Les Cinq Cents Millions de la Begum
by
Jules Verne

Part 4 out of 4



Marcel, avant d'aller se pencher sur la vitre étincelante, eut un
moment d'hésitation. Il touchait à son but ! De là, il n'en pouvait
douter, allait sortir l'impénétrable secret qu'il était venu chercher à
Stahlstadt !

Mais son hésitation ne dura qu'un instant. Octave et lui allèrent
s'agenouiller près du disque et inclinèrent la tête de manière à
pouvoir explorer dans toutes ses parties la chambre placée au-dessous
d'eux.

Un spectacle aussi horrible qu'inattendu s'offrit alors à leurs regards.

Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille,
grossissait démesurément les objets que l'on regardait à travers.

Là était le laboratoire secret de Herr Schultze. L'intense lumière qui
sortait à travers le disque, comme si c'eût été l'appareil dioptrique
d'un phare, venait d'une double lampe électrique brûlant encore dans sa
cloche vide d'air, que le courant voltaïque d'une pile puissante
n'avait pas cessé d'alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette
atmosphère éblouissante, une forme humaine, énormément agrandie par la
réfraction de la lentille -- quelque chose comme un des sphinx du
désert libyque --, était assise dans une immobilité de marbre.

Autour de ce spectre, des éclats d'obus jonchaient le sol.

Plus de doute !... C'était Herr Schultze, reconnaissable au rictus
effrayant de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze
gigantesque, que l'explosion de l'un de ses terribles engins avait à la
fois asphyxié et congelé sous l'action d'un froid terrible !

Le Roi de l'Acier était devant sa table, tenant une plume de géant,
grande comme une lance, et il semblait écrire encore ! N'eût été le
regard atone de ses pupilles dilatées, l'immobilité de sa bouche, on
l'aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l'on retrouve enfouis dans
les glaçons des régions polaires, ce cadavre était là, depuis un mois,
caché à tous les yeux. Autour de lui tout était encore gelé, les
réactifs dans leurs bocaux, l'eau dans ses récipients, le mercure dans
sa cuvette !

Marcel, en dépit de l'horreur de ce spectacle, eut un mouvement de
satisfaction en se disant combien il était heureux qu'il eût pu
observer du dehors l'intérieur de ce laboratoire, car très certainement
Octave et lui auraient été frappés de mort en y pénétrant.

Comment donc s'était produit cet effroyable accident ?

Marcel le devina sans peine, lorsqu'il eut remarqué que les fragments
d'obus, épars sur le plancher, n'étaient autres que de petits morceaux
de verre. Or, l'enveloppe intérieure, qui contenait l'acide carbonique
liquide dans les projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la
pression formidable qu'elle avait à supporter, était faite de ce verre
trempé, qui a dix ou douze fois la résistance du verre ordinaire ; mais
un des défauts de ce produit, qui était encore tout nouveau, c'est que,
par l'effet d'une action moléculaire mystérieuse, il éclate subitement,
quelquefois, sans raison apparente. C'est ce qui avait dû arriver.
Peut- être même la pression intérieure avait-elle provoqué plus
inévitablement encore l'éclatement de l'obus qui avait été déposé dans
le laboratoire. L'acide carbonique, subitement décomprimé, avait alors
déterminé, en retournant à l'état gazeux, un effroyable abaissement de
la température ambiante.

Toujours est-il que l'effet avait dû être foudroyant. Herr Schultze,
surpris par la mort dans l'attitude qu'il avait au moment de
l'explosion, s'était instantanément momifié au milieu d'un froid de
cent degrés au-dessous de zéro.

Une circonstance frappa surtout Marcel, c'est que le Roi de l'Acier
avait été frappé pendant qu'il écrivait.

Or, qu'écrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa
main tenait encore ? Il pouvait être intéressant de recueillir la
dernière pensée, de connaître le dernier mot d'un tel homme.

Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un
instant à briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire.
Le gaz acide carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression,
aurait fait irruption au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu'il eût
enveloppé de ses vapeurs irrespirables. C'eût été courir à une mort
certaine, et, évidemment, les risques étaient hors de proportion avec
les avantages que l'on pouvait recueillir de la possession de ce papier.

Cependant, s'il n'était pas possible de reprendre au cadavre de Herr
Schultze les dernières lignes tracées par sa main, il était probable
qu'on pourrait les déchiffrer, agrandies qu'elles devaient être par la
réfraction de la lentille. Le disque n'était-il pas là, avec les
puissants rayons qu'il faisait converger sur tous les objets renfermés
dans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la double lampe
électrique ?

Marcel connaissait l'écriture de Herr Schultze, et, après quelques
tâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.

Ainsi que tout ce qu'écrivait Herr Schultze, c'était plutôt un ordre
qu'une instruction.

<< Ordre à B. K. R. Z. d'avancer de quinze jours l'expédition projetée
contre France-Ville. -- Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par
moi prises. -- Il faut que l'expérience, cette fois, soit foudroyante
et complète. -- Ne changez pas un iota à ce que j'ai décidé. -- Je veux
que dans quinze jours France-Ville soit une cité morte et que pas un de
ses habitants ne survive. -- Il me faut une Pompéi moderne, et que ce
soit en même temps l'effroi et l'étonnement du monde entier. -- Mes
ordres bien exécutés rendent ce résultat inévitable.

<< Vous m'expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel
Bruckmann. - Je veux les voir et les avoir.

<< SCHULTZ... >>

Cette signature était inachevée ; 1'E final et le paraphe habituel y
manquaient.

Marcel et Octave demeurèrent d'abord muets et immobiles devant cet
étrange spectacle, devant cette sorte d'évocation d'un génie
malfaisant, qui touchait au fantastique.

Mais il fallut enfin s'arracher à cette lugubre scène. Les deux amis,
très émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.

Là, dans ce tombeau où régnerait l'obscurité complète lorsque la lampe
s'éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l'Acier
allait rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que
vingt siècles n'ont pu réduire en poussière !...

Une heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la
liberté qu'on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et
reprenaient la route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.

Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu'on lui annonça
le retour des deux jeunes gens.

<< Qu'ils entrent ! s'écria-t-il, qu'ils entrent vite ! >>

Son premier mot en les voyant tous deux fut :

<< Eh bien ?

-- Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de
Stahlstadt vous mettront l'esprit en repos et pour longtemps. Herr
Schultze n'est plus ! Herr Schultze est mort !

-- Mort ! >> s'écria le docteur Sarrasin.

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter
un mot.

<< Mon pauvre enfant, lui dit-il après s'être remis, comprends-tu que
cette nouvelle qui devrait me réjouir puisqu'elle éloigne de nous ce
que j'exècre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins
motivée ! comprends-tu qu'elle m'ait, contre toute raison, serré le
coeur ! Ah ! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s'était-il
constitué notre ennemi ? Pourquoi surtout n'a-t-il pas mis ses rares
qualités intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues
dont l'emploi eût été utile, si l'on avait pu les associer avec les
nôtres et leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout d'abord m'a
frappé, quand tu m'as dit : "Herr Schultze est mort." Mais, maintenant,
raconte- moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.

-- Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux
laboratoire qu'avec une habileté diabolique il s'était appliqué à
rendre inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n'en connaissait
l'existence, et nul, par conséquent, n'eût pu y pénétrer même pour lui
porter secours. Il a donc été victime de cette incroyable concentration
de toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur laquelle il avait
compté bien à tort pour être à lui seul la clef de toute son oeuvre, et
cette concentration, à l'heure marquée de Dieu, s'est soudain tournée
contre lui et contre son but !

-- Il n'en pouvait être autrement ! répondit le docteur Sarrasin. Herr
Schultze était parti d'une donnée absolument erronée. En effet, le
meilleur gouvernement n'est-il pas celui dont le chef, après sa mort,
peut être le plus facilement remplacé, et qui continue de fonctionner
précisément parce que ses rouages n'ont rien de secret ?

-- Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s'est passé à
Stahlstadt est la démonstration, _ipso facto_, de ce que vous venez de
dire. J'ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central
d'où partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l'Acier,
sans que jamais un seul eût été discuté La mort lui avait à ce point
laissé l'attitude et toutes les apparences de la vie que j'ai cru un
instant que ce spectre allait me parler !... Mais l'inventeur a été le
martyr de sa propre invention ! Il a été foudroyé par l'un de ces obus
qui devaient anéantir notre ville ! Son arme s'est brisée dans sa main,
au moment même où il allait tracer la dernière lettre d'un ordre
d'extermination ! Ecoutez ! >>

Et Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de
Herr Schultze, dont il avait pris copie.

Puis, il ajouta :

<< Ce qui d'ailleurs m'eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était
mort, si j'avais pu en douter plus longtemps, c'est que tout avait
cessé de vivre autour de lui ! C'est que tout avait cessé de respirer
dans Stahlstadt ! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le
sommeil avait suspendu toutes les vies, arrêté tous les mouvements ! La
paralysie du maître avait du même coup paralysé les serviteurs et
s'était étendue jusqu'aux instruments !

-- Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu !
C'est en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre
nous, c'est en forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a
succombé !

-- En effet, répondit Marcel ; mais maintenant, docteur, ne pensons
plus au passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c'est
la paix pour nous, c'est aussi la ruine pour l'admirable établissement
qu'il avait créé, et provisoirement, c'est la faillite. Des
imprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l'Acier imaginait,
ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d'une part, par ses succès, de l'autre
par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d'immenses
armements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui pouvait
nous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de
ses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu'une main
ferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien
les forces qu'elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n'a
qu'un héritier possible, docteur, et cet héritier, c'est vous. Il ne
faut pas laisser périr son oeuvre. On croit trop en ce monde qu'il n'y
a que profit à tirer de l'anéantissement d'une force rivale. C'est une
grande erreur, et vous tomberez d'accord avec moi, je l'espère, qu'il
faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut
servir au bien de l'humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me
dévouer tout entier.

-- Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et
me voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.

-- Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui,
Marcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous
aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d'instruments tel que
personne au monde ne pensera plus désormais à nous attaquer ! Et,
comme, en même temps que nous serons les plus forts, nous tâcherons
d'être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la
paix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah ! Marcel, que de
beaux rêves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en
voir accomplir une partie, je me demande pourquoi... oui ! pourquoi je
n'ai pas deux fils !... pourquoi tu n'es pas le frère d'Octave !... A
nous trois, rien ne m'eût paru impossible !... >>

XIX UNE AFFAIRE DE FAMILLE

Peut-être, dans le courant de ce récit, n'a-t-il pas été suffisamment
question des affaires personnelles de ceux qui en sont les héros. C'est
une raison de plus pour qu'il soit permis d'y revenir et de penser
enfin à eux pour eux-mêmes.

Le bon docteur, il faut le dire, n'appartenait pas tellement à l'être
collectif, à l'humanité, que l'individu tout entier disparût pour lui,
alors même qu'il venait de s'élancer en plein idéal. Il fut donc frappé
de la pâleur subite qui venait de couvrir le visage de Marcel à ses
dernières paroles. Ses yeux cherchèrent à lire dans ceux du jeune homme
le sens caché de cette soudaine émotion. Le silence du vieux praticien
interrogeait le silence du jeune ingénieur et attendait peut- être que
celui-ci le rompît ; mais Marcel, redevenu maître de lui par un rude
effort de volonté, n'avait pas tardé à retrouver tout son sang- froid.
Son teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude n'était
plus que celle d'un homme qui attend la suite d'un entretien commencé.

Le docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de cette prompte
reprise de Marcel par lui-même, se rapprocha de son jeune ami ; puis,
par un geste familier de sa profession de médecin, il s'empara de son
bras et le tint comme il eût fait de celui d'un malade dont il aurait
voulu discrètement ou distraitement tâter le pouls.

Marcel s'était laissé faire sans trop se rendre compte de l'intention
du docteur, et comme il ne desserrait pas les lèvres :

<< Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard
notre entretien sur les futures destinées de Stahlstadt. Mais il n'est
pas défendu, alors même qu'on se voue à l'amélioration du sort de tous,
de s'occuper aussi du sort de ceux qu'on aime, de ceux qui vous
touchent de plus près. Eh bien, je crois le moment venu de te raconter
ce qu'une jeune fille, dont je te dirai le nom tout à l'heure,
répondait, il n'y a pas longtemps encore, à son père et à sa mère, à
qui, pour la vingtième fois depuis un an, on venait de la demander en
mariage. Les demandes étaient pour la plupart de celles que les plus
difficiles auraient eu le droit d'accueillir, et cependant la jeune
fille répondait non, et toujours non ! >>

A ce moment, Marcel, d'un mouvement un peu brusque, dégagea son poignet
resté jusque-là dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se
sentît suffisamment édifié sur la santé de son patient, soit qu'il ne
se fût pas aperçu que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois son
bras et sa confiance, il continua son récit sans paraître tenir compte
de ce petit incident.

<< "Mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune personne dont je
te parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliés.
Education, fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est
là ! Pourquoi ces non si fermes, si résolus, si prompts, à des demandes
que tu ne te donnes pas même la peine d'examiner ? Tu es moins
péremptoire d'ordinaire !"

<< Devant cette objurgations de sa mère, la jeune fille se décida enfin
à parler, et alors, comme c'est un esprit net et un coeur droit, une
fois résolue à rompre le silence, voici ce qu'elle dit :

<< "Je vous réponds non avec autant de sincérité que j'en mettrais à
vous répondre oui, chère maman, si oui était en effet prêt à sortir de
mon coeur. Je tombe d'accord avec vous que bon nombre des partis que
vous m'offrez sont à des degrés divers acceptables ; mais, outre que
j'imagine que toutes ces demandes s'adressent beaucoup plus à ce qu'on
appelle le plus beau, c'est-à-dire le plus riche parti de la ville,
qu'à ma personne, et que cette idée-là ne serait pas pour me donner
l'envie de répondre oui, j'oserai vous dire, puisque vous le voulez,
qu'aucune de ces demandes n'est celle que j'attendais, celle que
j'attends encore, et j'ajouterai que, malheureusement, celle que
j'attends pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive !

<< - Eh quoi ! mademoiselle, dit la mère stupéfaite, vous...

<< Elle n'acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et
dans sa détresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient
visiblement aide et secours.

<< Mais, soit qu'il ne tînt pas à entrer dans cette bagarre, soit qu'il
trouvât nécessaire qu'un peu plus de lumière se fît entre la mère et la
fille avant d'intervenir, le mari n'eut pas l'air de comprendre, si
bien que la pauvre enfant, rouge d'embarras et peut-être aussi d'un peu
de colère, prit soudain le parti d'aller jusqu'au bout.

<< "Je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la demande que
j'espérais pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu'il n'était
même pas impossible qu'elle ne se fît jamais. J'ajoute que ce retard,
fût-il indéfini, ne saurait ni m'étonner ni me blesser. J'ai le malheur
d'être, dit-on, très riche ; celui qui devrait faire cette demande est
très pauvre ; alors il ne la fait pas et il a raison. C'est à lui
d'attendre...

<< - Pourquoi pas à nous d'arriver ? " dit la mère voulant peut-être
arrêter sur les lèvres de sa fille les paroles qu'elle craignait
d'entendre.

<< Ce fut alors que le mari intervint.

<< "Ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de
sa femme, ce n'est pas impunément qu'une mère aussi justement écoutée
de sa fille que vous, célèbre devant elle depuis qu'elle est au monde
ou peu s'en faut, les louanges d'un beau et brave garçon qui est
presque de notre famille, qu'elle fait remarquer à tous la solidité de
son caractère, et qu'elle applaudit à ce que dit son mari lorsque
celui- ci a l'occasion de vanter à son tour son intelligence hors
ligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves de
dévouement qu'il en a reçues ! Si celle qui voyait ce jeune homme,
distingué entre tous par son père et par sa mère, ne l'avait pas
remarqué à son tour, elle aurait manqué à tous ses devoirs !

<< -- Ah ! père ! s'écria alors la jeune fille en se jetant dans les
bras de sa mère pour y cacher son trouble, si vous m'aviez devinée,
pourquoi m'avoir forcée de parler ?

<< -- Pourquoi ? reprit le père, mais pour avoir la joie de t'entendre,
ma mignonne, pour être plus assuré encore que je ne me trompais pas,
pour pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mère que nous
approuvons le chemin qu'a pris ton coeur, que ton choix comble tous nos
voeux, et que, pour épargner à l'homme pauvre et fier dont il s'agit de
faire une demande à laquelle sa délicatesse répugne, cette demande,
c'est moi qui la ferai, -- oui ! je la ferai, parce que j'ai lu dans
son coeur comme dans le tien ! Sois donc tranquille ! A la première
bonne occasion qui se présentera, je me permettrai de demander à
Marcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d'être mon gendre
!..." >>

Pris à l'improviste par cette brusque péroraison, Marcel s'était dressé
sur ses pieds comme s'il eût été mû par un ressort. Octave lui avait
silencieusement serré la main pendant que le docteur Sarrasin lui
tendait les bras. Le jeune Alsacien était pâle comme un mort. Mais
n'est-ce pas l'un des aspects que prend le bonheur, dans les âmes
fortes, quand il y entre sans avoir crié : gare !...

XX CONCLUSION

France-Ville, débarrassée de toute inquiétude, en paix avec tous ses
voisins, bien administrée, heureuse, grâce à la sagesse de ses
habitants, est en pleine prospérité. Son bonheur, si justement mérité,
ne lui fait pas d'envieux, et sa force impose le respect aux plus
batailleurs.

La Cité de l'Acier n'était qu'une usine formidable, qu'un engin de
destruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze ; mais, grâce
à Marcel Bruckmann, sa liquidation s'est opérée sans encombre pour
personne, et Stahlstadt est devenue un centre de production
incomparable pour toutes les industries utiles.

Marcel est, depuis un an, le très heureux époux de Jeanne, et la
naissance d'un enfant vient d'ajouter à leur félicité.

Quant à Octave, il s'est mis bravement sous les ordres de son beau-
frère, et le seconde de tous ses efforts. Sa soeur est maintenant en
train de le marier à l'une de ses amies, charmante d'ailleurs, dont les
qualités de bon sens et de raison garantiront son mari contre toutes
rechutes.

Les voeux du docteur et de sa femme sont donc remplis et, pour tout
dire, ils seraient au comble du bonheur et même de la gloire, -- si la
gloire avait jamais figuré pour quoi que ce soit dans le programme de
leurs honnêtes ambitions.

On peut donc assurer dès maintenant que l'avenir appartient aux efforts
du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann, et que l'exemple de
France-Ville et de Stahlstadt, usine et cité modèles, ne sera pas perdu
pour les générations futures.

Fin de Les Cinq Cents Millions de la Bégum







 


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