De la Terre … la Lune
by
Jules Verne

Part 3 out of 4



retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arrˆta d‚sormais la marche de
l'op‚ration, et le 10 juin, vingt jours avant l'expiration
des d‚lais fix‚s par Barbicane, le puits, entiŠrement revˆtu
de son parement de pierres, avait atteint la profondeur de
neuf cents pieds. Au fond, la ma‡onnerie reposait sur un
cube massif mesurant trente pieds d'‚paisseur, tandis qu'…
sa partie sup‚rieure elle venait affleurer le sol.

Le pr‚sident Barbicane et les membres du Gun-Club
f‚licitŠrent chaudement l'ing‚nieur Murchison; son travail
cyclop‚en s'‚tait accompli dans des conditions
extraordinaires de rapidit‚.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
Stone's-Hill; tout en suivant de prŠs les op‚rations du
forage, il s'inqui‚tait incessamment du bien-ˆtre et de la
sant‚ de ses travailleurs, et il fut assez heureux pour
‚viter ces ‚pid‚mies communes aux grandes agglom‚rations
d'hommes et si d‚sastreuses dans ces r‚gions du globe
expos‚es … toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payŠrent de leur vie les
imprudences inh‚rentes … ces dangereux travaux; mais ces
d‚plorables malheurs sont impossibles … ‚viter, et ce sont
des d‚tails dont les Am‚ricains se pr‚occupent assez peu.
Ils ont plus souci de l'humanit‚ en g‚n‚ral que de
l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait
les principes contraires, et il les appliquait en toute
occasion. Aussi, grƒce … ses soins, … son intelligence, …
son utile intervention dans les cas difficiles, … sa
prodigieuse et humaine sagacit‚, la moyenne des catastrophes
ne d‚passa pas celle des pays d'outre-mer cit‚s pour leur
luxe de pr‚cautions, entre autres la France, o— l'on compte
environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.



XV

LA FETE DE LA FONTE


Pendant les huit mois qui furent employ‚s … l'op‚ration du
forage, les travaux pr‚paratoires de la fonte avaient ‚t‚
conduits simultan‚ment avec une extrˆme rapidit‚; un
‚tranger, arrivant … Stone's-Hill, e–t ‚t‚ fort surpris du
spectacle offert … ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement dispos‚s
autour de ce point central, s'‚levaient douze cents fours …
r‚verbŠre, larges de six pieds chacun et s‚par‚s l'un de
l'autre par un intervalle d'une demi-toise. La ligne
d‚velopp‚e par ces douze cents fours offrait une longueur de
deux milles [Trois mille six cents mŠtres environ.]. Tous
‚taient construits sur le mˆme modŠle avec leur haute
chemin‚e quadrangulaire, et ils produisaient le plus
singulier effet. J.-T. Maston trouvait superbe cette
disposition architecturale. Cela lui rappelait les
monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien de
plus beau, mˆme en GrŠce, "o— d'ailleurs, disait-il, il
n'avait jamais ‚t‚".

On se rappelle que, dans sa troisiŠme s‚ance, le Comit‚ se
d‚cida … employer la fonte de fer pour la Columbiad, et
sp‚cialement la fonte grise. Ce m‚tal est, en effet, plus
tenace, plus ductile, plus doux, facilement al‚sable, propre
… toutes les op‚rations de moulage, et, trait‚ au charbon de
terre, il est d'une qualit‚ sup‚rieure pour les piŠces de
grande r‚sistance, telles que canons, cylindres de machines
… vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est
rarement assez homogŠne, et c'est au moyen d'une deuxiŠme
fusion qu'on l'‚pure, qu'on la raffine, en la d‚barrassant
de ses derniers d‚p“ts terreux.

Aussi, avant d'ˆtre exp‚di‚ … Tampa-Town, le minerai de fer,
trait‚ dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en
contact avec du charbon et du silicium chauff‚ … une forte
temp‚rature, s'‚tait carbur‚ et transform‚ en fonte [C'est
en enlevant ce carbone et ce silicium par l'op‚ration de
l'affinage dans les fours … puddler que l'on transforme la
fonte en fer ductile.]. AprŠs cette premiŠre op‚ration, le
m‚tal fut dirig‚ vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait de
cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop
co–teuse … exp‚dier par les railways; le prix du transport
e–t doubl‚ le prix de la matiŠre. Il parut pr‚f‚rable
d'affr‚ter des navires … New York et de les charger de la
fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit
bƒtiments de mille tonneaux, une v‚ritable flotte, qui, le 3
mai, sortit des passes de New York, prit la route de
l'Oc‚an, prolongea les c“tes am‚ricaines, embouqua le canal
de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du mˆme
mois, remontant la baie d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans
avaries dans le port de Tampa-Town.

L… les navires furent d‚charg‚s dans les wagons du rail-road
de Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'‚norme
masse de m‚tal se trouvait rendue … destination.

On comprend ais‚ment que ce n'‚tait pas trop de douze cents
fours pour liqu‚fier en mˆme temps ces soixante mille tonnes
de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir prŠs de cent
quatorze mille livres de m‚tal; on les avait ‚tablis sur le
modŠle de ceux qui servirent … la fonte du canon Rodman; ils
affectaient la forme trap‚zo‹dale, et ‚taient trŠs
surbaiss‚s. L'appareil de chauffe et la chemin‚e se
trouvaient aux deux extr‚mit‚s du fourneau, de telle sorte
que celui-ci ‚tait ‚galement chauff‚ dans toute son ‚tendue.
Ces fours, construits en briques r‚fractaires, se
composaient uniquement d'une grille pour br–ler le charbon
de terre, et d'une "sole" sur laquelle devaient ˆtre
d‚pos‚es les barres de fonte; cette sole, inclin‚e sous un
angle de vingt-cinq degr‚s, permettait au m‚tal de s'‚couler
dans les bassins de r‚ception; de l… douze cents rigoles
convergentes le dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour o— les travaux de ma‡onnerie et de
forage furent termin‚s, Barbicane fit proc‚der … la
confection du moule int‚rieur; il s'agissait d'‚lever au
centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de
neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
exactement l'espace r‚serv‚ … l'ƒme de la Columbiad. Ce
cylindre fut compos‚ d'un m‚lange de terre argileuse et de
sable, additionn‚ de foin et de paille. L'intervalle laiss‚
entre le moule et la ma‡onnerie devait ˆtre combl‚ par le
m‚tal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds
d'‚paisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en ‚quilibre, dut ˆtre
consolid‚ par des armatures de fer et assujetti de distance
en distance au moyen de traverses scell‚es dans le
revˆtement de pierre; aprŠs la fonte, ces traverses devaient
se trouver perdues dans le bloc de m‚tal, ce qui n'offrait
aucun inconv‚nient.

Cette op‚ration se termina le 8 juillet, et le coulage fut
fix‚ au lendemain.

"Ce sera une belle c‚r‚monie que cette fˆte de la fonte,"
dit J.-T. Maston … son ami Barbicane.

"Sans doute, r‚pondit Barbicane, mais ce ne sera pas une
fˆte publique!"

"Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte …
tout venant?"

"Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est
une op‚ration d‚licate, pour ne pas dire p‚rilleuse, et je
pr‚fŠre qu'elle s'effectue … huis clos. Au d‚part du
projectile, fˆte si l'on veut, mais jusque-l…, non."

Le pr‚sident avait raison; l'op‚ration pouvait offrir des
dangers impr‚vus, auxquels une grande affluence de
spectateurs e–t empˆch‚ de parer. Il fallait conserver la
libert‚ de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dans
l'enceinte, … l'exception d'une d‚l‚gation des membres du
Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit l… le
fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
Elphiston, le g‚n‚ral Morgan, et _tutti quanti_, pour
lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire
personnelle. J.-T. Maston s'‚tait constitu‚ leur cic‚rone;
il ne leur fit grƒce d'aucun d‚tail; il les conduisit
partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines,
et il les for‡a de visiter les douze cents fourneaux les uns
aprŠs les autres. A la douze-centiŠme visite, ils ‚taient
un peu ‚coeur‚s.

La fonte devait avoir lieu … midi pr‚cis; la veille, chaque
four avait ‚t‚ charg‚ de cent quatorze mille livres de m‚tal
en barres, dispos‚es par piles crois‚es, afin que l'air
chaud p–t circuler librement entre elles. Depuis le matin,
les douze cents chemin‚es vomissaient dans l'atmosphŠre
leurs torrents de flammes, et le sol ‚tait agit‚ de sourdes
tr‚pidations. Autant de livres de m‚tal … fondre, autant de
livres de houille … br–ler. C'‚taient donc soixante-huit
mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du
soleil un ‚pais rideau de fum‚e noire.

La chaleur devint bient“t insoutenable dans ce cercle de
fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du
tonnerre; de puissants ventilateurs y joignaient leurs
souffles continus et saturaient d'oxygŠne tous ces foyers
incandescents.

L'op‚ration, pour r‚ussir, demandait … ˆtre rapidement
conduite. Au signal donn‚ par un coup de canon, chaque four
devait livrer passage … la fonte liquide et se vider
entiŠrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le
moment d‚termin‚ avec une impatience mˆl‚e d'une certaine
quantit‚ d'‚motion. Il n'y avait plus personne dans
l'enceinte, et chaque contremaŒtre fondeur se tenait … son
poste prŠs des trous de coul‚e.

Barbicane et ses collŠgues, install‚s sur une ‚minence
voisine, assistaient … l'op‚ration. Devant eux, une piŠce
de canon ‚tait l…, prˆte … faire feu sur un signe de
l'ing‚nieur.

Quelques minutes avant midi, les premiŠres gouttelettes du
m‚tal commencŠrent … s'‚pancher; les bassins de r‚ception
s'emplirent peu … peu, et lorsque la fonte fut entiŠrement
liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin
de faciliter la s‚paration des substances ‚trangŠres.

Midi sonna. Un coup de canon ‚clata soudain et jeta son
‚clair fauve dans les airs. Douze cents trous de coul‚e
s'ouvrirent … la fois, et douze cents serpents de feu
rampŠrent vers le puits central, en d‚roulant leurs anneaux
incandescents. L… ils se pr‚cipitŠrent, avec un fracas
‚pouvantable, … une profondeur de neuf cents pieds. C'‚tait
un ‚mouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait,
pendant que ces flots de fonte, lan‡ant vers le ciel des
tourbillons de fum‚e, volatilisaient en mˆme temps
l'humidit‚ du moule et la rejetaient par les ‚vents du
revˆtement de pierre sous la forme d'imp‚n‚trables vapeurs.
Ces nuages factices d‚roulaient leurs spirales ‚paisses en
montant vers le z‚nith jusqu'… une hauteur de cinq cents
toises. Quelque sauvage, errant au-del… des limites de
l'horizon, e–t pu croire … la formation d'un nouveau cratŠre
au sein de la Floride, et cependant ce n'‚tait l… ni une
‚ruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte
d'‚l‚ments, ni un de ces ph‚nomŠnes terribles que la nature
est capable de produire! Non! l'homme seul avait cr‚‚ ces
vapeurs rougeƒtres, ces flammes gigantesques dignes d'un
volcan, ces tr‚pidations bruyantes semblables aux secousses
d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des
ouragans et des tempˆtes, et c'‚tait sa main qui
pr‚cipitait, dans un abŒme creus‚ par elle tout un Niagara,
de m‚tal en fusion.




XVI


LA COLUMBIAD

L'op‚ration de la fonte avait-elle r‚ussi? On en ‚tait
r‚duit … de simples conjectures. Cependant tout portait …
croire au succŠs, puisque le moule avait absorb‚ la masse
entiŠre du m‚tal liqu‚fi‚ dans les fours. Quoi qu'il en
soit, il devait ˆtre longtemps impossible de s'en assurer
directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent
soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze
jours pour en op‚rer le refroidissement. Combien de temps,
dŠs lors, la monstrueuse Columbiad, couronn‚e de ses
tourbillons de vapeurs, et d‚fendue par sa chaleur intense,
allait-elle se d‚rober aux regards de ses admirateurs? Il
‚tait difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce
laps de temps … une rude ‚preuve. Mais on n'y pouvait rien.
J.-T. Maston faillit se r“tir par d‚vouement. Quinze jours
aprŠs la fonte, un immense panache de fum‚e se dressait
encore en plein ciel, et le sol br–lait les pieds dans un
rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jours s'‚coulŠrent, les semaines s'ajoutŠrent l'une …
l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre.
Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les
membres du Gun-Club rongeaient leur frein.

"Nous voil… au 10 ao–t, dit un matin J.-T. Maston. Quatre
mois … peine nous s‚parent du premier d‚cembre! Enlever le
moule int‚rieur, calibrer l'ƒme de la piŠce, charger la
Columbiad, tout cela est … faire! Nous ne serons pas prˆts!
On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il
ne se refroidira jamais! Voil… qui serait une mystification
cruelle!"

On essayait de calmer l'impatient secr‚taire sans y
parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait
une sourde irritation. Se voir absolument arrˆt‚ par un
obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, -- le
temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, -- et
ˆtre … la discr‚tion d'un ennemi, c'‚tait dur pour des gens
de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de
constater un certain changement dans l'‚tat du sol. Vers le
15 ao–t, les vapeurs projet‚es avaient diminu‚ notablement
d'intensit‚ et d'‚paisseur. Quelques jours aprŠs, le
terrain n'exhalait plus qu'une l‚gŠre bu‚e, dernier souffle
du monstre enferm‚ dans son cercueil de pierre. Peu … peu
les tressaillements du sol vinrent … s'apaiser, et le cercle
de calorique se restreignit; les plus impatients des
spectateurs se rapprochŠrent; un jour on gagna deux toises;
le lendemain, quatre; et, le 22 ao–t, Barbicane, ses
collŠgues, l'ing‚nieur, purent prendre place sur la nappe de
fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit
fort hygi‚nique, … coup s–r, o— il n'‚tait pas encore permis
d'avoir froid aux pieds.

"Enfin!" s'‚cria le pr‚sident du Gun-Club avec un immense
soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le mˆme jour. On proc‚da
imm‚diatement … l'extraction du moule int‚rieur, afin de
d‚gager l'ƒme de la piŠce; le pic, la pioche, les outils …
tarauder fonctionnŠrent sans relƒche; la terre argileuse et
le sable avaient acquis une extrˆme duret‚ sous l'action de
la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
m‚lange encore br–lant au contact des parois de fonte; les
mat‚riaux extraits furent rapidement enlev‚s sur des
chariots mus … la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au
travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante,
et ses arguments pr‚sent‚s avec une si grande force sous la
forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule
avait disparu.

Imm‚diatement l'op‚ration de l'al‚sage commen‡a; les
machines furent install‚es sans retard et manoeuvrŠrent
rapidement de puissants al‚soirs dont le tranchant vint
mordre les rugosit‚s de la fonte. Quelques semaines plus
tard, la surface int‚rieure de l'immense tube ‚tait
parfaitement cylindrique, et l'ƒme de la piŠce avait acquis
un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an aprŠs la communication
Barbicane, l'‚norme engin, rigoureusement calibr‚ et d'une
verticalit‚ absolue, relev‚e au moyen d'instruments
d‚licats, fut prˆt … fonctionner. Il n'y avait plus que la
Lune … attendre, mais on ‚tait s–r qu'elle ne manquerait pas
au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de
bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en
plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
heureusement conserv‚, le secr‚taire du Gun-Club, comme un
nouvel rostrate, e–t trouv‚ la mort dans les profondeurs de
la Columbiad.

Le canon ‚tait donc termin‚; il n'y avait plus de doute
possible sur sa parfaite ex‚cution; aussi, le 6 octobre, le
capitaine Nicholl, quoi qu'il en e–t, s'ex‚cuta vis-…-vis du
pr‚sident Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, …
la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars.
On est autoris‚ … croire que la colŠre du capitaine fut
pouss‚e aux derniŠres limites et qu'il en fit une maladie.
Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre
mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnƒt deux,
son affaire n'‚tait pas mauvaise, sans ˆtre excellente.
Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succŠs
obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des
plaques de dix toises n'eussent pas r‚sist‚, lui portait un
coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait ‚t‚
largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des
visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les
points des tats-Unis, convergeaient vers la Floride. La
ville de Tampa s'‚tait prodigieusement accrue pendant cette
ann‚e, consacr‚e tout entiŠre aux travaux du Gun-Club, et
elle comptait alors une population de cent cinquante mille
ƒmes. AprŠs avoir englob‚ le fort Brooke dans un r‚seau de
rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
qui s‚pare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des
quartiers neufs, des places nouvelles, toute une forˆt de
maisons, avaient pouss‚ sur ces grŠves naguŠre d‚sertes, …
la chaleur du soleil am‚ricain. Des compagnies s'‚taient
fond‚es pour l'‚rection d'‚glises, d'‚coles, d'habitations
particuliŠres, et en moins d'un an l'‚tendue de la ville fut
d‚cupl‚e.

On sait que les Yankees sont n‚s commer‡ants; partout o— le
sort les jette, de la zone glac‚e … la zone torride, il faut
que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'est
pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans
l'unique but de suivre les op‚rations du Gun-Club, se
laissŠrent entraŒner aux op‚rations commerciales dŠs qu'ils
furent install‚s … Tampa. Les navires fr‚t‚s pour le
transportement du mat‚riel et des ouvriers avaient donn‚ au
port une activit‚ sans pareille. Bient“t d'autres
bƒtiments, de toute forme et de tout tonnage, charg‚s de
vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonnŠrent
la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs,
des offices de courtiers s'‚tablirent dans la ville, et la
_Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra chaque
jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville,
celle-ci, en consid‚ration du prodigieux accroissement de sa
population et de son commerce, fut enfin reli‚e par un
chemin de fer aux tats m‚ridionaux de l'Union. Un railway
rattacha la Mobile … Pensacola, le grand arsenal maritime du
Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur
Tallahassee. L… existait d‚j… un petit tron‡on de voie
ferr‚e, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee
se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords
de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolong‚
jusqu'… Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en
r‚veillant les portions mortes ou endormies de la Floride
centrale. Aussi Tampa, grƒce … ces merveilles de
l'industrie dues … l'id‚e ‚close un beau jour dans le
cerveau d'un homme, put prendre … bon droit les airs d'une
grande ville. On l'avait surnomm‚e "Moon-City [Cit‚ de la
Lune.]" et la capitale des Florides subissait une ‚clipse
totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalit‚ fut si
grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des
Texiens quand ils se virent d‚bout‚s de leurs pr‚tentions
par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacit‚ pr‚voyante,
ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner …
l'exp‚rience tent‚e par Barbicane et le bien dont un
semblable coup de canon serait accompagn‚. Le Texas y
perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et
un accroissement consid‚rable de population. Tous ces
avantages retournaient … cette mis‚rable presqu'Œle
floridienne, jet‚e comme une estacade entre les flots du
golfe et les vagues de l'oc‚an Atlantique. Aussi, Barbicane
partageait-il avec le g‚n‚ral Santa-Anna toutes les
antipathies texiennes.

Cependant, quoique livr‚e … sa furie commerciale et … sa
fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town
n'eut garde d'oublier les int‚ressantes op‚rations du
Gun-Club. Au contraire. Les plus minces d‚tails de
l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnŠrent.
Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pŠlerinage.

On pouvait d‚j… pr‚voir que, le jour de l'exp‚rience,
l'agglom‚ration des spectateurs se chiffrerait par millions,
car ils venaient d‚j… de tous les points de la terre
s'accumuler sur l'‚troite presqu'Œle. L'Europe ‚migrait en
Am‚rique.

Mais jusque-l…, il faut le dire, la curiosit‚ de ces
nombreux arrivants n'avait ‚t‚ que m‚diocrement satisfaite.
Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en
eurent que les fum‚es. C'‚tait peu pour des yeux avides;
mais Barbicane ne voulut admettre personne … cette
op‚ration. De l… maugr‚ement, m‚contentement, murmures; on
blƒma le pr‚sident; on le taxa d'absolutisme; son proc‚d‚
fut d‚clar‚ "peu am‚ricain". Il y eut presque une ‚meute
autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, on le
sait, resta in‚branlable dans sa d‚cision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entiŠrement termin‚e, le huis
clos ne put ˆtre maintenu; il y aurait eu mauvaise grƒce,
d'ailleurs, … fermer ses portes, pis mˆme, imprudence …
m‚contenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc
son enceinte … tout venant; cependant, pouss‚ par son esprit
pratique, il r‚solut de battre monnaie sur la curiosit‚
publique.

C'‚tait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais
descendre dans ses profondeurs, voil… ce qui semblait aux
Am‚ricains ˆtre le _ne plus ultra_ du bonheur en ce monde.
Aussi pas un curieux qui ne voul–t se donner la jouissance
de visiter int‚rieurement cet abŒme de m‚tal. Des
appareils, suspendus … un treuil … vapeur, permirent aux
spectateurs de satisfaire leur curiosit‚. Ce fut une
fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un
devoir de p‚n‚trer jusqu'au fond de l'ƒme les mystŠres du
canon colossal. Le prix de la descente fut fix‚ … cinq
dollars par personne, et, malgr‚ son ‚l‚vation, pendant les
deux mois qui pr‚c‚dŠrent l'exp‚rience, l'affluence les
visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser prŠs de cinq cent
mille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].
Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad
furent les membres du Gun-Club, avantage justement r‚serv‚ …
l'illustre assembl‚e. Cette solennit‚ eut lieu le 25
septembre. Une caisse d'honneur descendit le pr‚sident
Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le g‚n‚ral
Morgan, le colonel Blomsberry, l'ing‚nieur Murchison et
d'autres membres distingu‚s du c‚lŠbre club. En tout, une
dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long
tube de m‚tal. On y ‚touffait un peu! Mais quelle joie!
quel ravissement! Une table de dix couverts avait ‚t‚
dress‚e sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad
‚clair‚e _a giorno_ par un jet de lumiŠre ‚lectrique. Des
plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel,
vinrent se placer successivement devant les convives, et les
meilleurs vins de France coulŠrent … profusion pendant ce
repas splendide servi … neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut trŠs anim‚ et mˆme trŠs bruyant; des toasts
nombreux s'entrecroisŠrent; on but au globe terrestre, on
but … son satellite, on but au Gun-Club, on but … l'Union, …
la Lune, … Phoeb‚, … Diane, … S‚l‚n‚, … l'astre des nuits, …
la "paisible courriŠre du firmament"! Tous ces hurrahs,
port‚s sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique,
arrivaient comme un tonnerre … son extr‚mit‚, et la foule,
rang‚e autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de
cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque
Columbiad.

J.-T. Maston ne se poss‚dait plus; s'il cria plus qu'il ne
gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point
difficile … ‚tablir. En tout cas, il n'e–t pas donn‚ sa
place pour un empire, "non, quand mˆme le canon charg‚
amorc‚, et faisant feu … l'instant, aurait d– l'envoyer par
morceaux dans les espaces plan‚taires".




XVII


UNE DPECHE TLGRAPHIQUE


Les grands travaux entrepris par le Gun-Club ‚taient, pour
ainsi dire, termin‚s, et cependant, deux mois allaient
encore s'‚couler avant le jour o— le projectile s'‚lancerait
vers la Lune. Deux mois qui devaient paraŒtre longs comme
des ann‚es … l'impatience universelle! Jusqu'alors les
moindres d‚tails de l'op‚ration avaient ‚t‚ chaque jour
reproduits par les journaux, que l'on d‚vorait d'un oeil
avide et passionn‚; mais il ‚tait … craindre que d‚sormais,
ce "dividende d'int‚rˆt" distribu‚ au public ne f–t fort
diminu‚, et chacun s'effrayait de n'avoir plus … toucher sa
part d'‚motions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable
vint fanatiser … nouveau les esprits haletants et rejeter le
monde entier sous le coup d'une poignante surexcitation. Un
jour, le 30 septembre, … trois heures quarante-sept minutes
du soir, un t‚l‚gramme, transmis par le cƒble immerg‚ entre
Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la c“te am‚ricaine,
arriva … l'adresse du pr‚sident Barbicane.

Le pr‚sident Barbicane rompit l'enveloppe, lut la d‚pˆche,
et, quel que f–t son pouvoir sur lui-mˆme, ses lŠvres
pƒlirent, ses yeux se troublŠrent … la lecture des vingt
mots de ce t‚l‚gramme.

Voici le texte de cette d‚pˆche, qui figure maintenant aux
archives du Gun-Club:

FRANCE, PARIS.

30 septembre, 4 h matin.

Barbicane, Tampa, Floride,

tats-Unis.

Remplacez obus sph‚rique par projectile cylindro-conique.
Partirai dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.

MICHEL ARDAN.




XVIII


LE PASSAGER DE L'"ATLANTA"

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
‚lectriques, f–t arriv‚e simplement par la poste et sous
enveloppe cachet‚e, si les employ‚s fran‡ais, irlandais,
terre-neuviens, am‚ricains n'eussent pas ‚t‚ n‚cessairement
dans la confidence du t‚l‚graphe, Barbicane n'aurait pas
h‚sit‚ un seul instant. Il se serait tu par mesure de
prudence et pour ne pas d‚consid‚rer son oeuvre. Ce
t‚l‚gramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
Fran‡ais surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque
f–t assez audacieux pour concevoir seulement l'id‚e d'un
pareil voyage? Et si cet homme existait, n'‚tait-ce pas un
fou qu'il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un
boulet?

Mais la d‚pˆche ‚tait connue, car les appareils de
transmission sont peu discrets de leur nature, et la
proposition de Michel Ardan courait d‚j… les divers tats de
l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se
taire. Il r‚unit donc ses collŠgues pr‚sents … Tampa-Town,
et sans laisser voir sa pens‚e, sans discuter le plus ou
moins de cr‚ance que m‚ritait le t‚l‚gramme, il en lut
froidement le texte laconique.

"Pas possible! -- C'est invraisemblable! -- Pure
plaisanterie! -- On s'est moqu‚ de nous! -- Ridicule! --
Absurde!" Toute la s‚rie des expressions qui servent …
exprimer le doute, l'incr‚dulit‚, la sottise, la folie, se
d‚roula pendant quelques minutes, avec accompagnement des
gestes usit‚s en pareille circonstance. Chacun souriait,
riait, haussait les ‚paules ou ‚clatait de rire, suivant sa
disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot
superbe.

"C'est une id‚e, cela!" s'‚cria-t-il.

"Oui, lui r‚pondit le major, mais s'il est quelquefois
permis d'avoir des id‚es comme celle-l…, c'est … la
condition de ne pas mˆme songer … les mettre … ex‚cution."

"Et pourquoi pas?" r‚pliqua vivement le secr‚taire du
Gun-Club, prˆt … discuter. Mais on ne voulut pas le pousser
davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait d‚j… dans la
ville de Tampa. Les ‚trangers et les indigŠnes se
regardaient, s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet
Europ‚en, -- un mythe, un individu chim‚rique, -- mais J.-T.
Maston, qui avait pu croire … l'existence de ce personnage
l‚gendaire. Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile
… la Lune, chacun trouva l'entreprise naturelle, praticable,
une pure affaire de balistique! Mais qu'un ˆtre raisonnable
offrŒt de prendre passage dans le projectile, de tenter ce
voyage invraisemblable, c'‚tait une proposition fantaisiste,
une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont
les Fran‡ais ont pr‚cis‚ment la traduction exacte dans leur
langage familier, un "humbug [Mystification.]"!

Les moqueries durŠrent jusqu'au soir sans discontinuer, et
l'on peut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou
rire, ce qui n'est guŠre habituel … un pays o— les
entreprises impossibles trouvent volontiers des pr“neurs,
des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les
id‚es nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains
esprits. Cela d‚rangeait le cours des ‚motions accoutum‚es.
"On n'avait pas song‚ … cela!" Cet incident devint bient“t
une obsession par son ‚tranget‚ mˆme. On y pensait. Que de
choses ni‚es la veille dont le lendemain a fait des
r‚alit‚s! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se
risquer ainsi devait ˆtre fou, et d‚cid‚ment, puisque son
projet ne pouvait ˆtre pris au s‚rieux, il e–t mieux fait de
se taire, au lieu de troubler toute une population par ses
billeves‚es ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il r‚ellement? Grande
question! Ce nom, "Michel Ardan", n'‚tait pas inconnu …
l'Am‚rique! Il appartenait … un Europ‚en fort cit‚ pour ses
entreprises audacieuses. Puis, ce t‚l‚gramme lanc‚ … travers
les profondeurs de l'Atlantique, cette d‚signation du navire
sur lequel le Fran‡ais disait avoir pris passage, la date
assign‚e … sa prochaine arriv‚e, toutes ces circonstances
donnaient … la proposition un certain caractŠre de
vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bient“t
les individus isol‚s se formŠrent en groupes, les groupes se
condensŠrent sous l'action de la curiosit‚ comme des atomes
en vertu de l'attraction mol‚culaire, et, finalement, il en
r‚sulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure
du pr‚sident Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arriv‚e de la d‚pˆche, ne s'‚tait pas
prononc‚; il avait laiss‚ l'opinion de J.-T. Maston se
produire, sans manifester ni approbation ni blƒme; il se
tenait coi, et se proposait d'attendre les ‚v‚nements; mais
il comptait sans l'impatience publique, et vit d'un oeil peu
satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
fenˆtres. Bient“t des murmures, des vocif‚rations,
l'obligŠrent … paraŒtre. On voit qu'il avait tous les
devoirs et, par cons‚quent, tous les ennuis de la c‚l‚brit‚.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la
parole, lui posa carr‚ment la question suivante: "Le
personnage d‚sign‚ dans la d‚pˆche sous le nom de Michel
Ardan est-il en route pour l'Am‚rique, oui ou non?"

"Messieurs, r‚pondit Barbicane, je ne le sais pas plus que
vous."

"Il faut le savoir," s'‚criŠrent des voix impatientes.

"Le temps nous l'apprendra," r‚pondit froidement le
pr‚sident.

"Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout
entier, reprit l'orateur. Avez-vous modifi‚ les plans du
projectile, ainsi que le demande le t‚l‚gramme?"

"Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut
savoir … quoi s'en tenir; le t‚l‚graphe, qui a caus‚ toute
cette ‚motion, voudra bien compl‚ter ses renseignements."

"Au t‚l‚graphe! au t‚l‚graphe!" s'‚cria la foule.

Barbicane descendit, et, pr‚c‚dant l'immense rassemblement,
il se dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une d‚pˆche ‚tait lanc‚e au
syndic des courtiers de navires … Liverpool. On demandait
une r‚ponse aux questions suivantes:

"Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_? -- Quand a-t-il
quitt‚ l'Europe? -- Avait-il … son bord un Fran‡ais nomm‚
Michel Ardan?"

Deux heures aprŠs, Barbicane recevait des renseignements
d'une pr‚cision qui ne laissait plus place au moindre doute.

"Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
octobre, -- faisant voile pour Tampa-Town, -- ayant … son
bord un Fran‡ais, port‚ au livre des passagers sous le nom
de Michel Ardan."

A cette confirmation de la premiŠre d‚pˆche, les yeux du
pr‚sident brillŠrent d'une flamme subite, ses poings se
fermŠrent violemment, et on l'entendit murmurer:

"C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Fran‡ais existe!
et dans quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un
cerveau br–l‚!... Jamais je ne consentirai..."

Et cependant, le soir mˆme, il ‚crivit … la maison Breadwill
and Co., en la priant de suspendre jusqu'… nouvel ordre la
fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'‚motion dont fut prise l'Am‚rique
tout entiŠre; comment l'effet de la communication Barbicane
fut dix fois d‚pass‚; ce que dirent les journaux de l'Union,
la fa‡on dont ils acceptŠrent la nouvelle et sur quel mode
ils chantŠrent l'arriv‚e de ce h‚ros du vieux continent;
peindre l'agitation f‚brile dans laquelle chacun v‚cut,
comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
secondes; donner une id‚e, mˆme affaiblie, de cette
obsession fatigante de tous les cerveaux maŒtris‚s par une
pens‚e unique; montrer les occupations c‚dant … une seule
pr‚occupation, les travaux arrˆt‚s, le commerce suspendu,
les navires prˆts … partir restant affourch‚s dans le port
pour ne pas manquer l'arriv‚e de l'_Atlanta_, les convois
arrivant pleins et retournant vides, la baie
d'Espiritu-Santo incessamment sillonn‚e par les steamers,
les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de
toutes dimensions; d‚nombrer ces milliers de curieux qui
quadruplŠrent en quinze jours la population de Tampa-Town et
durent camper sous des tentes comme une arm‚e en campagne,
c'est une tƒche au-dessus des forces humaines et qu'on ne
saurait entreprendre sans t‚m‚rit‚.

Le 20 octobre, … neuf heures du matin, les s‚maphores du
canal de Bahama signalŠrent une ‚paisse fum‚e … l'horizon.
Deux heures plus tard, un grand steamer ‚changeait avec eux
des signaux de reconnaissance. Aussit“t le nom de
l'_Atlanta_ fut exp‚di‚ … Tampa-Town. A quatre heures, le
navire anglais donnait dans la rade d'Espiritu-Santo. A
cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro …
toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq
cents embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer
‚tait pris d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les
bastingages, et d'une voix dont il voulait en vain contenir
l'‚motion:

"Michel Ardan!" s'‚cria-t-il.

"Pr‚sent!" r‚pondit un individu mont‚ sur la dunette.

Barbicane, les bras crois‚s, l'oeil interrogateur, la bouche
muette, regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.

C'‚tait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu
vo–t‚ d‚j…, comme ces cariatides qui portent des balcons sur
leurs ‚paules. Sa tˆte forte, v‚ritable hure de lion,
secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait
une v‚ritable criniŠre. Une face courte, large aux tempes,
agr‚ment‚e d'une moustache h‚riss‚e comme les barbes d'un
chat et de petits bouquets de poils jaunƒtres pouss‚s en
pleines joues, des yeux ronds un peu ‚gar‚s, un regard de
myope, compl‚taient cette physionomie ‚minemment f‚line.
Mais le nez ‚tait d'un dessin hardi, la bouche
particuliŠrement humaine, le front haut, intelligent et
sillonn‚ comme un champ qui ne reste jamais en friche.
Enfin un torse fortement d‚velopp‚ et pos‚ d'aplomb sur de
longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et
bien attach‚s, une allure d‚cid‚e, faisaient de cet Europ‚en
un gaillard solidement bƒti, "plut“t forg‚ que fondu", pour
emprunter une de ses expressions … l'art m‚tallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent d‚chiffr‚
sans peine sur le crƒne et la physionomie de ce personnage
les signes indiscutables de la combativit‚, c'est-…-dire du
courage dans le danger et de la tendance … briser les
obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la
merveillosit‚, instinct qui porte certains temp‚raments … se
passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche,
les bosses de l'acquisivit‚, ce besoin de poss‚der et
d'acqu‚rir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il
convient de signaler ses vˆtements larges de forme, faciles
d'entournures, son pantalon et son paletot d'une ampleur
d'‚toffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-mˆme "la
mort au drap", sa cravate lƒche, son col de chemise
lib‚ralement ouvert, d'o— sortait un cou robuste, et ses
manchettes invariablement d‚boutonn‚es, … travers lesquelles
s'‚chappaient des mains f‚briles. On sentait que, mˆme au
plus fort des hivers et des dangers, cet homme-l… n'avait
jamais froid, -- pas mˆme aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule,
il allait, venait, ne restant jamais en place, "chassant sur
ses ancres", comme disaient les matelots, gesticulant,
tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une
avidit‚ nerveuse. C'‚tait un de ces originaux que le
Cr‚ateur invente dans un moment de fantaisie et dont il
brise aussit“t le moule.

En effet, la personnalit‚ morale de Michel Ardan offrait un
large champ aux observations de l'analyste. Cet homme
‚tonnant vivait dans une perp‚tuelle disposition …
l'hyperbole et n'avait pas encore d‚pass‚ l'ƒge des
superlatifs: les objets se peignaient sur la r‚tine de son
oeil avec des dimensions d‚mesur‚es; de l… une association
d'id‚es gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les
difficult‚s et les hommes.

C'‚tait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste
d'instinct, un gar‡on spirituel, qui ne faisait pas un feu
roulant de bons mots, mais s'escrimait plut“t en tirailleur.
Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au
syllogisme, qu'il n'e–t jamais invent‚, il avait des coups …
lui. V‚ritable casseur de vitres, il lan‡ait en pleine
poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet s–r, et il
aimait … d‚fendre du bec et des pattes les causes
d‚sesp‚r‚es.

Entre autres manies, il se proclamait "un ignorant sublime",
comme Shakespeare, et faisait profession de m‚priser les
savants: "des gens, disait-il, qui ne font que marquer les
points quand nous jouons la partie". C'‚tait, en somme, un
boh‚mien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais
non pas aventurier, un casse-cou, un Pha‚ton menant … fond
de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de
rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait
bien, il se jetait tˆte lev‚e dans les entreprises folles,
il br–lait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'AgathoclŠs,
et, prˆt … se faire casser les reins … toute heure, il
finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme
ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants
s'amusent.

En deux mots, sa devise ‚tait: _Quand mˆme!_ et l'amour de
l'impossible sa "ruling passion [Sa maŒtresse passion.]",
suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les
d‚fauts de ses qualit‚s! Qui ne risque rien n'a rien,
dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage!
C'‚tait un bourreau d'argent, un tonneau des Dana‹des.
Homme parfaitement d‚sint‚ress‚, d'ailleurs, il faisait
autant de coups de coeur que de coups de tˆte; secourable,
chevaleresque, il n'e–t pas sign‚ le "bon … pendre" de son
plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour
racheter un NŠgre. En France, en Europe, tout le monde le
connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne
faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de
la Renomm‚e enrou‚es … son service? Ne vivait-il pas dans
une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident
de ses plus intimes secrets? Mais aussi poss‚dait-il une
admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus
ou moins froiss‚s, bless‚s, culbut‚s sans merci, en jouant
des coudes pour faire sa trou‚e dans la foule.

Cependant on l'aimait g‚n‚ralement, on le traitait en enfant
gƒt‚. C'‚tait, suivant l'expression populaire, "un homme …
prendre ou … laisser", et on le prenait. Chacun
s'int‚ressait … ses hardies entreprises et le suivait d'un
regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux!
Lorsque quelque ami voulait l'arrˆter en lui pr‚disant une
catastrophe prochaine: "La forˆt n'est br–l‚e que par ses
propres arbres", r‚pondait-il avec un aimable sourire, et
sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les
proverbes arabes.

Tel ‚tait ce passager de l'_Atlanta_, toujours agit‚,
toujours bouillant sous l'action d'un feu int‚rieur,
toujours ‚mu, non de ce qu'il venait faire en Am‚rique -- il
n'y pensait mˆme pas --, mais par l'effet de son
organisation fi‚vreuse. Si jamais individus offrirent un
contraste frappant, ce furent bien le Fran‡ais Michel Ardan
et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant,
entreprenants, hardis, audacieux … leur maniŠre.

La contemplation … laquelle s'abandonnait le pr‚sident du
Gun-Club en pr‚sence de ce rival qui venait le rel‚guer au
second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les
vivats de la foule. Ces cris devinrent mˆme si fr‚n‚tiques,
et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles,
que Michel Ardan, aprŠs avoir serr‚ un millier de mains dans
lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
r‚fugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononc‚ une parole.

"Vous ˆtes Barbicane?" lui demanda Michel Ardan, dŠs qu'il
furent seuls et du ton dont il e–t parl‚ … un ami de vingt
ans.

"Oui," r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club.

"Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? TrŠs
bien? Allons tant mieux! tant mieux!"

"Ainsi, dit Barbicane, sans autre entr‚e en matiŠre, vous
ˆtes d‚cid‚ … partir?"

"Absolument d‚cid‚."

"Rien ne vous arrˆtera?"

"Rien. Avez-vous modifi‚ votre projectile ainsi que
l'indiquait ma d‚pˆche?"

"J'attendais votre arriv‚e. Mais, demanda Barbicane en
insistant de nouveau, vous avez bien r‚fl‚chi?..."

"R‚fl‚chi! est-ce que j'ai du temps … perdre? Je trouve
l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite,
et voil… tout. Il me semble que cela ne m‚rite pas tant de
r‚flexions."

Barbicane d‚vorait du regard cet homme qui parlait de son
projet de voyage avec une l‚gŠret‚, une insouciance si
complŠte et une si parfaite absence d'inqui‚tudes.

"Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens
d'ex‚cution?"

"Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous
faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire
une bonne fois, … tout le monde, et qu'il n'en soit plus
question. