux rajah n'‚tait donc pas mort, qu'on le vŒt se redresser
tout … coup, comme un fant“me, soulever la jeune femme dans ses
bras, descendre du b–cher au milieu des tourbillons de vapeurs
qui lui donnaient une apparence spectrale?

Les fakirs, les gardes, les prˆtres, pris d'une terreur subite,
‚taient l…, face … terre, n'osant lever les yeux et regarder un
tel prodige!

La victime inanim‚e passa entre les bras vigoureux qui la
portaient, et sans qu'elle par–t leur peser. Mr. Fogg et Sir
Francis Cromarty ‚taient demeur‚s debout. Le Parsi avait courb‚
la tˆte, et Passepartout, sans doute, n'‚tait pas moins
stup‚fi‚!...

Ce ressuscit‚ arriva ainsi prŠs de l'endroit o— se tenaient Mr.
Fogg et Sir Francis Cromarty, et l…, d'une voix brŠve:
"Filons!.." dit-il.

C'‚tait Passepartout lui-mˆme qui s'‚tait gliss‚ vers le b–cher
au milieu de la fum‚e ‚paisse! C'‚tait Passepartout qui,
profitant de l'obscurit‚ profonde encore, avait arrach‚ la jeune
femme … la mort! C'‚tait Passepartout qui, jouant son r“le avec
un audacieux bonheur, passait au milieu de l'‚pouvante g‚n‚rale!

Un instant aprŠs, tous quatre disparaissaient dans le bois, et
l'‚l‚phant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des
clameurs et mˆme une balle, per‡ant le chapeau de Phileas Fogg,
leur apprirent que la ruse ‚tait d‚couverte.

En effet, sur le b–cher enflamm‚ se d‚tachait alors le corps du
vieux rajah. Les prˆtres, revenus de leur frayeur, avaient
compris qu'un enlŠvement venait de s'accomplir.

Aussit“t ils s'‚taient pr‚cipit‚s dans la forˆt. Les gardes les
avaient suivis. Une d‚charge avait eu lieu, mais les ravisseurs
fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient
hors de la port‚e des balles et des flŠches.



XIV


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLEE DU
GANGE SANS MEME SONGER A LA VOIR

Le hardi enlŠvement avait r‚ussi. Une heure aprŠs, Passepartout
riait encore de son succŠs. Sir Francis Cromarty avait serr‚ la
main de l'intr‚pide gar‡on. Son maŒtre lui avait dit: "Bien",
ce qui, dans la bouche de ce gentleman, ‚quivalait … une haute
approbation. A quoi Passepartout avait r‚pondu que tout
l'honneur de l'affaire appartenait … son maŒtre. Pour lui, il
n'avait eu qu'une id‚e "dr“le", et il riait en songeant que,
pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste,
ex-sergent de pompiers, avait ‚t‚ le veuf d'une charmante femme,
un vieux rajah embaum‚!

Quant … la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce
qui s'‚tait pass‚. Envelopp‚e dans les couvertures de voyage,
elle reposait sur l'un des cacolets. Cependant l'‚l‚phant,
guid‚ avec une extrˆme s–ret‚ par le Parsi, courait rapidement
dans la forˆt encore obscure. Une heure aprŠs avoir quitt‚ la
pagode de Pillaji, il se lan‡ait … travers une immense plaine.
A sept heures, on fit halte. La jeune femme ‚tait toujours dans
une prostration complŠte. Le guide lui fit boire quelques
gorg‚es d'eau et de brandy, mais cette influence stup‚fiante qui
l'accablait devait se prolonger quelque temps encore. Sir
Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse
produite par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune
inqui‚tude sur son compte.

Mais si le r‚tablissement de la jeune Indienne ne fit pas
question dans l'esprit du brigadier g‚n‚ral, celui-ci se
montrait moins rassur‚ pour l'avenir. Il n'h‚sita pas … dire …
Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l'Inde, elle
retomberait in‚vitablement entre les mains de ses bourreaux.
Ces ‚nergumŠnes se tenaient dans toute la p‚ninsule, et
certainement, malgr‚ la police anglaise, ils sauraient reprendre
leur victime, f–t-ce … Madras, … Bombay, … Calcutta. Et Sir
Francis Cromarty citait, … l'appui de ce dire, un fait de mˆme
nature qui s'‚tait pass‚ r‚cemment. A son avis, la jeune femme
ne serait v‚ritablement en s–ret‚ qu'aprŠs avoir quitt‚ l'Inde.

