Les Cinq Cents Millions de la Begum
by
Jules Verne

Part 1 out of 4







This eBook was prepared by Norm Wolcott.



Les cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne

TABLE DES MATIÉRES
I - OÙ MR. SHARP FAIT SON ENTRÉE
II - DEUX COPAINS
III - UN FAIT DIVERS
IV - PART Â DEUX
V - LA CITÉ DE L'ACIER
VI - LE PUITS ALBRECHT
VII - LE BLOC CENTRAL
VIII - LA CAVERNS DU DRAGON
IX - « P. P. C. »
X - UN ARTICLE DE L' « UNSERE CENTURIE », REVUE ALLEMANDE
XI - UN DÎNER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN
XII - LE CONSEIL
XIII - MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT
XIV - BRANLE-BAS DE COMBAT
XV - LA BOURSE DE SAN FRANCISCO
XVI - DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE
XVII - EXPLICATIONS À COUPS DE FUSIL
XVIII- L'AMANDE DU NOYAU
XIX - UNE AFFAIRE DE FAMILLE
XX - CONCLUSION

I OU MR. SHARP FAIT SON ENTREE

<< Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! >> se dit à lui-même
le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.

Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est
une des formes de la distraction.

C'était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et
purs sous leurs lunettes d'acier, de physionomie à la fois grave et
aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un
brave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune
recherche, le docteur était déjà rasé de frais et cravaté de blanc.

Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton,
s'étalaient le _Times_, le _Daily Telegraph_, le _Daily News_. Dix
heures sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le
tour de la ville, de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de
lire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu _in
extenso_ d'un mémoire qu'il avait présenté l'avant-veille au grand
Congrès international d'Hygiène, sur un << compte-globules du sang >>
dont il était l'inventeur.

Devant lui, un plateau, recouvert d'une nappe blanche, contenait une
côtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de
ces rôties au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille,
grâce aux petits pains spéciaux que les boulangers leur fournissent.

<< Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très
bien faits, on ne peut pas dire le contraire !... Le speech du vice-
président, la réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements
de mon mémoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait,
photographié. >>

<< La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L'honorable associé
s'exprime en français. "Mes auditeurs m'excuseront, dit-il en débutant,
si je prends cette liberté ; mais ils comprennent assurément mieux ma
langue que je ne saurais parler la leur..." >>

<< Cinq colonnes en petit texte !... Je ne sais pas lequel vaut mieux
du compte rendu du _Times_ ou de celui du _Telegraph_... On n'est pas
plus exact et plus précis ! >>

Le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître
des cérémonies lui-même -- on n'oserait donner un moindre titre à un
personnage si correctement vêtu de noir -- frappa à la porte et demanda
si << monsiou >> était visible...

<< Monsiou >> est une appellation générale que les Anglais se croient
obligés d'appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu'ils
s'imagineraient manquer à toutes les règles de la civilité en ne
désignant pas un Italien sous le titre de << Signor >> et un Allemand
sous celui de << Herr >>. Peut-être, au surplus, ont-ils raison. Cette
habitude routinière a incontestablement l'avantage d'indiquer d'emblée
la nationalité des gens.

Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez
étonné de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne,
il le fut plus encore lorsqu'il lut sur le carré de papier minuscule :

<< MR. SHARP, _solicitor_, << 93, _Southampton row_ << LONDON. >>

Il savait qu'un << solicitor >> est le congénère anglais d'un avoué, ou
plutôt homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l'avoué et
l'avocat, -- le procureur d'autrefois.

<< Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il.
Est-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?... >>

<< Vous êtes bien sûr que c'est pour moi ? reprit-il.

-- Oh ! yes, monsiou.

-- Eh bien ! faites entrer. >>

Le maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le
docteur, à première vue, classa dans la grande famille des << têtes de
mort >>. Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues dents
blanches, ses cavités temporales presque à nu sous une peau
parcheminée, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de
vrille lui donnaient des titres incontestables à cette qualification.
Son squelette disparaissait des talons à l'occiput sous un <<
ulster-coat >> à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée
d'un sac de voyage en cuir verni.

Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son
chapeau, s'assit sans en demander la permission et dit :

<< William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green,
Sharp & Co. C'est bien au docteur Sarrasin que j'ai l'honneur ?...

-- Oui, monsieur.

-- François Sarrasin ?

-- C'est en effet mon nom.

-- De Douai ?

-- Douai est ma résidence.

-- Votre père s'appelait Isidore Sarrasin ?

-- C'est exact.

-- Nous disons donc qu'il s'appelait Isidore Sarrasin. >>

Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit :

<< Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue
Taranne, numéro 54, hôtel des Ecoles, actuellement démoli.

-- En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais
voudriez-vous m'expliquer ?...

-- Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp,
imperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict
Langévol, demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu'il appert des
registres de la municipalité de ladite ville... Ces registres sont une
institution bien précieuse, monsieur, bien précieuse !... Hem !... hem
!... et soeur de Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger...

-- Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette
connaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces
divers points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille
de ma grand-mère était Langévol, mais c'est tout ce que je sais d'elle.

-- Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père,
Jean Sarrasin, qu'elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent
s'établir à Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu'en 1811, date
de la mort de Julie Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n'y
avait qu'un enfant, Isidore Sarrasin, votre père. A dater de ce moment,
le fil est perdu, sauf pour la date de la mort d'icelui, retrouvée à
Paris...

-- Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par
cette précision toute mathématique. Mon grand-père vint s'établir à
Paris pour l'éducation de son fils, qui se destinait à la carrière
médicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père
exerçait sa profession et où je suis né moi-même en 1822.

-- Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de soeurs
?...

-- Non ! j'étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma
naissance... Mais enfin, monsieur, me direz vous ?... >>

Mr. Sharp se leva.

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec
le respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je
suis heureux de vous avoir découvert et d'être le premier à vous
présenter mes hommages ! >>

<< Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C'est assez fréquent chez
les "têtes de mort". >>

Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.

<< Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous
êtes, à l'heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet,
concédé, sur la présentation du gouverneur général de la province de
Bengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819,
veuf de la Bégum Gokool, usufruitier de ses biens, et décédé en 1841,
ne laissant qu'un fils, lequel est mort idiot et sans postérité,
incapable et intestat, en 1869. La succession s'élevait, il y a trente
ans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous
séquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque
intégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol.
Cette succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un
millions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de
francs. En exécution d'un jugement du tribunal d'Agra, confirmé par la
cour de Delhi, homologué par le Conseil privé, les biens immeubles et
mobiliers ont été vendus, les valeurs réalisées, et le total a été
placé en dépôt à la Banque d'Angleterre. Il est actuellement de cinq
cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un
simple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves généalogiques en
cour de chancellerie, et sur lesquels je m'offre dès aujourd'hui à vous
faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n'importe quel
acompte à valoir... >>

Le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un
mot à dire. Puis, mordu par un remords d'esprit critique et ne pouvant
accepter comme fait expérimental ce rêve des _Mille et une nuits_, il
s'écria :

<< Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous
de cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir ?

-- Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de
cuir verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort
naturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L'invention des
proches, ou << next of kin >>, comme nous disons en droit anglais, pour
les nombreuses successions en déshérence qui sont enregistrées tous les
ans dans les possessions britanniques, est une spécialité de notre
maison. Or, précisément, l'héritage de la Bégum Gokool exerce notre
activité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos investigations
de tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin, sans
trouver celle qui était issue d'Isidore. J'étais même arrivé à la
conviction qu'il n'y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j'ai
été frappé hier matin, en lisant dans le _Daily News_ le compte rendu
du Congrès d'Hygiène, d'y voir un docteur de ce nom qui ne m'était pas
connu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches
manuscrites que nous avons rassemblées au sujet de cette succession,
j'ai constaté avec étonnement que la ville de Douai avait échappé à
notre attention. Presque sûr désormais d'être sur la piste, j'ai pris
le train de Brighton, je vous ai vu à la sortie du Congrès, et ma
conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre
grand-oncle Langévol, tel qu'il est représenté dans une photographie de
lui que nous possédons, d'après une toile du peintre indien Saranoni. >>

Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur
Sarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec
une barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart
chamarrée de vert, dans cette attitude particulière aux portraits
historiques d'un général en chef qui écrit un ordre d'attaque en
regardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait
vaguement la fumée d'une bataille et une charge de cavalerie.

<< Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je
vais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez
bien me le permettre, prendre vos ordres. >>

Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes
de dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la
table et sortit à reculons, en murmurant :

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j'ai l'honneur de vous saluer. >>

Moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et
commença à les feuilleter.

Un examen rapide suffit pour lui démontrer que l'histoire était
parfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par
exemple, en présence d'un document imprimé sous ce titre :

<< _Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine,
déposé le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum
Gokool de Ragginahra, province de Bengale._

Points de fait. -- Il s'agit en la cause des droits de propriété de
certains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable,
ensemble de divers édifices, palais, bâtiments d'exploitation,
villages, objets mobiliers, trésors, armes, etc., provenant de la
succession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des exposés soumis
successivement au tribunal civil d'Agra et à la Cour supérieure de
Delhi, il résulte qu'en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah
Luckmissur et héritière de son propre chef de biens considérables,
épousa un étranger, français d'origine, du nom de Jean-Jacques
Langévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu'en 1815 dans l'armée
française, où il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au
36ème léger, s'embarqua à Nantes, lors du licenciement de l'armée de la
Loire, comme subrécargue d'un navire de commerce. Il arriva à Calcutta,
passa dans l'intérieur et obtint bientôt les fonctions de capitaine
instructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur était
autorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s'élever à celui
de commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il
obtint la main de sa veuve. Diverses considérations de politique
coloniale, et des services importants rendus dans une circonstance
périlleuse aux Européens d'Agra par Jean-Jacques Langévol, qui s'était
fait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur général
de la province de Bengale à demander et obtenir pour l'époux de la
Bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut
alors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant l'usufruit de
ses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe.
De leur mariage il n'y avait qu'un fils en état d'imbécillité depuis
son bas âge, et qu'il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses
biens ont été fidèlement administrés jusqu'à sa mort, survenue en 1869.
Il n'y a point d'héritiers connus de cette immense succession. Le
tribunal d'Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonné la licitation, à
la requête du gouvernement local agissant au nom de l'Etat, nous avons
l'honneur de demander aux Lords du Conseil privé l'homologation de ces
jugements, etc. >> Suivaient les signatures.

Des copies certifiées des jugements d'Agra et de Delhi, des actes de
vente, des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque
d'Angleterre, un historique des recherches faites en France pour
retrouver des héritiers Langévol, et toute une masse imposante de
documents du même ordre, ne permirent bientôt plus la moindre
hésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le << next of
kin >> et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept
millions déposés dans les caves de la Banque, il n'y avait plus que
l'épaisseur d'un jugement de forme, sur simple production des actes
authentiques de naissance et de décès !

Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l'esprit le plus calme,
et le bon docteur ne put entièrement échapper à l'émotion qu'une
certitude aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois, son
émotion fut de courte durée et ne se traduisit que par une rapide
promenade de quelques minutes à travers la chambre. Il reprit ensuite
possession de lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette fièvre
passagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps
absorbé en de profondes réflexions.

Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette
fois, ses yeux brillaient d'une flamme pure, et l'on voyait qu'une
pensée généreuse et noble se développait en lui. Il l'accueillit, la
caressa, la choya, et, finalement, l'adopta.

A ce moment, on frappa à la porte. Mr. Sharp revenait.

<< Je vous demande pardon de mes doutes, lui dit cordialement le
docteur. Me voici convaincu et mille fois votre obligé pour les peines
que vous vous êtes données.

-- Pas obligé du tout... simple affaire... mon métier.... répondit Mr.
Sharp. Puis-je espérer que Sir Bryah me conservera sa clientèle ?

-- Cela va sans dire. Je remets toute l'affaire entre vos mains... Je
vous demanderai seulement de renoncer à me donner ce titre absurde... >>

Absurde ! Un titre qui vaut vingt et un millions sterling ! disait la
physionomie de Mr. Sharp ; mais il était trop bon courtisan pour ne pas
céder.

<< Comme il vous plaira, vous êtes le maître, répondit-il. Je vais
reprendre le train de Londres et attendre vos ordres.

-- Puis-je garder ces documents ? demanda le docteur.

-- Parfaitement, nous en avons copie. >>

Le docteur Sarrasin, resté seul, s'assit à son bureau, prit une feuille
de papier à lettres et écrivit ce qui suit :

<< Brighton,28 octobre 1871.

<< Mon cher enfant, il nous arrive une fortune énorme, colossale,
insensée ! Ne me crois pas atteint d'aliénation mentale et lis les deux
ou trois pièces imprimées que je joins à ma lettre. Tu y verras
clairement que je me trouve l'héritier d'un titre de baronnet anglais
ou plutôt indien, et d'un capital qui dépasse un demi-milliard de
francs, actuellement déposé à la Banque d'Angleterre. Je ne doute pas,
mon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu recevras cette
nouvelle. Comme moi, tu comprendras les devoirs nouveaux qu'une telle
fortune nous impose, et les dangers qu'elle peut faire courir à notre
sagesse. Il y a une heure à peine que j'ai connaissance du fait, et
déjà le souci d'une pareille responsabilité étouffe à demi la joie
qu'en pensant à toi la certitude acquise m'avait d'abord causée.
Peut-être ce changement sera-t-il fatal dans nos destinées... Modestes
pionniers de la science, nous étions heureux dans notre obscurité. Le
serons-nous encore ? Non, peut-être, à moins... Mais je n'ose te parler
d'une idée arrêtée dans ma pensée... à moins que cette fortune même ne
devienne en nos mains un nouvel et puissant appareil scientifique, un
outil prodigieux de civilisation !... Nous en recauserons. Ecris-moi,
dis- moi bien vite quelle impression te cause cette grosse nouvelle et
charge-toi de l'apprendre à ta mère. Je suis assuré qu'en femme sensée,
elle l'accueillera avec calme et tranquillité. Quant à ta soeur, elle
est trop jeune encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la tête.
D'ailleurs, elle est déjà solide, sa petite tête, et dut-elle
comprendre toutes les conséquences possibles de la nouvelle que je
t'annonce, je suis sûr qu'elle sera de nous tous celle que ce
changement survenu dans notre position troublera le moins. Une bonne
poignée de main à Marcel. Il n'est absent d'aucun de mes projets
d'avenir.

<< Ton père affectionné, << Fr. Sarrasin << D.M.P. >>

Cette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers les plus
importants, à l'adresse de << Monsieur Octave Sarrasin, élève à l'Ecole
centrale des Arts et Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris >>,
le docteur prit son chapeau, revêtit son pardessus et s'en alla au
Congrès. Un quart d'heure plus tard, l'excellent homme ne songeait même
plus à ses millions.

II DEUX COPAINS

Octave Sarrasin, fils du docteur, n'était pas ce qu'on peut appeler
proprement un paresseux. Il n'était ni sot ni d'une intelligence
supérieure, ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il
était châtain, et, en tout, membre-né de la classe moyenne. Au collège
il obtenait généralement un second prix et deux ou trois accessits. Au
baccalauréat, il avait eu la note << passable >>. Repoussé une première
fois au concours de l'Ecole centrale, il avait été admis à la seconde
épreuve avec le numéro 127. C'était un caractère indécis, un de ces
esprits qui se contentent d'une certitude incomplète, qui vivent
toujours dans l'à-peu-près et passent à travers la vie comme des clairs
de lune. Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce qu'un
bouchon de liège est sur la crête d'une vague. Selon que le vent
souffle du nord ou du midi, ils sont emportés vers l'équateur ou vers
le pôle. C'est le hasard qui décide de leur carrière. Si le docteur
Sarrasin ne se fût pas fait quelques illusions sur le caractère de son
fils, peut-être aurait-il hésité avant de lui écrire la lettre qu'on a
lue ; mais un peu d'aveuglement paternel est permis aux meilleurs
esprits.

Le bonheur avait voulu qu'au début de son éducation, Octave tombât sous
la domination d'une nature énergique dont l'influence un peu tyrannique
mais bienfaisante s'était de vive force imposée à lui. Au lycée
Charlemagne, où son père l'avait envoyé terminer ses études, Octave
s'était lié d'une amitié étroite avec un de ses camarades, un Alsacien,
Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d'un an, mais qui l'avait bientôt
écrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et morale.

Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d'une petite
rente qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui
l'emmenait en vacances chez ses parents, il n'eût jamais mis le pied
hors des murs du lycée.

Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du
jeune Alsacien. D'une nature sensible, sous son apparente froideur, il
comprit que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui
tenaient lieu de père et de mère. Il en arriva donc tout naturellement
à adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse
fillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce fut par des faits,
non par des paroles, qu'il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il
s'était donné la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait l'étude,
une jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en
même temps, d'Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche,
il faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa
soeur, déjà supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s'était
promis d'atteindre son double but.

C'est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et
avisés que l'Alsace a coutume d'envoyer, tous les ans, combattre dans
la grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la
dureté et la souplesse de ses muscles autant que par la vivacité de son
intelligence. Il était tout volonté et tout courage au-dedans, comme il
était au-dehors taillé à angles droits. Dès le collège, un besoin
impérieux le tourmentait d'exceller en tout, aux barres comme à la
balle, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu'il manquât un prix
à sa moisson annuelle, il pensait l'année perdue. C'était à vingt ans
un grand corps déhanché et robuste, plein de vie et d'action, une
machine organique au maximum de tension et de rendement. Sa tête
intelligente était déjà de celles qui arrêtent le regard des esprits
attentifs. Entré le second à l'Ecole centrale, la même année qu'Octave,
il était résolu à en sortir le premier.

C'est d'ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux
hommes qu'Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l'avait
<< pistonné >>, poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il
éprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitié
amicale, pareil à celui qu'un lion pourrait accorder à un jeune chien.
Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante
anémique et de la faire fructifier auprès de lui.

La guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où ils
passaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours,
Marcel, plein d'une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg
et l'Alsace avait exaspérée, était allé s'engager au 31ème bataillon de
chasseurs à pied. Aussitôt Octave avait suivi cet exemple.

Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure
campagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras
droit ; à Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n'avait eu ni
galon ni blessure. A vrai dire, ce n'était pas sa faute, car il avait
toujours suivi son ami sous le feu. A peine était-il en arrière de six
mètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.

Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants
habitaient ensemble deux chambres contiguës d'un modeste hôtel voisin
de l'école. Les malheurs de la France, la séparation de l'Alsace et de
la Lorraine, avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute
virile.

<< C'est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les
fautes de ses pères, et c'est par le travail seul qu'elle peut y
arriver. >>

Debout à cinq heures, il obligeait Octave à l'imiter. Il l'entraînait
aux cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d'une semelle. On
rentrait pour se livrer au travail, en le coupant de temps à autre
d'une pipe et d'une tasse de café. On se couchait à dix heures, le
coeur satisfait, sinon content, et la cervelle pleine. Une partie de
billard de temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert du
Conservatoire de loin en loin, une course à cheval jusqu'au bois de
Verrières, une promenade en forêt, deux fois par semaine un assaut de
boxe ou d'escrime, tels étaient leurs délassements. Octave manifestait
bien par instants des velléités de révolte, et jetait un coup d'oeil
d'envie sur des distractions moins recommandables. Il parlait d'aller
voir Aristide Leroux qui << faisait son droit >>, à la brasserie
Saint-Michel. Mais Marcel se moquait si rudement de ces fantaisies,
qu'elles reculaient le plus souvent.

Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient,
selon leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l'abat-jour
d'une lampe commune. Marcel était plongé corps et âme dans un problème,
palpitant d'intérêt, de géométrie descriptive appliquée à la coupe des
pierres. Octave procédait avec un soin religieux à la fabrication,
malheureusement plus importante à son sens, d'un litre de café. C'était
un des rares articles sur lesquels il se flattait d'exceller, --
peut-être parce qu'il y trouvait l'occasion quotidienne d'échapper pour
quelques minutes à la terrible nécessité d'aligner des équations, dont
il lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer
goutte à goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka
en poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais
l'assiduité de Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait
l'invincible besoin de la troubler de son bavardage.

<< Nous ferions bien d'acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce
filtre antique et solennel n'est plus à la hauteur de la civilisation.

-- Achète un percolateur ! Cela t'empêchera peut-être de perdre une
heure tous les soirs à cette cuisine >>, répondit Marcel.

Et il se remit à son problème.

<< Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit A
B D E l'ellipse de naissance qui renferme l'axe maximum oA = a, et
l'axe moyen oB = b, tandis que l'axe minimum (o,o'c') est vertical et
égal à c, ce qui rend la voûte surbaissée... >>

A ce moment, on frappa à la porte.

<< Une lettre pour M. Octave Sarrasin >>, dit le garçon de l'hôtel.

On peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune
étudiant.

<< C'est de mon père, fit Octave. Je reconnais l'écriture... Voilà ce
qui s'appelle une missive, au moins >>, ajouta-t-il en soupesant à
petits coups le paquet de papiers.

Marcel savait comme lui que le docteur était en Angleterre. Son passage
à Paris, huit jours auparavant, avait même été signalé par un dîner de
Sardanapale offert aux deux camarades dans un restaurant du
Palais-Royal, jadis fameux, aujourd'hui démodé, mais que le docteur
Sarrasin continuait de considérer comme le dernier mot du raffinement
parisien.

<< Tu me diras si ton père te parle de son Congrès d'Hygiène, dit
Marcel. C'est une bonne idée qu'il a eue d'aller là. Les savants
français sont trop portés à s'isoler. >>

Et Marcel reprit son problème :

<< ... L'extrados sera formé par un ellipsoïde semblable au premier
ayant son centre au-dessous de o' sur la verticale o. Après avoir
marqué les foyers Fl, F2, F3 des trois ellipses principales, nous
traçons l'ellipse et l'hyperbole auxiliaires, dont les axes communs...
>>

Un cri d'Octave lui fit relever la tête.

<< Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami
tout pâle.

-- Lis ! >> dit l'autre, abasourdi par la nouvelle qu'il venait de
recevoir.

Marcel prit la lettre, la lut jusqu'au bout, la relut une seconde fois,
jeta un coup doeil sur les documents imprimés qui l'accompagnaient, et
dit :

<< C'est curieux ! >>

Puis, il bourra sa pipe, et l'alluma méthodiquement. Octave était
suspendu à ses lèvres.

<< Tu crois que c'est vrai ? lui cria-t-il d'une voix étranglée.

-Vrai ?... Evidemment. Ton père a trop de bon sens et d'esprit
scientifique pour accepter à l'étourdie une conviction pareille.
D'ailleurs, les preuves sont là, et c'est au fond très simple. >>

La pipe étant bien et dûment allumée, Marcel se remit au travail.
Octave restait les bras ballants, incapable même d'achever son café, à
plus forte raison d'assembler deux idées logiques. Pourtant, il avait
besoin de parler pour s'assurer qu'il ne rêvait pas.

<< Mais... si c'est vrai, c'est absolument renversant !... Sais-tu
qu'un demi-milliard, c'est une fortune énorme ? >>

Marcel releva la tête et approuva :

<< Enorme est le mot. Il n'y en a peut-être pas une pareille en France,
et l'on n'en compte que quelques-unes aux Etats-Unis, à peine cinq ou
six en Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde.

- Et un titre par-dessus le marché ! reprit Octave, un titre de
baronnet ! Ce n'est pas que j'aie jamais ambitionné d'en avoir un, mais
puisque celui-ci arrive, on peut dire que c'est tout de même plus
élégant que de s'appeler Sarrasin tout court. >>

Marcel lança une bouffée de fumée et n'articula pas un mot. Cette
bouffée de fumée disait clairement : << Peuh !... Peuh ! >>

<< Certainement, reprit Octave, je n'aurais jamais voulu faire comme
tant de gens qui collent une particule à leur nom, ou s'inventent un
marquisat de carton ! Mais posséder un vrai titre, un titre
authentique, bien et dûment inscrit au "Peerage" de Grande-Bretagne et
d'Irlande, sans doute ni confusion possible, comme cela se voit trop
souvent... >>

La pipe faisait toujours : << Peuh !... Peuh ! >>

<< Mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit Octave avec
conviction, "le sang est quelque chose", comme disent les Anglais ! >>

Il s'arrêta court devant le regard railleur de Marcel et se rabattit
sur les millions.

<< Te rappelles-tu, reprit-il, que Binôme, notre professeur de
mathématiques, rabâchait tous les ans, dans sa première leçon sur la
numération, qu'un demi-milliard est un nombre trop considérable pour
que les forces de l'intelligence humaine pussent seulement en avoir une
idée juste, si elles n'avaient à leur disposition les ressources d'une
représentation graphique ?... Te dis-tu bien qu'à un homme qui
verserait un franc à chaque minute, il faudrait plus de mille ans pour
payer cette somme ! Ah ! c'est vraiment... singulier de se dire qu'on
est l'héritier d'un demi-milliard de francs !

-- Un demi-milliard de francs ! s'écria Marcel, secoué par le mot plus
qu'il ne l'avait été par la chose. Sais-tu ce que vous pourriez en
faire de mieux ? Ce serait de le donner à la France pour payer sa
rançon ! Il n'en faudrait que dix fois autant !...

-- Ne va pas t'aviser au moins de suggérer une pareille idée à mon père
!... s'écria Octave du ton d'un homme effrayé. Il serait capable de
l'adopter ! Je vois déjà qu'il rumine quelque projet de sa façon !...
Passe encore pour un placement sur l'Etat, mais gardons au moins la
rente !

-- Allons, tu étais fait, sans t'en douter jusqu'ici, pour être
capitaliste ! reprit Marcel. Quelque chose me dit, mon pauvre Octave,
qu'il eût mieux valu pour toi, sinon pour ton père, qui est un esprit
droit et sensé, que ce gros héritage fût réduit à des proportions plus
modestes. J'aimerais mieux te voir vingt-cinq mille livres de rente à
partager avec ta brave petite soeur, que cette montagne d'or ! >>

Et il se remit au travail.

Quant à Octave, il lui était impossible de rien faire, et il s'agita si
fort dans la chambre, que son ami, un peu impatienté, finit par lui
dire :

<< Tu ferais mieux d'aller prendre l'air ! Il est évident que tu n'es
bon à rien ce soir !

-- Tu as raison >>, répondit Octave, saisissant avec joie cette quasi-
permission d'abandonner toute espèce de travail.

Et, sautant sur son chapeau, il dégringola l'escalier et se trouva dans
la rue. A peine eut-il fait dix pas, qu'il s'arrêta sous un bec de gaz
pour relire la lettre de son père. Il avait besoin de s'assurer de
nouveau qu'il était bien éveillé.

<< Un demi-milliard !... Un demi-milliard !... répétait-il. Cela fait
au moins vingt-cinq millions de rente !... Quand mon père ne m'en
donnerait qu'un par an, comme pension, que la moitié d'un, que le quart
d'un, je serais encore très heureux ! On fait beaucoup de choses avec
de l'argent ! Je suis sûr que je saurais bien l'employer ! Je ne suis
pas un imbécile, n'est-ce pas ? On a été reçu à l'Ecole centrale !...
Et j'ai un titre encore !... Je saurai le porter ! >>

Il se regardait, en passant, dans les glaces d'un magasin.

<< J'aurai un hôtel, des chevaux !... Il y en aura un pour Marcel. Du
moment où je serai riche, il est clair que ce sera comme s'il l'était.
Comme cela vient à point tout de même !... Un demi-milliard !...
Baronnet !... C'est drôle, maintenant que c'est venu, il me semble que
je m'y attendais ! Quelque chose me disait que je ne serais pas
toujours occupé à trimer sur des livres et des planches à dessin !...
Tout de même, c'est un fameux rêve ! >>

Octave suivait, en ruminant ces idées, les arcades de la rue de Rivoli.
Il arriva aux Champs-Elysées, tourna le coin de la rue Royale, déboucha
sur le boulevard. Jadis, il n'en regardait les splendides étalages
qu'avec indifférence, comme choses futiles et sans place dans sa vie.
Maintenant, il s'y arrêta et songea avec un vif mouvement de joie que
tous ces trésors lui appartiendraient quand il le voudrait.

<< C'est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la Hollande tournent
leurs fuseaux, que les manufactures d'Elbeuf tissent leurs draps les
plus souples, que les horlogers construisent leurs chronomètres, que le
lustre de l'Opéra verse ses cascades de lumière, que les violons
grincent, que les chanteuses s'égosillent ! C'est pour moi qu'on dresse
des pur-sang au fond des manèges, et que s'allume le Café Anglais !...
Paris est à moi !... Tout est à moi !... Ne voyagerai-je pas ?
N'irai-je point visiter ma baronnie de l'Inde ?... Je pourrai bien
quelque jour me payer une pagode, avec les bonzes et les idoles
d'ivoire par-dessus le marché !... J'aurai des éléphants !... Je
chasserai le tigre !... Et les belles armes !... Et le beau canot !.. .
Un canot ? que non pas ! mais un bel et bon yacht à vapeur pour me
conduire où je voudrai, m'arrêter et repartir à ma fantaisie !... A
propos de vapeur, je suis chargé de donner la nouvelle à ma mère. Si je
partais pour Douai !... Il y a l'école... Oh ! oh ! l'école ! on peut
s'en passer !... Mais Marcel ! il faut le prévenir. Je vais lui envoyer
une dépêche. Il comprendra bien que je suis pressé de voir ma mère et
ma soeur dans une pareille circonstance ! >>

Octave entra dans un bureau télégraphique, prévint son ami qu'il
partait et reviendrait dans deux jours. Puis, il héla un fiacre et se
fit transporter à la gare du Nord.

Dès qu'il fut en wagon, il se reprit à développer son rêve.

A deux heures du matin, Octave carillonnait bruyamment à la porte de la
maison maternelle et paternelle -- sonnette de nuit --, et mettait en
émoi le paisible quartier des Aubettes.

<< Qui donc est malade ? se demandaient les commères d'une fenêtre à
l'autre.

-- Le docteur n'est pas en ville ! cria la vieille servante, de sa
lucarne au dernier étage.

-- C'est moi, Octave !... Descendez m'ouvrir, Francine ! >>

Après dix minutes d'attente, Octave réussit à pénétrer dans la maison.
Sa mère et sa soeur Jeanne, précipitamment descendues en robe de
chambre, attendaient l'explication de cette visite.

La lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt donné la clef du
mystère.

Mme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa son fils et sa fille
en pleurant de joie. Il lui semblait que l'univers allait être à eux
maintenant, et que le malheur n'oserait jamais s'attaquer à des jeunes
gens qui possédaient quelques centaines de millions. Cependant, les
femmes ont plus tôt fait que les hommes de s'habituer à ces grands
coups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit que
c'était à lui, en somme, qu'il appartenait de décider de sa destinée et
de celle de ses enfants, et le calme rentra dans son coeur. Quant à
Jeanne, elle était heureuse à la joie de sa mère et de son frère ; mais
son imagination de treize ans ne rêvait pas de bonheur plus grand que
celui de cette petite maison modeste où sa vie s'écoulait doucement
entre les leçons de ses maîtres et les caresses de ses parents. Elle ne
voyait pas trop en quoi quelques liasses de billets de banque pouvaient
changer grand-chose à son existence, et cette perspective ne la troubla
pas un instant.

Mme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé tout entier par les
occupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de
son mari, qu'elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre.
Ne pouvant partager les bonheurs que l'étude donnait au docteur
Sarrasin, elle s'était quelquefois sentie un peu seule à côté de ce
travailleur acharné, et avait par suite concentré sur ses deux enfants
toutes ses espérances. Elle avait toujours rêvé pour eux un avenir
brillant, s'imaginant qu'il en serait plus heureux. Octave, elle n'en
doutait pas, était appelé aux plus hautes destinées. Depuis qu'il avait
pris rang à l'Ecole centrale, cette modeste et utile académie de jeunes
ingénieurs s'était transformée dans son esprit en une pépinière
d'hommes illustres. Sa seule inquiétude était que la modestie de leur
fortune ne fût un obstacle, une difficulté tout au moins à la carrière
glorieuse de son fils, et ne nuisît plus tard à l'établissement de sa
fille. Maintenant, ce qu'elle avait compris de la lettre de son mari,
c'est que ses craintes n'avaient plus de raison d'être. Aussi sa
satisfaction fut- elle complète.

La mère et le fils passèrent une grande partie de la nuit à causer et à
faire des projets, tandis que Jeanne, très contente du présent, sans
aucun souci de l'avenir, s'était endormie dans un fauteuil.

Cependant, au moment d'aller prendre un peu de repos :

<< Tu ne m'as pas parlé de Marcel, dit Mme Sarrasin à son fils. Ne lui
as-tu pas donné connaissance de la lettre de ton père ? Qu'en a-t-il
dit ?

-- Oh ! répondit Octave, tu connais Marcel ! C'est plus qu'un sage,
c'est un stoïque ! Je crois qu'il a été effrayé pour nous de l'énormité
de l'héritage ! Je dis pour nous ; mais son inquiétude ne remontait pas
jusqu'à mon père, dont le bon sens, disait-il, et la raison
scientifique le rassuraient. Mais dame ! pour ce qui te concerne, mère,
et Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m'a pas caché qu'il eût préféré
un héritage modeste, vingt-cinq mille livres de rente...

-- Marcel n'avait peut-être pas tort, répondit Mme Sarrasin en
regardant son fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite
fortune, pour certaines natures ! >>

Jeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu les dernières paroles
de sa mère :

<< Tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant
vers sa petite chambre, tu sais ce que tu m'as dit un jour, que Marcel
avait toujours raison ! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel
! >>

Et, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.

III UN FAIT DIVERS

En arrivant à la quatrième séance du Congrès d'Hygiène, le docteur
Sarrasin put constater que tous ses collègues I'accueillaient avec les
marques d'un respect extraordinaire. Jusque-là, c'était à peine si le
très noble Lord Glandover, chevalier de la Jarretière, qui avait la
présidence nominale de l'assemblée, avait daigné s'apercevoir de
l'existence individuelle du médecin français.

Ce lord était un personnage auguste, dont le rôle se bornait à déclarer
la séance ouverte ou levée et à donner mécaniquement la parole aux
orateurs inscrits sur une liste qu'on plaçait devant lui. Il gardait
habituellement sa main droite dans l'ouverture de sa redingote
boutonnée -- non pas qu'il eût fait une chute de cheval --, mais
uniquement parce que cette attitude incommode a été donnée par les
sculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d'Etat.

Une face blafarde et glabre, plaquée de taches rouges, une perruque de
chiendent prétentieusement relevée en toupet sur un front qui sonnait
le creux, complétaient la figure la plus comiquement gourmée et la plus
follement raide qu'on pût voir. Lord Glandover se mouvait tout d'une
pièce, comme s'il avait été de bois ou de carton-pâte. Ses yeux mêmes
semblaient ne rouler sous leurs arcades orbitaires que par saccades
intermittentes, à la façon des yeux de poupée ou de mannequin.

Lors des premières présentations, le président du Congrès d'Hygiène
avait adressé au docteur Sarrasin un salut protecteur et condescendant
qui aurait pu se traduire ainsi :

<< Bonjour, monsieur l'homme de peu !... C'est vous qui, pour gagner
votre petite vie, faites ces petits travaux sur de petites machinettes
?... Il faut que j'aie vraiment la vue bonne pour apercevoir une
créature aussi éloignée de moi dans l'échelle des êtres !...
Mettez-vous à l'ombre de Ma Seigneurie, je vous le permets. >>

Cette fois Lord Glandover lui adressa le plus gracieux des sourires et
poussa la courtoisie jusqu'à lui montrer un siège vide à sa droite.
D'autre part, tous les membres du Congrès s'étaient levés.

Assez surpris de ces marques d'une attention exceptionnellement
flatteuse, et se disant qu'après réflexion le compte-globules avait
sans doute paru à ses confrères une découverte plus considérable qu'à
première vue, le docteur Sarrasin s'assit à la place qui lui était
offerte.

Mais toutes ses illusions d'inventeur s'envolèrent, lorsque Lord
Glandover se pencha à son oreille avec une contorsion des vertèbres
cervicales telle qu'il pouvait en résulter un torticolis violent pour
Sa Seigneurie :

<< J'apprends, dit-il, que vous êtes un homme de propriété considérable
? On me dit que vous " valez " vingt et un millions sterling ? >>

Lord Glandover paraissait désolé d'avoir pu traiter avec légèreté
l'équivalent en chair et en os d'une valeur monnayée aussi ronde. Toute
son attitude disait :

<< Pourquoi ne nous avoir pas prévenus ?... Franchement ce n'est pas
bien ! Exposer les gens à des méprises semblables ! >>

Le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, << valoir >> un
sou de plus qu'aux séances précédentes, se demandait comment la
nouvelle avait déjà pu se répandre lorsque le docteur Ovidius, de
Berlin, son voisin de droite lui dit avec un sourire faux et plat :

<< Vous voilà aussi fort que les Rothschild !... Le _Daily Telegraph_
donne la nouvelle !... Tous mes compliments ! >>

Et il lui passa un numéro du journal, daté du matin même. On y lisait
le << fait divers >> suivant, dont la rédaction révélait suffisamment
l'auteur :

<< UN HERITAGE MONSTRE.-- La fameuse succession vacante de la Bégum
Gokool vient enfin de trouver son légitime héritier par les soins
habiles de Messrs. Billows, Green et Sharp, solicitors, 93, Southampton
row, London. L'heureux propriétaire des vingt et un millions sterling,
actuellement déposés à la Banque d'Angleterre, est un médecin français,
le docteur Sarrasin, dont nous avons, il y a trois jours, analysé ici
même le beau mémoire au Congrès de Brighton. A force de peines et à
travers des péripéties qui formeraient à elles seules un véritable
roman, Mr. Sharp est arrivé à établir, sans contestation possible, que
le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques
Langévol, baronnet, époux en secondes noces de la Bégum Gokool. Ce
soldat de fortune était, paraît-il, originaire de la petite ville
française de Bar-le-Duc. Il ne reste plus à accomplir, pour l'envoi en
possession, que de simples formalités. La requête est déjà logée en
Cour de Chancellerie. C'est un curieux enchaînement de circonstances
qui a accumulé sur la tête d'un savant français, avec un titre
britannique, les trésors entassés par une longue suite de rajahs
indiens. La fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut
se féliciter qu'un capital aussi considérable tombe en des mains qui
sauront en faire bon usage. >>

Par un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarié de
voir la nouvelle rendue publique. Ce n'était pas seulement à cause des
importunité que son expérience des choses humaines lui faisait déjà
prévoir, mais il était humilié de l'importance qu'on paraissait
attribuer à cet événement. Il lui semblait être rapetissé
personnellement de tout l'énorme chiffre de son capital. Ses travaux,
son mérite personnel -- il en avait le sentiment profond --, se
trouvaient déjà noyés dans cet océan d'or et d'argent, même aux yeux de
ses confrères. Ils ne voyaient plus en lui le chercheur infatigable,
l'intelligence supérieure et déliée, l'inventeur ingénieux, ils
voyaient le demi-milliard. Eût-il été un goitreux des Alpes, un
Hottentot abruti, un des spécimens les plus dégradés de l'humanité au
lieu d'en être un des représentants supérieurs, son poids eût été le
même. Lord Glandover avait dit le mot, il << valait >> désormais vingt
et un millions sterling, ni plus, ni moins.

Cette idée l'écoeura, et le Congrès, qui regardait, avec une curiosité
toute scientifique, comment était fait un << demi milliardaire >>,
constata non sans surprise que la physionomie du sujet se voilait d'une
sorte de tristesse.

Ce ne fut pourtant qu'une faiblesse passagère. La grandeur du but
auquel il avait résolu de consacrer cette fortune inespérée se
représenta tout à coup à la pensée du docteur et le rasséréna. Il
attendit la fin de la lecture que faisait le docteur Stevenson de
Glasgow sur l'_Education des jeunes idiots_, et demanda la parole pour
une communication.

Lord Glandover la lui accorda à l'instant et par préférence même au
docteur Ovidius. Il la lui aurait accordée, quand tout le Congrès s'y
serait opposé, quand tous les savants de l'Europe auraient protesté à
la fois contre ce tour de faveur ! Voilà ce que disait éloquemment
l'intonation toute spéciale de la voix du président.

<< Messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais attendre quelques
jours encore avant de vous faire part de la fortune singulière qui
m'arrive et des conséquences heureuses que ce hasard peut avoir pour la
science. Mais, le fait étant devenu public, il y aurait peut-être de
l'affectation à ne pas le placer tout de suite sur son vrai terrain...
Oui, messieurs, il est vrai qu'une somme considérable, une somme de
plusieurs centaines de millions, actuellement déposée à la Banque
d'Angleterre, se trouve me revenir légitimement. Ai-je besoin de vous
dire que je ne me considère, en ces conjonctures, que comme le
fidéicommissaire de la science ?... (_Sensation profonde._) Ce n'est
pas à moi que ce capital appartient de droit, c'est à l'Humanité, c'est
au Progrès !... (_Mouvements divers. Exclamations. Applaudissements
unanimes. Tout le Congrès se lève, électrisé par cette déclaration._)
Ne m'applaudissez pas, messieurs. Je ne connais pas un seul homme de
science, vraiment digne de ce beau nom, qui ne fît à ma place ce que je
veux faire. Qui sait si quelques-uns ne penseront pas que, comme dans
beaucoup d'actions humaines, il n'y a pas en celle-ci plus d'amour-
propre que de dévouement ?... (_Non ! Non !_) Peu importe au surplus !
Ne voyons que les résultats. Je le déclare donc, définitivement et sans
réserve : le demi-milliard que le hasard met dans mes mains n'est pas à
moi, il est à la science ! Voulez-vous être le parlement qui répartira
ce budget ?... Je n'ai pas en mes propres lumières une confiance
suffisante pour prétendre en disposer en maître absolu. Je vous fais
juges, et vous-mêmes vous déciderez du meilleur emploi à donner à ce
trésor !... >> (_Hurrahs. Agitation profonde. Délire général._)

Le Congrès est debout. Quelques membres, dans leur exaltation, sont
montés sur la table. Le professeur Turnbull, de Glasgow, paraît menacé
d'apoplexie. Le docteur Cicogna, de Naples, a perdu la respiration.
Lord Glandover seul conserve le calme digne et serein qui convient à
son rang. Il est parfaitement convaincu, d'ailleurs, que le docteur
Sarrasin plaisante agréablement, et n'a pas la moindre intention de
réaliser un programme si extravagant.

<< S'il m'est permis, toutefois, reprit l'orateur, quand il eut obtenu
un peu de silence, s'il m'est permis de suggérer un plan qu'il serait
aisé de développer et de perfectionner, je propose le suivant. >>

Ici le Congrès, revenu enfin au sang-froid, écoute avec une attention
religieuse.

<< Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui
nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel
d'attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques
déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés. Ils
s'entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d'air et
de lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces
agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers
d'infection. Ceux qui n'y trouvent pas la mort sont au moins atteints
dans leur santé ; leur force productive diminue, et la société perd
ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux
plus précieux usages. Pourquoi, messieurs, n'essaierions-nous pas du
plus puissant des moyens de persuasion... de l'exemple ? Pourquoi ne
réunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer
le plan d'une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques
?... (_Oui ! oui ! c'est vrai !_) Pourquoi ne consacrerions- nous pas
ensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la
présenter au monde comme un enseignement pratique... >> (_Oui ! oui !
-- Tonnerre d'applaudissements._)

Les membres du Congrès, pris d'un transport de folie contagieuse, se
serrent mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin,
l'enlèvent, le portent en triomphe autour de la salle.

<< Messieurs, reprit le docteur, lorsqu'il eut pu réintégrer sa place,
cette cité que chacun de nous voit déjà par les yeux de l'imagination,
qui peut être dans quelques mois une réalité, cette ville de la santé
et du bien-être, nous inviterions tous les peuples à venir la visiter,
nous en répandrions dans toutes les langues le plan et la description,
nous y appellerions les familles honnêtes que la pauvreté et le manque
de travail auraient chassées des pays encombrés. Celles aussi -- vous
ne vous étonnerez pas que j'y songe --, à qui la conquête étrangère a
fait une cruelle nécessité de l'exil, trouveraient chez nous l'emploi
de leur activité, l'application de leur intelligence, et nous
apporteraient ces richesses morales, plus précieuses mille fois que les
mines d'or et de diamant. Nous aurions là de vastes collèges où la
jeunesse élevée d'après des principes sages, propres à développer et à
équilibrer toutes les facultés morales, physiques et intellectuelles,
nous préparerait des générations fortes pour l'avenir ! >>

Il faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette
communication. Les applaudissements, les hurrahs, les << hip ! hip ! >>
se succédèrent pendant plus d'un quart d'heure.

Le docteur Sarrasin était à peine parvenu à se rasseoir que Lord
Glandover, se penchant de nouveau vers lui, murmura à son oreille en
clignant de l'oeil :

<< Bonne spéculation !... Vous comptez sur le revenu de l'octroi, hein
?... Affaire sûre, pourvu qu'elle soit bien lancée et patronnée de noms
choisis !... Tous les convalescents et les valétudinaires voudront
habiter là !... J'espère que vous me retiendrez un bon lot de terrain,
n'est-ce pas ? >>

Le pauvre docteur, blessé de cette obstination à donner à ses actions
un mobile cupide, allait cette fois répondre à Sa Seigneurie, lorsqu'il
entendit le vice-président réclamer un vote de remerciement par
acclamation pour l'auteur de la philanthropique proposition qui venait
d'être soumise à l'assemblée.

<< Ce serait, dit-il, l'éternel honneur du Congrès de Brighton qu'une
idée si sublime y eût pris naissance, il ne fallait pas moins pour la
concevoir que la plus haute intelligence unie au plus grand coeur et à
la générosité la plus inouïe... Et pourtant, maintenant que l'idée
était suggérée, on s'étonnait presque qu'elle n'eût pas déjà été mise
en pratique ! Combien de milliards dépensés en folles guerres, combien
de capitaux dissipés en spéculations ridicules auraient pu être
consacrés à un tel essai ! >>

L'orateur, en terminant, demandait, pour la cité nouvelle, comme un
juste hommage à son fondateur, le nom de << Sarrasina >>.

Sa motion était déjà acclamée, lorsqu'il fallut revenir sur le vote, à
la requête du docteur Sarrasin lui-même.

<< Non, dit-il, mon nom n'a rien à faire en ceci. Gardons nous aussi
d'affubler la future ville d'aucune de ces appellations qui, sous
prétexte de dériver du grec ou du latin, donnent à la chose ou à l'être
qui les porte une allure pédante. Ce sera la Cité du bien-être, mais je
demande que son nom soit celui de ma patrie, et que nous l'appelions
France-Ville ! >>

On ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction qui lui était bien
due.

France-Ville était d'ores et déjà fondée en paroles ; elle allait,
grâce au procès-verbal qui devait clore la séance, exister aussi sur le
papier. On passa immédiatement à la discussion des articles généraux du
projet.

Mais il convient de laisser le Congrès à cette occupation pratique, si
différente des soins ordinairement réservés à ces assemblées, pour
suivre pas à pas, dans un de ses innombrables itinéraires, la fortune
du fait divers publié par le _Daily Telegraph_.

Dès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par
les journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du
Royaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la _Gazette de Hull_ et
figurait en haut de la seconde page dans un numéro de cette feuille
modeste que le Mary Queen, trois-mâts-barque chargé de charbon, apporta
le 1er novembre à Rotterdam.

Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et
secrétaire unique de l'_Echo néerlandais_ et traduit dans la langue de
Cuyp et de Potter, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes
de la vapeur, au _Mémorial de Brême_. Là, il revêtit, sans changer de
corps, un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en
allemand. Pourquoi faut-il constater ici que le journaliste teuton,
après avoir écrit en tête de la traduction : _Eine ubergrosse
Erbschaft_, ne craignit pas de recourir à un subterfuge mesquin et
d'abuser de la crédulité de ses lecteurs en ajoutant entre parenthèses
: _Correspondance spéciale de Brighton_ ?

Quoi qu'il en soit, devenue ainsi allemande par droit d'annexion,
l'anecdote arriva à la rédaction de l'imposante _Gazette du Nord_, qui
lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se
contentant d'en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si
grave personne.

C'est après avoir passé par ces avatars successifs qu'elle fit enfin
son entrée, le 3 novembre au soir, entre les mains épaisses d'un gros
valet de chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M. le
professeur Schultze, de l'Université d'Iéna.

Si haut placé que fût un tel personnage dans l'échelle des êtres, il ne
présentait à première vue rien d'extraordinaire. C'était un homme de
quarante-cinq ou six ans, d'assez forte taille ; ses épaules carrées
indiquaient une constitution robuste ; son front était chauve, et le
peu de cheveux qu'il avait gardés à l'occiput et aux tempes rappelaient
le blond filasse. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu vague qui ne
trahit jamais la pensée. Aucune lueur ne s'en échappe, et cependant on
se sent comme gêné sitôt qu'ils vous regardent. La bouche du professeur
Schultze était grande, garnie d'une de ces doubles rangées de dents
formidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermées dans des
lèvres minces, dont le principal emploi devait être de numéroter les
paroles qui pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble
inquiétant et désobligeant pour les autres, dont le professeur était
visiblement très satisfait pour lui-même.

Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la
cheminée, regarda l'heure à une très jolie pendule de Barbedienne,
singulièrement dépaysée au milieu des meubles vulgaires qui
l'entouraient, et dit d'une voix raide encore plus que rude :

<< Six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive à six trente,
dernière heure. Vous le montez aujourd'hui avec vingt-cinq minutes de
retard. La première fois qu'il ne sera pas sur ma table à six heures
trente, vous quitterez mon service à huit.

-- Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dîner
maintenant ?

-- Il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept ! Vous le savez
depuis trois semaines que vous êtes chez moi ! Retenez aussi que je ne
change jamais une heure et que je ne répète jamais un ordre. >>

Le professeur déposa son journal sur le bord de sa table et se remit à
écrire un mémoire qui devait paraître le surlendemain dans les _Annalen
für Physiologie_. Il ne saurait y avoir aucune indiscrétion à constater
que ce mémoire avait pour titre :

_Pourquoi tous les Français sont-ils atteints à des degrés différents
de dégénérescence héréditaire ?_

Tandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dîner, composé d'un
grand plat de saucisses aux choux, flanqué d'un gigantesque mooss de
bière, avait été discrètement servi sur un guéridon au coin du feu. Le
professeur posa sa plume pour prendre ce repas, qu'il savoura avec plus
de complaisance qu'on n'en eût attendu d'un homme aussi sérieux. Puis
il sonna pour avoir son café, alluma une grande pipe de porcelaine et
se remit au travail.

Il était près de minuit, lorsque le professeur signa le dernier
feuillet, et il passa aussitôt dans sa chambre à coucher pour y prendre
un repos bien gagné. Ce fut dans son lit seulement qu'il rompit la
bande de son journal et en commença la lecture, avant de s'endormir. Au
moment où le sommeil semblait venir, l'attention du professeur fut
attirée par un nom étranger, celui de << Langévol >>, dans le fait
divers relatif à l'héritage monstre. Mais il eut beau vouloir se
rappeler quel souvenir pouvait bien évoquer en lui ce nom, il n'y
parvint pas. Après quelques minutes données à cette recherche vaine, il
jeta le journal, souffla sa bougie et fit bientôt entendre un
ronflement sonore.

Cependant, par un phénomène physiologique que lui-même avait étudié et
expliqué avec de grands développements, ce nom de Langévol poursuivit
le professeur Schultze jusque dans ses rêves. Si bien que,
machinalement, en se réveillant le lendemain matin, il se surprit à le
répéter.

Tout à coup, et au moment où il allait demander à sa montre quelle
heure il était, il fut illuminé d'un éclair subit. Se jetant alors sur
le journal qu'il retrouva au pied de son lit, il lut et relut plusieurs
fois de suite, en se passant la main sur le front comme pour y
concentrer ses idées, l'alinéa qu'il avait failli la veille laisser
passer inaperçu. La lumière, évidemment, se faisait dans son cerveau,
car, sans prendre le temps de passer sa robe de chambre à ramages, il
courut à la cheminée, détacha un petit portrait en miniature pendu près
de la glace, et, le retournant, passa sa manche sur le carton
poussiéreux qui en formait l'envers.

Le professeur ne s'était pas trompé. Derrière le portrait, on lisait ce
nom tracé d'une encre jaunâtre, presque effacé par un demi-siècle :

<< _Thérèse Schultze eingeborene Langévol_ >> (Thérèse Schultze née
Langévol).

Le soir même, le professeur avait pris le train direct pour Londres.

IV PART A DEUX

Le 6 novembre, à sept heures du matin, Herr Schultze arrivait à la gare
de Charing-Cross. A midi, il se présentait au numéro 93, Southampton
row, dans une grande salle divisée en deux parties par une barrière de
bois -- côté de MM. les clercs, côté du public --, meublée de six
chaises, d'une table noire, d'innombrables cartons verts et d'un
dictionnaire des adresses. Deux jeunes gens, assis devant la table,
étaient en train de manger paisiblement le déjeuner de pain et de
fromage traditionnel en tous les pays de basoche.

<< Messieurs Billows, Green et Sharp ? dit le professeur de la même
voix dont il demandait son dîner.

-- Mr. Sharp est dans son cabinet. -- Quel nom ? Quelle affaire ?

- Le professeur Schultze, d'Iéna, affaire Langévol. >>

Le jeune clerc murmura ces renseignements dans le pavillon d'un tuyau
acoustique et reçut en réponse dans le pavillon de sa propre oreille
une communication qu'il n'eut garde de rendre publique. Elle pouvait se
traduire ainsi :

<< Au diable l'affaire Langévol ! Encore un fou qui croit avoir des
titres ! >>

Réponse du jeune clerc :

<< C'est un homme d'apparence "respectable". Il n'a pas l'air agréable,
mais ce n'est pas la tête du premier venu. >>

Nouvelle exclamation mystérieuse :

<< Et il vient d'Allemagne ?...

-- Il le dit, du moins. >>

Un soupir passa à travers le tuyau :

<< Faites monter.

- Deux étages, la porte en face >>, dit tout haut le clerc en indiquant
un passage intérieur.

Le professeur s'enfonça dans le couloir, monta les deux étages et se
trouva devant une porte matelassée, où le nom de Mr. Sharp se détachait
en lettres noires sur un fond de cuivre.

Ce personnage était assis devant un grand bureau d'acajou, dans un
cabinet vulgaire à tapis de feutre, chaises de cuir et larges
cartonniers béants. Il se souleva à peine sur son fauteuil, et, selon
l'habitude si courtoise des gens de bureau, il se remit à feuilleter
des dossiers pendant cinq minutes, afin d'avoir l'air très occupé.
Enfin, se retournant vers le professeur Schultze, qui s'était placé
auprès de lui :

<< Monsieur, dit-il, veuillez m'apprendre rapidement ce qui vous amène.
Mon temps est extraordinairement limité, et je ne puis vous donner
qu'un très petit nombre de minutes. >>

Le professeur eut un semblant de sourire, laissant voir qu'il
s'inquiétait assez peu de la nature de cet accueil.

<< Peut-être trouverez-vous bon de m'accorder quelques minutes
supplémentaires, dit-il, quand vous saurez ce qui m'amène.

-- Parlez donc, monsieur.

-- Il s'agit de la succession de Jean-Jacques Langévol, de Bar-le-Duc,
et je suis le petit-fils de sa soeur aînée, Thérèse Langévol, mariée en
1792 à mon grand-père Martin Schultze, chirurgien à l'armée de
Brunswick et mort en 1814. J'ai en ma possession trois lettres de mon
grand-oncle écrites à sa soeur, et de nombreuses traditions de son
passage à la maison, après la bataille d'Iéna, sans compter les pièces
dûment légalisées qui établissent ma filiation. >>

Inutile de suivre le professeur Schultze dans les explications qu'il
donna à Mr. Sharp. Il fut, contre ses habitudes, presque prolixe. Il
est vrai que c'était le seul point où il était inépuisable. En effet,
il s'agissait pour lui de démontrer à Mr. Sharp, Anglais, la nécessité
de faire prédominer la race germanique sur toutes les autres. S'il
poursuivait l'idée de réclamer cette succession, c'était surtout pour
l'arracher des mains françaises, qui ne pourraient en faire que quelque
inepte usage !... Ce qu'il détestait dans son adversaire, c'était
surtout sa nationalité !... Devant un Allemand, il n'insisterait pas
assurément, etc. Mais l'idée qu'un prétendu savant, qu'un Français
pourrait employer cet énorme capital au service des idées françaises,
le mettait hors de lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses
droits à outrance.

A première vue, la liaison des idées pouvait ne pas être évidente entre
cette digression politique et l'opulente succession. Mais Mr. Sharp
avait assez l'habitude des affaires pour apercevoir le rapport
supérieur qu'il y avait entre les aspirations nationales de la race
germanique en général et les aspirations particulières de l'individu
Schultze vers l'héritage de la Bégum. Elles étaient, au fond, du même
ordre.

D'ailleurs, il n'y avait pas de doute possible. Si humiliant qu'il pût
être pour un professeur à l'Université d'Iéna d'avoir des rapports de
parenté avec des gens de race inférieure, il était évident qu'une
aïeule française avait sa part de responsabilité dans la fabrication de
ce produit humain sans égal. Seulement, cette parenté d'un degré
secondaire à celle du docteur Sarrasin ne lui créait aussi que des
droits secondaires à ladite succession. Le solicitor vit cependant la
possibilité de les soutenir avec quelques apparences de légalité et,
dans cette possibilité, il en entrevit une autre tout à l'avantage de
Billows, Green et Sharp : celle de transformer l'affaire Langévol, déjà
belle, en une affaire magnifique, quelque nouvelle représentation du
_Jarndyce contre Jarndyce_, de Dickens. Un horizon de papier timbré,
d'actes, de pièces de toute nature s'étendit devant les yeux de l'homme
de loi. Ou encore, ce qui valait mieux, il songea à un compromis ménagé
par lui, Sharp, dans l'intérêt de ses deux clients, et qui lui
rapporterait, à lui Sharp, presque autant d'honneur que de profit.

Cependant, il fit connaître à Herr Schultze les titres du docteur
Sarrasin, lui donna les preuves à l'appui et lui insinua que, si
Billows, Green et Sharp se chargeaient cependant de tirer un parti
avantageux pour le professeur de l'apparence de droits -- << apparences
seulement, mon cher monsieur, et qui, je le crains, ne résisteraient
pas à un bon procès >> --, que lui donnait sa parenté avec le docteur,
il comptait que le sens si remarquable de la justice que possédaient
tous les Allemands admettrait que Billows, Green et Sharp acquéraient
aussi, en cette occasion, des droits d'ordre différent, mais bien plus
impérieux, à la reconnaissance du professeur.

Celui-ci était trop bien doué pour ne pas comprendre la logique du
raisonnement de l'homme d'affaires. Il lui mit sur ce point l'esprit en
repos, sans toutefois rien préciser.

Mr. Sharp lui demanda poliment la permission d'examiner son affaire à
loisir et le reconduisit avec des égards marqués. Il n'était plus
question à cette heure de ces minutes strictement limitées, dont il se
disait si avare !

Herr Schultze se retira, convaincu qu'il n'avait aucun titre suffisant
à faire valoir sur l'héritage de la Bégum, mais persuadé cependant
qu'une lutte entre la race saxonne et la race latine, outre qu'elle
était toujours méritoire, ne pouvait, s'il savait bien s'y prendre, que
tourner à l'avantage de la première.

L'important était de tâter l'opinion du docteur Sarrasin. Une dépêche
télégraphique, immédiatement expédiée à Brighton, amenait vers cinq
heures le savant français dans le cabinet du solicitor.

Le docteur Sarrasin apprit avec un calme dont s'étonna Mr. Sharp
l'incident qui se produisait. Aux premiers mots de Mr. Sharp, il lui
déclara en toute loyauté qu'en effet il se rappelait avoir entendu
parler traditionnellement, dans sa famille, d'une grand-tante élevée
par une femme riche et titrée, émigrée avec elle, et qui se serait
mariée en Allemagne. Il ne savait d'ailleurs ni le nom ni le degré
précis de parenté de cette grand-tante.

Mr. Sharp avait déjà recours à ses fiches, soigneusement cataloguées
dans des cartons qu'il montra avec complaisance au docteur.

Il y avait là -- Mr. Sharp ne le dissimula pas -- matière à procès, et
les procès de ce genre peuvent aisément traîner en longueur. A la
vérité, on n'était pas obligé de faire à la partie adverse l'aveu de
cette tradition de famille, que le docteur Sarrasin venait de confier,
dans sa sincérité, à son solicitor... Mais il y avait ces lettres de
Jean-Jacques Langévol à sa soeur, dont Herr Schultze avait parlé, et
qui étaient une présomption en sa faveur. Présomption faible à la
vérité, dénuée de tout caractère légal, mais enfin présomption...
D'autres preuves seraient sans doute exhumées de la poussière des
archives municipales. Peut-être même la partie adverse, à défaut de
pièces authentiques, ne craindrait pas d'en inventer d'imaginaires. Il
fallait tout prévoir ! Qui sait si de nouvelles investigations
n'assigneraient même pas à cette Thérèse Langévol, subitement sortie de
terre, et à ses représentants actuels, des droits supérieurs à ceux du
docteur Sarrasin ?... En tout cas, longues chicanes, longues
vérifications, solution lointaine !... Les probabilités de gain étant
considérables des deux parts, on formerait aisément de chaque côté une
compagnie en commandite pour avancer les frais de la procédure et
épuiser tous les moyens de juridiction. Un procès célèbre du même genre
avait été pendant quatre-vingt-trois années consécutives en Cour de
Chancellerie et ne s'était terminé que faute de fonds : intérêts et
capital, tout y avait passé !... Enquêtes, commissions, transports,
procédures prendraient un temps infini !... Dans dix ans la question
pourrait être encore indécise, et le demi milliard toujours endormi à
la Banque...

Le docteur Sarrasin écoutait ce verbiage et se demandait quand il
s'arrêterait. Sans accepter pour parole d'évangile tout ce qu'il
entendait, une sorte de découragement se glissait dans son âme. Comme
un voyageur penché à l'avant d'un navire voit le port où il croyait
entrer s'éloigner, puis devenir moins distinct et enfin disparaître, il
se disait qu'il n'était pas impossible que cette fortune, tout à
l'heure si proche et d'un emploi déjà tout trouvé, ne finît par passer
à l'état gazeux et s'évanouir !

<< Enfin que faire ? >> demanda-t-il au solicitor.

Que faire ?... Hem !... C'était difficile à déterminer. Plus difficile
encore à réaliser. Mais enfin tout pouvait encore s'arranger. Lui,
Sharp, en avait la certitude. La justice anglaise était une excellente
justice -- un peu lente, peut-être, il en convenait --, oui, décidément
un peu lente, _pede claudo_... hem !... hem !... mais d'autant plus
sûre !... Assurément le docteur Sarrasin ne pouvait manquer dans
quelques années d'être en possession de cet héritage, si toutefois...
hem !... hem !... ses titres étaient suffisants !...

Le docteur sortit du cabinet de Southampton row fortement ébranlé dans
sa confiance et convaincu qu'il allait, ou falloir entamer une série
d'interminables procès, ou renoncer à son rêve. Alors, pensant à son
beau projet philanthropique, il ne pouvait se retenir d'en éprouver
quelque regret.

Cependant, Mr. Sharp manda le professeur Schultze, qui lui avait laissé
son adresse. Il lui annonça que le docteur Sarrasin n'avait jamais
entendu parler d'une Thérèse Langévol, contestait formellement
l'existence d'une branche allemande de la famille et se refusait à
toute transaction.

Il en restait donc au professeur, s'il croyait ses droits bien établis,
qu'à << plaider >>. Mr. Sharp, qui n'apportait en cette affaire qu'un
désintéressement absolu, une véritable curiosité d'amateur, n'avait
certe pas l'intention de l'en dissuader. Que pouvait demander un
solicitor, sinon un procès, dix procès, trente ans de procès, comme la
cause semblait les porter en ses flancs ? Lui, Sharp, personnellement,
en était ravi. S'il n'avait pas craint de faire au professeur Schultze
une offre suspecte de sa part, il aurait poussé le désintéressement
jusqu'à lui indiquer un de ses confrères, qu'il pût charger de ses
intérêts... Et certes le choix avait de l'importance ! La carrière
légale était devenue un véritable grand chemin !... Les aventuriers et
les brigands y foisonnaient !... Il le constatait, la rougeur au front
!...

<< Si le docteur français voulait s'arranger, combien cela coûterait-il
? >> demanda le professeur.

Homme sage, les paroles ne pouvaient l'étourdir ! Homme pratique, il
allait droit au but sans perdre un temps précieux en chemin ! Mr. Sharp
fut un peu déconcerté par cette façon d'agir. Il représenta à Herr
Schultze que les affaires ne marchaient point si vite ; qu'on n'en
pouvait prévoir la fin quand on en était au commencement ; que, pour
amener M. Sarrasin à composition, il fallait un peu traîner les choses
afin de ne pas lui laisser connaître que lui, Schultze, était déjà prêt
à une transaction.

<< Je vous prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi faire,
remettez-vous- en à moi et je réponds de tout.

-- Moi aussi, répliqua Schultze, mais j'aimerais savoir à quoi m'en
tenir. >>

Cependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr. Sharp à quel chiffre le
solicitor évaluait la reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser là-
dessus carte blanche.

Lorsque le docteur Sarrasin, rappelé dès le lendemain par Mr. Sharp,
lui demanda avec tranquillité s'il avait quelques nouvelles sérieuses à
lui donner, le solicitor, inquiet de cette tranquillité même, l'informa
qu'un examen sérieux l'avait convaincu que le mieux serait peut-être de
couper le mal dans sa racine et de proposer une transaction à ce
prétendant nouveau. C'était là, le docteur Sarrasin en conviendrait, un
conseil essentiellement désintéressé et que bien peu de solicitors
eussent donné à la place de Mr. Sharp ! Mais il mettait son amour-
propre à régler rapidement cette affaire, qu'il considérait avec des
yeux presque paternels.

Le docteur Sarrasin écoutait ces conseils et les trouvait relativement
assez sages. Il s'était si bien habitué depuis quelques jours à l'idée
de réaliser immédiatement son rêve scientifique, qu'il subordonnait
tout à ce projet. Attendre dix ans ou seulement un an avant de pouvoir
l'exécuter aurait été maintenant pour lui une cruelle déception. Peu
familier d'ailleurs avec les questions légales et financières, et sans
être dupe des belles paroles de maître Sharp, il aurait fait bon marché
de ses droits pour une bonne somme payée comptant qui lui permît de
passer de la théorie à la pratique. Il donna donc également carte
blanche à Mr. Sharp et repartit.

Le solicitor avait obtenu ce qu'il voulait. Il était bien vrai qu'un
autre aurait peut-être cédé, à sa place, à la tentation d'entamer et de
prolonger des procédures destinées à devenir, pour son étude, une
grosse rente viagère. Mais Mr. Sharp n'était pas de ces gens qui font
des spéculations à long terme. Il voyait à sa portée le moyen facile
d'opérer d'un coup une abondante moisson, et il avait résolu de le
saisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui laissant entrevoir
que Herr Schultze ne serait peut-être pas opposé à toute idée
d'arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au
docteur Sarrasin, soit à Herr Schultze, il disait alternativement à
l'un et à l'autre que la partie adverse ne voulait décidément rien
entendre, et que, par surcroît, il était question d'un troisième
candidat alléché par l'odeur...

Ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il
s'élevait subitement une objection imprévue qui dérangeait tout. Ce
n'était plus pour le bon docteur que chausse-trapes, hésitations,
fluctuations. Mr. Sharp ne pouvait se décider à tirer l'hameçon, tant
il craignait qu'au dernier moment le poisson ne se débattît et ne fît
casser la corde. Mais tant de précaution était, en ce cas, superflu.
Dès le premier jour, comme il l'avait dit, le docteur Sarrasin, qui
voulait avant tout s'épargner les ennuis d'un procès, avait été prêt
pour un arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment
psychologique, selon l'expression célèbre, était arrivé, ou que, dans
son langage moins noble, son client était << cuit à point >>, il
démasqua tout à coup ses batteries et proposa une transaction immédiate.

Un homme bienfaisant se présentait, le banquier Stilbing, qui offrait
de partager le différend entre les parties, de leur compter à chacun
deux cent cinquante millions et de ne prendre à titre de commission que
l'excédent du demi-milliard, soit vingt-sept millions.

Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé Mr. Sharp, lorsqu'il
vint lui soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore
superbe. Il était tout prêt à signer, il ne demandait qu'à signer, il
aurait voté par-dessus le marché des statues d'or au banquier Stilbing,
au solicitor Sharp, à toute la haute banque et à toute la chicane du
Royaume-Uni.

Les actes étaient rédigés, les témoins racolés, les machines à timbrer
de Somerset House prêtes à fonctionner. Herr Schultze s'était rendu.
Mis par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu s'assurer en frémissant
qu'avec un adversaire de moins bonne composition que le docteur
Sarrasin, il en eût été certainement pour ses frais. Ce fut bientôt
terminé. Contre leur mandat formel et leur acceptation d'un partage
égal, les deux héritiers reçurent chacun un chèque à valoir de cent
mille livres sterling, payable à vue, et des promesses de règlement
définitif, aussitôt après l'accomplissement des formalités légales.

Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supériorité anglo-
saxonne, cette étonnante affaire.

On assure que le soir même, en dînant à Cobden-Club avec son ami
Stilbing, Mr. Sharp but un verre de champagne à la santé du docteur
Sarrasin, un autre à la santé du professeur Schultze, et se laissa
aller, en achevant la bouteille, à cette exclamation indiscrète : <<
_Hurrah_ !... _Rule Britannia_ !... Il n'y a encore que nous !... >>

La vérité est que le banquier Stilbing considérait son hôte comme un
pauvre homme, qui avait lâché pour vingt-sept millions une affaire de
cinquante, et, au fond, le professeur pensait de même, du moment, en
effet, où lui, Herr Schultze, se sentait forcé d'accepter tout
arrangement quelconque ! Et que n'aurait-on pu faire avec un homme
comme le docteur Sarrasin, un Celte, léger, mobile, et, bien
certainement, visionnaire !

Le professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une
ville française dans des conditions d'hygiène morale et physique
propres à développer toutes les qualités de la race et à former de
jeunes générations fortes et vaillantes. Cette entreprise lui
paraissait absurde, et, à son sens, devait échouer, comme opposée à la
loi de progrès qui décrétait l'effondrement de la race latine, son
asservissement à la race saxonne, et, dans la suite, sa disparition
totale de la surface du globe. Cependant, ces résultats pouvaient être
tenus en échec si le programme du docteur avait un commencement de
réalisation, à plus forte raison si l'on pouvait croire à son succès.
Il appartenait donc à tout Saxon, dans l'intérêt de l'ordre général et
pour obéir à une loi inéluctable, de mettre à néant, s'il le pouvait,
une entreprise aussi folle. Et dans les circonstances qui se
présentaient, il était clair que lui, Schultze, M. D. _privat docent_
de chimie à l'Université d'Iéna, connu par ses nombreux travaux
comparatifs sur les différentes races humaines -- travaux où il était
prouvé que la race germanique devait les absorber toutes --, il était
clair enfin qu'il était particulièrement désigné par la grande force
constamment créative et destructive de la nature, pour anéantir ces
pygmées qui se rebellaient contre elle. De toute éternité, il avait été
arrêté que Thérèse Langévol épouserait Martin Schultze, et qu'un jour
les deux nationalités, se trouvant en présence dans la personne du
docteur français et du professeur allemand, celui-ci écraserait
celui-là. Déjà il avait en main la moitié de la fortune du docteur.
C'était l'instrument qu'il lui fallait.

D'ailleurs, ce projet n'était pour Herr Schultze que très secondaire ;
il ne faisait que s'ajouter à ceux, beaucoup plus vastes, qu'il formait
pour la destruction de tous les peuples qui refuseraient de se
fusionner avec le peuple germain et de se réunir au Vaterland.
Cependant, voulant connaître à fond -- si tant est qu'ils pussent avoir
un fond --, les plans du docteur Sarrasin, dont il se constituait déjà
l'implacable ennemi, il se fit admettre au Congrès international
d'Hygiène et en suivit assidûment les séances. C'est au sortir de cette
assemblée que quelques membres, parmi lesquels se trouvait le docteur
Sarrasin lui- même, l'entendirent un jour faire cette déclaration :
qu'il s'élèverait en même temps que France-Ville une cité forte qui ne
laisserait pas subsister cette fourmilière absurde et anormale.

<< J'espère, ajouta-t-il, que l'expérience que nous ferons sur elle
servira d'exemple au monde ! >>

Le bon docteur Sarrasin, si plein d'amour qu'il fût pour l'humanité,
n'en était pas à avoir besoin d'apprendre que tous ses semblables ne
méritaient pas le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin ces
paroles de son adversaire, pensant, en homme sensé, qu'aucune menace ne
devait être négligée. Quelque temps après, écrivant à Marcel pour
l'inviter à l'aider dans son entreprise, il lui raconta cet incident,
et lui fit un portrait de Herr Schultze, qui donna à penser au jeune
Alsacien que le bon docteur aurait là un rude adversaire. Et comme le
docteur ajoutait :

<< Nous aurons besoin d'hommes forts et énergiques, de savants actifs,
non seulement pour édifier, mais pour nous défendre >>, Marcel lui
répondit :

<< Si je ne puis immédiatement vous apporter mon concours pour la
fondation de votre cité, comptez cependant que vous me trouverez en
temps utile. Je ne perdrai pas un seul jour de vue ce Herr Schultze,
que vous me dépeignez si bien. Ma qualité d'Alsacien me donne le droit
de m'occuper de ses affaires. De près ou de loin, je vous suis tout
dévoué. Si, par impossible, vous restiez quelques mois ou même quelques
années sans entendre parler de moi, ne vous en inquiétez pas. De loin
comme de près, je n'aurai qu'une pensée : travailler pour vous, et, par
conséquent, servir la France. >>

V LA CITE DE L'ACIER

Les lieux et les temps sont changés. Il y a cinq années que l'héritage
de la Bégum est aux mains de ses deux héritiers et la scène est
transportée maintenant aux Etats-Unis, au sud de l'Oregon, à dix lieues
du littoral du Pacifique. Là s'étend un district vague encore, mal
délimité entre les deux puissances limitrophes, et qui forme comme une
sorte de Suisse américaine.

Suisse, en effet, si l'on ne regarde que la superficie des choses, les
pics abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallées profondes qui
séparent de longues chaînes de hauteurs, l'aspect grandiose et sauvage
de tous les sites pris à vol d'oiseau.

Mais cette fausse Suisse n'est pas, comme la Suisse européenne, livrée
aux industries pacifiques du berger, du guide et du maître d'hôtel. Ce
n'est qu'un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins
séculaires, posée sur un bloc de fer et de houille.

Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l'oreille aux bruits
de la nature, il n'entend pas, comme dans les sentiers de l'Oberland,
le murmure harmonieux de la vie mêlé au grand silence de la montagne.
Mais il saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses
pieds, les détonations étouffées de la poudre. Il semble que le sol
soit machiné comme les dessous d'un théâtre, que ces roches
gigantesques sonnent creux et qu'elles peuvent d'un moment à l'autre
s'abîmer dans de mystérieuses profondeurs.

Les chemins, macadamisés de cendres et de coke, s'enroulent aux flancs
des montagnes. Sous les touffes d'herbes jaunâtres, de petits tas de
scories, diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des
yeux de basilic. Çà et là, un vieux puits de mine abandonné, déchiqueté
par les pluies, déshonoré par les ronces, ouvre sa gueule béante,
gouffre sans fond, pareil au cratère d'un volcan éteint. L'air est
chargé de fumée et pèse comme un manteau sombre sur la terre. Pas un
oiseau ne le traverse, les insectes mêmes semblent le fuir, et de
mémoire d'homme on n'y a vu un papillon.

Fausse Suisse ! A sa limite nord, au point où les contreforts viennent
se fondre dans la plaine, s'ouvre, entre deux chaînes de collines
maigres, ce qu'on appelait jusqu'en 1871 le << désert rouge >>, à cause
de la couleur du sol, tout imprégné d'oxydes de fer, et ce qu'on
appelle maintenant Stahlfield, << le champ d'acier >>.

Qu'on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées, au sol
sablonneux, parsemé de galets, aride et désolé comme le lit de quelque
ancienne mer intérieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et
le mouvement, la nature n'avait rien fait ; mais l'homme a déployé tout
à coup une énergie et une vigueur sans égales.

Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages
d'ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi,
apportés tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population
de rudes travailleurs.

C'est au centre de ces villages, au pied même des CoalsButts,
inépuisables montagnes de charbon de terre, que s'élève une masse
sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers
percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés
d'une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille
bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est
voilé d'un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides
éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil à celui
d'un tonnerre ou d'une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.

Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l'Acier, la ville allemande, la
propriété personnelle de Herr Schultze, l'ex-professeur de chimie
d'Iéna, devenu, de par les millions de la Bégum, le plus grand
travailleur du fer et, spécialement, le plus grand fondeur de canons
des deux mondes.

Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse
et à raies, à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour
la Turquie, pour la Roumanie et pour le Japon, pour l'Italie et pour la
Chine, mais surtout pour l'Allemagne.

Grâce à la puissance d'un capital énorme, un établissement monstre, une
ville véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de
terre comme à un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la
plupart allemands d'origine, sont venus se grouper autour d'elle et en
former les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dû à leur
écrasante supériorité une célébrité universelle.

Le professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses
propres mines. Sur place, il les transforme en acier fondu. Sur place,
il en fait des canons.

Ce qu'aucun de ses concurrents ne peut faire, il arrive, lui, à le
réaliser. En France, on obtient des lingots d'acier de quarante mille
kilogrammes. En Angleterre, on a fabriqué un canon en fer forgé de cent
tonnes. A Essen, M. Krupp est arrivé à fondre des blocs d'acier de cinq
cent mille kilogrammes. Herr Schultze ne connaît pas de limites :
demandez-lui un canon d'un poids quelconque et d'une puissance quelle
qu'elle soit, il vous servira ce canon, brillant comme un sou neuf,
dans les délais convenus.

Mais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble que les deux cent
cinquante millions de 1871 n'aient fait que le mettre en appétit.

En industrie canonnière comme en toutes choses, on est bien fort
lorsqu'on peut ce que les autres ne peuvent pas. Et il n'y a pas à
dire, non seulement les canons de Herr Schultze atteignent des
dimensions sans précédent, mais, s'ils sont susceptibles de se
détériorer par l'usage, ils n'éclatent jamais. L'acier de Stahlstadt
semble avoir des propriétés spéciales. Il court à cet égard des
légendes d'alliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce qu'il y a de
sûr, c'est que personne n'en sait le fin mot.

Ce qu'il y a de sûr aussi, c'est qu'à Stahlstadt, le secret est gardé
avec un soin jaloux.

Dans ce coin écarté de l'Amérique septentrionale, entouré de déserts,
isolé du monde par un rempart de montagnes, situé à cinq cents milles
des petites agglomérations humaines les plus voisines, on chercherait
vainement aucun vestige de cette liberté qui a fondé la puissance de la
république des Etats-Unis.

En arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt, n'essayez pas de
franchir une des portes massives qui coupent de distance en distance la
ligne des fossés et des fortifications. La consigne la plus impitoyable
vous repousserait. Il faut descendre dans l'un des faubourgs. Vous
n'entrerez dans la Cité de l'Acier que si vous avez la formule magique,
le mot d'ordre, ou tout au moins une autorisation dûment timbrée,
signée et paraphée.

Cette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait à Stahlstadt, un
matin de novembre, la possédait sans doute, car, après avoir laissé à
l'auberge une petite valise de cuir tout usée, il se dirigea à pied
vers la porte la plus voisine du village.

C'était un grand gaillard, fortement charpenté, négligemment vêtu, à la
mode des pionniers américains, d'une vareuse lâche, d'une chemise de
laine sans col et d'un pantalon de velours à côtes, engouffré dans de
grosses bottes. Il rabattait sur son visage un large chapeau de feutre,
comme pour mieux dissimuler la poussière de charbon dont sa peau était
imprégnée, et marchait d'un pas élastique en sifflotant dans sa barbe
brune. Arrivé au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de poste une
feuille imprimée et fut aussitôt admis.

<< Votre ordre porte l'adresse du contremaître Seligmann, section K,
rue IX, atelier 743, dit le sous-officier. Vous n'avez qu'à suivre le
chemin de ronde, sur votre droite, jusqu'à la borne K, et à vous
présenter au concierge... Vous savez le règlement ? Expulsé, si vous
entrez dans un autre secteur que le vôtre >>, ajouta-t-il au moment où
le nouveau venu s'éloignait.

Le jeune ouvrier suivit la direction qui lui était indiquée et
s'engagea dans le chemin de ronde. A sa droite, se creusait un fossé,
sur la crête duquel se promenaient des sentinelles. A sa gauche, entre
la large route circulaire et la masse des bâtiments, se dessinait
d'abord la double ligne d'un chemin de fer de ceinture ; puis une
seconde muraille s'élevait, pareille à la muraille extérieure, ce qui
indiquait la configuration de la Cité de l'Acier.

C'était celle d'une circonférence dont les secteurs, limités en guise
de rayons par une ligne fortifiée, étaient parfaitement indépendants
les uns des autres, quoique enveloppés d'un mur et d'un fossé communs.

Le jeune ouvrier arriva bientôt à la borne K, placée à la lisière du
chemin, en face d'une porte monumentale que surmontait la même lettre
sculptée dans la pierre, et il se présenta au concierge.

Cette fois, au lieu d'avoir affaire à un soldat, il se trouvait en
présence d'un invalide, à jambe de bois et poitrine médaillée.

L'invalide examina la feuille, y apposa un nouveau timbre et dit :

<< Tout droit. Neuvième rue à gauche. >>

Le jeune homme franchit cette seconde ligne retranchée et se trouva
enfin dans le secteur K. La route qui débouchait de la porte en était
l'axe. De chaque côté s'allongeaient à angle droit des files de
constructions uniformes.

Le tintamarre des machines était alors assourdissant. Ces bâtiments
gris, percés à jour de milliers de fenêtres, semblaient plutôt des
monstres vivants que des choses inertes. Mais le nouveau venu était
sans doute blasé sur le spectacle, car il n'y prêta pas la moindre
attention.

En cinq minutes, il eut trouvé la rue IX l'atelier 743, et il arriva
dans un petit bureau plein de cartons et de registres, en présence du
contremaître Seligmann.

Celui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la vérifia, et,
reportant ses yeux sur le jeune ouvrier :

<< Embauché comme puddleur ?... demanda-t-il. Vous paraissez bien jeune
?

-- L'âge ne fait rien, répondit l'autre. J'ai bientôt vingt-six ans, et
j'ai déjà puddlé pendant sept mois... Si cela vous intéresse, je puis
vous montrer les certificats sur la présentation desquels j'ai été
engagé à New York par le chef du personnel. >>

Le jeune homme parlait l'allemand non sans facilité, mais avec un léger
accent qui sembla éveiller les défiances du contremaître.

<< Est-ce que vous êtes alsacien ? lui demanda celui-ci.

-Non, je suis suisse... de Schaffouse. Tenez, voici tous mes papiers
qui sont en règle. >>

Il tira d'un portefeuille de cuir et montra au contremaître un
passeport, un livret, des certificats.

<< C'est bon. Après tout, vous êtes embauché et je n'ai plus qu'à vous
désigner votre place >>, reprit Seligmann, rassuré par ce déploiement
de documents officiels.

Il écrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz, qu'il copia sur
la feuille d'engagement, remit au jeune homme une carte bleue à son nom
portant le numéro 57938, et ajouta :

<< Vous devez être à la porte K tous les matins à sept heures,
présenter cette carte qui vous aura permis de franchir l'enceinte
extérieure, prendre au râtelier de la loge un jeton de présence à votre
numéro matricule et me le montrer en arrivant. A sept heures du soir,
en sortant, vous le jetez dans un tronc placé à la porte de l'atelier
et qui n'est ouvert qu'à cet instant.

-- Je connais le système... Peut-on loger dans l'enceinte ? demanda
Schwartz.

-- Non. Vous devez vous procurer une demeure à l'extérieur, mais vous
pourrez prendre vos repas à la cantine de l'atelier pour un prix très
modéré. Votre salaire est d'un dollar par jour en débutant. Il
s'accroît d'un vingtième par trimestre... L'expulsion est la seule
peine. Elle est prononcée par moi en première instance, et par
l'ingénieur en appel, sur toute infraction au règlement...
Commencez-vous aujourd'hui ?

-- Pourquoi pas ?

-- Ce ne sera qu'une demi-journée >>, fit observer le contremaître en
guidant Schwartz vers une galerie intérieure.

Tous deux suivirent un large couloir, traversèrent une cour et
pénétrèrent dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme
par la disposition de sa légère charpente, au débarcadère d'une gare de
premier ordre. Schwartz, en la mesurant d'un coup d'oeil, ne put
retenir un mouvement d'admiration professionnelle.

De chaque côté de cette longue halle, deux rangées d'énormes colonnes
cylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles
de Saint-Pierre de Rome, s'élevaient du sol jusqu'à la voûte de verre
qu'elles transperçaient de part en part. C'étaient les cheminées
d'autant de fours à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait
cinquante sur chaque rangée.

A l'une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des
trains de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les
fours. A l'autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et
emportaient cette fonte transformée en acier.

L'opération du << puddlage >> a pour but d'effectuer cette
métamorphose. Des équipes de cyclopes demi-nus, armés d'un long crochet
de fer, s'y livraient avec activité.

Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d'un revêtement de
scories, y étaient d'abord portés à une température élevée. Pour
obtenir du fer, on aurait commencé à brasser cette fonte aussitôt
qu'elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l'acier, ce carbure de
fer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriétés de son
congénère, on attendait que la fonte fût fluide et l'on avait soin de
maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du
bout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse
métallique ; il la tournait et retournait au milieu de la flamme ;
puis, au moment précis où elle atteignait, par son mélange avec les
scories, un certain degré de résistance, il la divisait en quatre
boules ou << loupes >> spongieuses, qu'il livrait, une à une, aux
aides-marteleurs.

C'est dans l'axe même de la halle que se poursuivait l'opération. En
face de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en
mouvement par la vapeur d'une chaudière verticale logée dans la
cheminée même, occupait un ouvrier << cingleur >>. Armé de pied en cap
de bottes et de brassards de tôle, protégé par un épais tablier de
cuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier de l'industrie prenait
au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la
soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme
masse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont
elle s'était chargée, au milieu d'une pluie d'étincelles et
d'éclaboussures.

Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une
fois réchauffée, la rebattre de nouveau.

Dans l'immensité de cette forge monstre, c'était un mouvement
incessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la
basse d'un ronflement continu, des feux d'artifice de paillettes
rouges, des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au milieu de ces
grondements et de ces rages de la matière asservie, l'homme semblait
presque un enfant.

De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à bout de bras, dans une
température torride, une pâte métallique de deux cent kilogrammes,
rester plusieurs heures l'oeil fixé sur ce fer incandescent qui
aveugle, c'est un régime terrible et qui use son homme en dix ans.

Schwartz, comme pour montrer au contremaître qu'il était capable de le
supporter, se dépouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et,
exhibant un torse d'athlète, sur lequel ses muscles dessinaient toutes
leurs attaches, il prit le crochet que maniait un des puddleurs, et
commença à manoeuvrer.

Voyant qu'il s'acquittait fort bien de sa besogne, le contremaître ne
tarda pas à le laisser pour rentrer à son bureau.

Le jeune ouvrier continua, jusqu'à l'heure du dîner, de puddler des
blocs de fonte. Mais, soit qu'il apportât trop d'ardeur à l'ouvrage,
soit qu'il eût négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel
qu'exige un pareil déploiement de force physique, il parut bientôt las
et défaillant. Défaillant au point que le chef d'équipe s'en aperçut.

<< Vous n'êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui dit celui-ci, et
vous feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur,
qu'on ne vous accordera pas plus tard. >> Schwartz protesta. Ce n'était
qu'une fatigue passagère ! Il pourrait puddler tout comme un autre !...

Le chef d'équipe n'en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut
immédiatement appelé chez l'ingénieur en chef.

Ce personnage examina ses papiers, hocha la tête, et lui demanda d'un
ton inquisitorial :

<< Est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn ? >>

Schwartz baissait les yeux tout confus.

<< Je vois bien qu'il faut l'avouer, dit-il. J'étais employé à la
coulée, et c'est dans l'espoir d'augmenter mon salaire que j'avais
voulu essayer du puddlage !

-- Vous êtes tous les mêmes ! répondit l'ingénieur en haussant les
épaules. A vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu'un homme de
trente-cinq ne fait qu'exceptionnellement !... Etes-vous bon fondeur,
au moins ?

-- J'étais depuis deux mois à la première classe.

-- Vous auriez mieux fait d'y rester, en ce cas ! Ici, vous allez
commencer par entrer dans la troisième. Encore pouvez-vous vous estimer
heureux que je vous facilite ce changement de secteur ! >>

L'ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer, expédia une
dépêche et dit :

<< Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au
secteur O, bureau de l'ingénieur en chef. Il est prévenu. >>

Les mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à la porte du secteur
K l'accueillirent au secteur O. Là, comme le matin, il fut interrogé,
accepté, adressé à un chef d'atelier, qui l'introduisit dans une salle
de coulée. Mais ici le travail était plus silencieux et plus méthodique.

<< Ce n'est qu'une petite galerie pour la fonte des pièces de 42, lui
dit le contremaître. Les ouvriers de première classe seuls sont admis
aux halles de coulée de gros canons. >>

La << petite >> galerie n'en avait pas moins cent cinquante mètres de
long sur soixante-cinq de large. Elle devait, à l'estime de Schwartz,
chauffer au moins six cents creusets, placés par quatre, par huit ou
par douze, selon leurs dimensions, dans les fours latéraux.

Les moules destinés à recevoir l'acier en fusion étaient allongés dans
l'axe de la galerie, au fond d'une tranchée médiane. De chaque côté de
la tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à
volonté, venait opérer où il était nécessaire le déplacement de ces
énormes poids. Comme dans les halles de puddlage, à un bout débouchait
le chemin de fer qui apportait les blocs d'acier fondu, à l'autre celui
qui emportait les canons sortant du moule.

Près de chaque moule, un homme armé d'une tige en fer surveillait la
température à l'état de la fusion dans les creusets.

Les procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs étaient
portés là à un degré singulier de perfection.

Le moment venu d'opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le
signal à tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d'un pas égal et
rigoureusement mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les
épaules une barre de fer horizontale, venaient deux à deux se placer
devant chaque four.

Un officier armé d'un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde
en main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de
tous les fours en action. De chaque côté, des conduits en terre
réfractaire, recouverte de tôle, convergeaient, en descendant sur des
pentes douces, jusqu'à une cuvette en entonnoir, placée directement
au-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. Aussitôt,
un creuset, tiré du feu à l'aide d'une pince, était suspendu à la barre
de fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le sifflet
commençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient
en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit
correspondant. Puis ils jetaient dans une cuve le récipient vide et
brûlant.

Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée
fût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours
agissaient successivement de même.

La précision était si extraordinaire, qu'au dixième de seconde fixé par
le dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans
la cuve. Cette manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d'un
mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines. Une
discipline inflexible, la force de l'habitude et la puissance d'une
mesure musicale faisaient pourtant ce miracle.

Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt
accouplé à un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu
importante et reconnu excellent praticien. Son chef d'équipe, à la fin
de la journée, lui promit même un avancement rapide.

Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et
de l'enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à


 


Back to Full Books