Phileas Fogg r‚pondit qu'il tiendrait compte de ces observations
et qu'il aviserait.

Vers dix heures, le guide annon‡ait la station d'Allahabad. L…
reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains
franchissent, en moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui
s‚pare Allahabad de Calcutta.

Phileas Fogg devait donc arriver … temps pour prendre un
paquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre,
… midi, pour Hong-Kong.

La jeune femme fut d‚pos‚e dans une chambre de la gare.
Passepartout fut charg‚ d'aller acheter pour elle divers objets
de toilette, robe, chƒle, fourrures, etc. , ce qu'il
trouverait. Son maŒtre lui ouvrait un cr‚dit illimit‚.

Passepartout partit aussit“t et courut les rues de la ville.
Allahabad, c'est la cit‚ de Dieu, l'une des plus v‚n‚r‚es de
l'Inde, en raison de ce qu'elle est bƒtie au confluent de deux
fleuves sacr‚s, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les
pŠlerins de toute la p‚ninsule. On sait d'ailleurs que, suivant
les l‚gendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel,
d'o—, grƒce … Brahma, il descend sur la terre.

Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bient“t vu la
ville, autrefois d‚fendue par un fort magnifique qui est devenu
une prison d'Etat. Plus de commerce, plus d'industrie dans
cette cit‚, jadis industrielle et commer‡ante. Passepartout,
qui cherchait vainement un magasin de nouveaut‚s, comme s'il e–t
‚t‚ dans Regent-street … quelques pas de Farmer et Co., ne
trouva que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les
objets dont il avait besoin, une robe en ‚toffe ‚cossaise, un
vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre qu'il
n'h‚sita pas … payer soixante-quinze livres (1 875 F).

Puis, tout triomphant, il retourna … la gare.

Mrs. Aouda commen‡ait … revenir … elle. Cette influence …
laquelle les prˆtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait
peu … peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur
indienne.

Lorsque le roi-poŠte, U‡af Uddaul, c‚lŠbre les charmes de la
reine d'Ahm‚hnagara, il s'exprime ainsi:

"Sa luisante chevelure, r‚guliŠrement divis‚e en deux parts,
encadre les contours harmonieux de ses joues d‚licates et
blanches, brillantes de poli et de fraŒcheur. Ses sourcils
d'‚bŠne ont la forme et la puissance de l'arc de Kama, dieu
d'amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de
ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacr‚s de
l'Himalaya les reflets les plus purs de la lumiŠre c‚leste.
Fines, ‚gales et blanches, ses dents resplendissent entre ses
lŠvres souriantes, comme des gouttes de ros‚e dans le sein
mi-clos d'une fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux
courbes sym‚triques, ses mains vermeilles, ses petits pieds
bomb‚s et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de
l'‚clat des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux
diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu'une main
suffit … enserrer, rehausse l'‚l‚gante cambrure de ses reins
arrondis et la richesse de son buste o— la jeunesse en fleur
‚tale ses plus parfaits tr‚sors, et, sous les plis soyeux de sa
tunique, elle semble avoir ‚t‚ model‚e en argent pur de la main
divine de Vicvacarma, l'‚ternel statuaire."

Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs.
Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, ‚tait une charmante
femme dans toute l'acception europ‚enne du mot. Elle parlait
l'anglais avec une grande puret‚, et le guide n'avait point
exag‚r‚ en affirmant que cette jeune Parsie avait ‚t‚
transform‚e par l'‚ducation.

Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le
Parsi attendait. Mr. Fogg lui r‚gla son salaire au prix
convenu, sans le d‚passer d'un farthing. Ceci ‚tonna un peu
Passepartout, qui savait tout ce que son maŒtre devait au
d‚vouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risqu‚
volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, plus
tard, les Indous l'apprenaient, il ‚chapperait difficilement …
leur vengeance.

Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un
‚l‚phant achet‚ si cher?

Mais Phileas Fogg avait d‚j… pris une r‚solution … cet ‚gard.

"Parsi," dit-il au guide, "tu as ‚t‚ serviable et d‚vou‚. J'ai
pay‚ ton service, mais non ton d‚vouement. Veux-tu cet
‚l‚phant? Il est … toi."

Les yeux du guide brillŠrent.

"C'est une fortune que Votre Honneur me donne!" s'‚cria-t-il.

"Accepte, guide," r‚pondit Mr. Fogg, "et c'est moi qui serai
encore ton d‚biteur."

"A la bonne heure!" s'‚cria Passepartout. "Prends, ami!
Kiouni est un brave et courageux animal!"

Et, allant … la bˆte, il lui pr‚senta quelques morceaux de
sucre, disant:

"Tiens, Kiouni, tiens, tiens!"

L'‚l‚phant fit entendre quelques grognement de satisfaction.
Puis, prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa
trompe, il l'enleva jusqu'… la hauteur de sa tˆte.
Passepartout, nullement effray‚, fit une bonne caresse …
l'animal, qui le repla‡a doucement … terre, et, … la poign‚e de
trompe de l'honnˆte Kiouni, r‚pondit une vigoureuse poign‚e de
main de l'honnˆte gar‡on.

Quelques instants aprŠs, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout, install‚s dans un confortable wagon dont Mrs.
Aouda occupait la meilleure place, couraient … toute vapeur vers
B‚narŠs.

Quatre-vingts milles au plus s‚parent cette ville d'Allahabad,
et ils furent franchis en deux heures.

Pendant ce trajet, la jeune femme revint complŠtement … elle;
les vapeurs assoupissantes du hang se dissipŠrent.

Quel fut son ‚tonnement de se trouver sur le railway, dans ce
compartiment, recouverte de vˆtements europ‚ens, au milieu de
voyageurs qui lui ‚taient absolument inconnus!

Tout d'abord, ses compagnons lui prodiguŠrent leurs soins et la
ranimŠrent avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier
g‚n‚ral lui raconta son histoire. Il insista sur le d‚vouement
de Phileas Fogg, qui n'avait pas h‚sit‚ … jouer sa vie pour la
sauver, et sur le d‚nouement de l'aventure, d– … l'audacieuse
imagination de Passepartout.

Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout,
tout honteux, r‚p‚tait que "‡a n'en valait pas la peine"!

Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes
plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lŠvres,
furent les interprŠtes de sa reconnaissance. Puis, sa pens‚e la
reportant aux scŠnes du sutty, ses regards revoyant cette terre
indienne o— tant de dangers l'attendaient encore, elle fut prise
d'un frisson de terreur.

Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs.
Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, trŠs froidement
d'ailleurs, de la conduire … Hong-Kong, o— elle demeurerait
jusqu'… ce que cette affaire f–t assoupie.

Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Pr‚cis‚ment, …
Hong-Kong, r‚sidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un
des principaux n‚gociants de cette ville, qui est absolument
anglaise, tout en occupant un point de la c“te chinoise.

A midi et demi, le train s'arrˆtait … la station de B‚narŠs.
Les l‚gendes brahmaniques affirment que cette ville occupe
l'emplacement de l'ancienne Casi, qui ‚tait autrefois suspendue
dans l'espace, entre le z‚nith et le nadir, comme la tombe de
Mahomet. Mais, … cette ‚poque plus r‚aliste, B‚narŠs, AthŠnes
de l'Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosa‹quement
sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons
de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un
aspect absolument d‚sol‚, sans aucune couleur locale.

C'‚tait l… que devait s'arrˆter Sir Francis Cromarty. Les
troupes qu'il rejoignait campaient … quelques milles au nord de
la ville. Le brigadier g‚n‚ral fit donc ses adieux … Phileas
Fogg, lui souhaitant tout le succŠs possible, et exprimant le
voeu qu'il recommen‡ƒt ce voyage d'une fa‡on moins originale,
mais plus profitable. Mr. Fogg pressa l‚gŠrement les doigts de
son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus
affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait … Sir
Francis Cromarty. Quant … Passepartout, il fut honor‚ d'une
vraie poign‚e de main de la part du brigadier g‚n‚ral.

Tout ‚mu, il se demanda o— et quand il pourrait bien se d‚vouer
pour lui. Puis on se s‚para.

A partir de B‚narŠs, la voie ferr‚e suivait en partie la vall‚e
du Gange. A travers les vitres du wagon, par un temps assez
clair, apparaissait le paysage vari‚ du B‚har, puis des
montagnes couvertes de verdure, les champs d'orge, de ma‹s et de
froment, des rios et des ‚tangs peupl‚s d'alligators verdƒtres,
des villages bien entretenus, des forˆts encore verdoyantes.
Quelques ‚l‚phants, des z‚bus … grosse bosse venaient se baigner
dans les eaux du fleuve sacr‚, et aussi, malgr‚ la saison
avanc‚e et la temp‚rature d‚j… froide, des bandes d'Indous des
deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes
ablutions. Ces fidŠles, ennemis acharn‚s du bouddhisme, sont
sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en
ces trois personnes : Whisnou, la divinit‚ solaire, Shiva, la
personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le
maŒtre suprˆme des prˆtres et des l‚gislateurs. Mais de quel
oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils consid‚rer cette
Inde, maintenant "britannis‚e", lorsque quelque steam-boat
passait en hennissant et troublait les eaux consacr‚es du Gange,
effarouchant les mouettes qui volaient … sa surface, les tortues
qui pullulaient sur ses bords, et les d‚vots ‚tendus au long de
ses rives!

Tout ce panorama d‚fila comme un ‚clair, et souvent un nuage de
vapeur blanche en cacha les d‚tails. A peine les voyageurs
purent-ils entrevoir le fort de Chunar, … vingt milles au
sud-est de B‚narŠs, ancienne forteresse des rajahs du B‚har,
Ghazepour et ses importantes fabriques d'eau de rose, le tombeau
de Lord Cornwallis qui s'‚lŠve sur la rive gauche du Gange, la
ville fortifi‚e de Buxar, Patna, grande cit‚ industrielle et
commer‡ante, o— se tient le principal march‚ d'opium de l'Inde,
Monghir, ville plus qu'europ‚enne, anglaise comme Manchester ou
Birmingham, renomm‚e pour ses fonderies de fer, ses fabriques de
taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes chemin‚es
encrassaient d'une fum‚e noire le ciel de Brahma, -- et un
v‚ritable coup de poing dans le pays du rˆve!

Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des
ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train
passa … toute vitesse, et on n'aper‡ut plus rien des merveilles
du Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui
fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor,
ce point fran‡ais du territoire indien sur lequel Passepartout
e–t ‚t‚ fier de voir flotter le drapeau de sa patrie!

Enfin, … sept heures du matin, Calcutta ‚tait atteint. Le
paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'…
midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.

D'aprŠs son itin‚raire, ce gentleman devait arriver dans la
capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours aprŠs avoir
quitt‚ Londres, et il y arrivait au jour fix‚. Il n'avait donc
ni retard ni avance.

Malheureusement, les deux jours gagn‚s par lui entre Londres et
Bombay avaient ‚t‚ perdus, on sait comment, dans cette travers‚e
de la p‚ninsule indienne, -- mais il est … supposer que Phileas
Fogg ne les regrettait pas.



XV


OU LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLEGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
LIVRES

Le train s'‚tait arrˆt‚ en gare. Passepartout descendit le
premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune
compagne … mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se
rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer
confortablement Mrs. Aouda, qu'il ne voulait pas quitter, tant
qu'elle serait en ce pays si dangereux pour elle.

Au moment o— Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman
s'approcha de lui et dit:

"Monsieur Phileas Fogg?"

"C'est moi."

"Cet homme est votre domestique? ajouta le policeman en
d‚signant Passepartout.

"Oui."

"Veuillez me suivre tous les deux."

Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui p–t marquer en lui une
surprise quelconque. Cet agent ‚tait un repr‚sentant de la loi,
et, pour tout Anglais, la loi est sacr‚e. Passepartout, avec
ses habitudes fran‡aises, voulut raisonner, mais le policeman le
toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d'ob‚ir.

"Cette jeune dame peut nous accompagner?" demanda Mr. Fogg.

"Elle le peut", r‚pondit le policeman.

Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers
un palki-ghari, sorte de voiture … quatre roues et … quatre
places, attel‚e de deux chevaux. On partit. Personne ne parla
pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ.

La voiture traversa d'abord la "ville noire", aux rues ‚troites,
bord‚es de cahutes dans lesquelles grouillait une population
cosmopolite, sale et d‚guenill‚e ; puis elle passa … travers la
ville europ‚enne, ‚gay‚e de maisons de briques, ombrag‚e de
cocotiers, h‚riss‚e de mƒtures, que parcouraient d‚j…, malgr‚
l'heure matinale, des cavaliers ‚l‚gants et de magnifiques
attelages.

Le palki-ghari s'arrˆta devant une habitation d'apparence
simple, mais qui ne devait pas ˆtre affect‚e aux usages
domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers -- on
pouvait vraiment leur donner ce nom --, et il les conduisit dans
une chambre aux fenˆtres grill‚es, en leur disant:

"C'est … huit heures et demie que vous comparaŒtrez devant le
juge Obadiah."

Puis il se retira et ferma la porte.

"Allons! nous sommes pris!" s'‚cria Passepartout, en se
laissant aller sur une chaise.

Mrs. Aouda, s'adressant aussit“t … Mr. Fogg, lui dit d'une voix
dont elle cherchait en vain … d‚guiser l'‚motion:

"Monsieur, il faut m'abandonner! C'est pour moi que vous ˆtes
poursuivi! C'est pour m'avoir sauv‚e!"

Phileas Fogg se contenta de r‚pondre que cela n'‚tait pas
possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty!
Inadmissible! Comment les plaignants oseraient-ils se
pr‚senter? Il y avait m‚prise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous
les cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et qu'il la
conduirait … Hong-Kong.

"Mais le bateau part … midi! fit observer Passepartout.

"Avant midi nous serons … bord," r‚pondit simplement
l'impassible gentleman.

Cela fut affirm‚ si nettement, que Passepartout ne put
s'empˆcher de se dire … lui-mˆme:

"Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons … bord!"
Mais il n'‚tait pas rassur‚ du tout.

A huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le
policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la
salle voisine.

C'‚tait une salle d'audience, et un public assez nombreux,
compos‚ d'Europ‚ens et d'indigŠnes, en occupait d‚j… le
pr‚toire.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en
face des siŠges r‚serv‚s au magistrat et au greffier.

Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussit“t, suivi du
greffier. C'‚tait un gros homme tout rond. Il d‚crocha une
perruque pendue … un clou et s'en coiffa lestement.

"La premiŠre cause", dit-il.

Mais, portant la main … sa tˆte:

"H‚! ce n'est pas ma perruque!"

"En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne," r‚pondit le
greffier.

"Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse
rendre une bonne sentence avec la perruque d'un greffier!"

L'‚change des perruques fut fait. Pendant ces pr‚liminaires,
Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui
paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse
horloge du pr‚toire.

"La premiŠre cause," reprit alors le juge Obadiah.

"Phileas Fogg?" dit le greffier Oysterpuf.

"Me voici," r‚pondit Mr. Fogg.

"Passepartout?"

"Pr‚sent!" r‚pondit Passepartout.

"Bien!" dit le juge Obadiah. "Voil… deux jours, accus‚s, que
l'on vous guette … tous les trains de Bombay.

"Mais de quoi nous accuse-t-on?" s'‚cria Passepartout,
impatient‚.

"Vous allez le savoir," r‚pondit le juge.

"Monsieur," dit alors Mr. Fogg, "je suis citoyen anglais, et
j'ai droit.."

"Vous a-t-on manqu‚ d'‚gards? demanda Mr. Obadiah.

"Aucunement."

"Bien! faites entrer les plaignants."

Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prˆtres indous
furent introduits par un huissier.

"C'est bien cela! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui
voulaient br–ler notre jeune dame!"

Les prˆtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut
… haute voix une plainte en sacrilŠge, formul‚e contre le sieur
Phileas Fogg et son domestique, accus‚s d'avoir viol‚ un lieu
consacr‚ par la religion brahmanique.

"Vous avez entendu?" demanda le juge … Phileas Fogg.

"Oui, monsieur," r‚pondit Mr. Fogg en consultant sa montre, "et
j'avoue."

"Ah! vous avouez?.."

"J'avoue et j'attends que ces trois prˆtres avouent … leur tour
ce qu'ils voulaient faire … la pagode de Pillaji."

Les prˆtres se regardŠrent. Ils semblaient ne rien comprendre
aux paroles de l'accus‚.

"Sans doute!" s'‚cria imp‚tueusement Passepartout, … cette
pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient br–ler leur
victime!"

Nouvelle stup‚faction des prˆtres, et profond ‚tonnement du juge
Obadiah.

"Quelle victime?" demanda-t-il. "Br–ler qui! En pleine ville
de Bombay?"

"Bombay? s'‚cria Passepartout.

"Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de
la pagode de Malebar-Hill, … Bombay."

"Et comme piŠce de conviction, voici les souliers du
profanateur," ajouta le greffier, en posant une paire de
chaussures sur son bureau.

"Mes souliers!" s'‚cria Passepartout, qui, surpris au dernier
chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.

On devine la confusion qui s'‚tait op‚r‚e dans l'esprit du
maŒtre et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay,
ils l'avaient oubli‚, et c'‚tait celui-l… mˆme qui les amenait
devant le magistrat de Calcutta.

En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait
tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son d‚part de
douze heures, il s'‚tait fait le conseil des prˆtres de
Malebar-Hill; il leur avait promis des dommages-int‚rˆts
consid‚rables, sachant bien que le gouvernement anglais se
montrait trŠs s‚vŠre pour ce genre de d‚lit; puis, par le train
suivant, il les avait lanc‚s sur les traces du sacrilŠge. Mais,
par suite du temps employ‚ … la d‚livrance de la jeune veuve,
Fix et les Indous arrivŠrent … Calcutta avant Phileas Fogg et
son domestique, que les magistrats, pr‚venus par d‚pˆche,
devaient arrˆter … leur descente du train. Que l'on juge du
d‚sappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n'‚tait
point encore arriv‚ dans la capitale de l'Inde. Il dut croire
que son voleur, s'arrˆtant … une des stations du
Peninsular-railway, s'‚tait r‚fugi‚ dans les provinces
septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de
mortelles inqui‚tudes, Fix le guetta … la gare. Quelle fut
donc sa joie quand, ce matin mˆme, il le vit descendre du wagon,
en compagnie, il est vrai, d'une jeune femme dont il ne pouvait
s'expliquer la pr‚sence. Aussit“t il lan‡a sur lui un
policeman, et voil… comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve
du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.

Et si Passepartout e–t ‚t‚ moins pr‚occup‚ de son affaire, il
aurait aper‡u, dans un coin du pr‚toire, le d‚tective, qui
suivait le d‚bat avec un int‚rˆt facile … comprendre, -- car …
Calcutta, comme … Bombay, comme … Suez, le mandat d'arrestation
lui manquait encore!

Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu ‚chapp‚ …
Passepartout, qui aurait donn‚ tout ce qu'il poss‚dait pour
reprendre ses imprudentes paroles.

"Les faits sont avou‚s?" dit le juge.

"Avou‚s," r‚pondit froidement Mr. Fogg.

"Attendu," reprit le juge, "attendu que la loi anglaise entend
prot‚ger ‚galement et rigoureusement toutes les religions des
populations de l'Inde, le d‚lit ‚tant avou‚ par le sieur
Passepartout, convaincu d'avoir viol‚ d'un pied sacrilŠge le
pav‚ de la pagode de Malebar-Hill, … Bombay, dans la journ‚e du
20 octobre, condamne ledit Passepartout … quinze jours de prison
et … une amende de trois cents livres (7 500 F).

"Trois cents livres?" s'‚cria Passepartout, qui n'‚tait
v‚ritablement sensible qu'… l'amende.

"Silence!" fit l'huissier d'une voix glapissante.

"Et," ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas
mat‚riellement prouv‚ qu'il n'y ait pas connivence entre le
domestique et le maŒtre, qu'en tout cas celui-ci doit ˆtre tenu
responsable des gestes d'un serviteur … ses gages, retient ledit
Phileas Fogg et le condamne … huit jours de prison et cent
cinquante livres d'amende. Greffier, appelez une autre cause!"

Fix, dans son coin, ‚prouvait une indicible satisfaction.
Phileas Fogg retenu huit jours … Calcutta, c'‚tait plus qu'il
n'en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.

Passepartout ‚tait abasourdi. Cette condamnation ruinait son
maŒtre. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce
que, en vrai badaud, il ‚tait entr‚ dans cette maudite pagode!
Phileas Fogg, aussi maŒtre de lui que si cette condamnation ne
l'e–t pas concern‚, n'avait pas mˆme fronc‚ le sourcil. Mais au
moment o— le greffier appelait une autre cause, il se leva et
dit:

"J'offre caution."

"C'est votre droit", r‚pondit le juge.

Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance,
quand il entendit le juge, "attendu la qualit‚ d'‚trangers de
Phileas Fogg et de son domestique", fixer la caution pour chacun
d'eux … la somme ‚norme de mille livres (25 000 F).

C'‚tait deux mille livres qu'il en co–terait … Mr. Fogg, s'il ne
purgeait pas sa condamnation.

"Je paie", dit ce gentleman.

Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de
bank-notes qu'il d‚posa sur le bureau du greffier.

"Cette somme vous sera restitu‚e … votre sortie de prison," dit
le juge. En attendant, vous ˆtes libres sous caution.

"Venez," dit Phileas Fogg … son domestique.

"Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers!" s'‚cria
Passepartout avec un mouvement de rage.

On lui rendit ses souliers.

"En voil… qui co–tent cher!" murmura-t-il. "Plus de mille
livres chacun! Sans compter qu'ils me gˆnent!"

Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait
offert son bras … la jeune femme. Fix esp‚rait encore que son
voleur ne se d‚ciderait jamais … abandonner cette somme de deux
mille livres et qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se
jeta donc sur les traces de Fogg.

Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda,
Passepartout et lui montŠrent aussit“t. Fix courut derriŠre la
voiture, qui s'arrˆta bient“t sur l'un des quais de la ville.

A un demi-mille en rade, le _Rangoon_ ‚tait mouill‚, son
pavillon de partance hiss‚ en tˆte de mƒt. Onze heures
sonnaient. Mr. Fogg ‚tait en avance d'une heure. Fix le vit
descendre de voiture et s'embarquer dans un canot avec Mrs.
Aouda et son domestique. Le d‚tective frappa la terre du pied.

"Le gueux!" s'‚cria-t-il, "il part! Deux mille livres
sacrifi‚es! Prodigue comme un voleur! Ah! je le filerai
jusqu'au bout du monde s'il le faut; mais du train dont il va,
tout l'argent du vol y aura pass‚!"

L'inspecteur de police ‚tait fond‚ … faire cette r‚flexion. En
effet, depuis qu'il avait quitt‚ Londres, tant en frais de
voyage qu'en primes, en achat d'‚l‚phant, en cautions et en
amendes, Phileas Fogg avait d‚j… sem‚ plus de cinq mille livres
(125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme
recouvr‚e, attribu‚ aux d‚tectives, allait diminuant toujours.



XVI


OU FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAITRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
PARLE

Le _Rangoon_, l'un des paquebots que la Compagnie p‚ninsulaire
et orientale emploie au service des mers de la Chine et du
Japon, ‚tait un steamer en fer, … h‚lice, jaugeant brut dix-sept
cent soixante-dix tonnes, et d'une force nominale de quatre
cents chevaux. Il ‚galait le _Mongolia_ en vitesse, mais non en
confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien
install‚e que l'e–t d‚sir‚ Phileas Fogg. AprŠs tout, il ne
s'agissait que d'une travers‚e de trois mille cinq cents milles,
soit de onze … douze jours, et la jeune femme ne se montra pas
une difficile passagŠre.

Pendant les premiers jours de cette travers‚e, Mrs. Aouda fit
plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion,
elle lui t‚moignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique
gentleman l'‚coutait, en apparence au moins, avec la plus


 


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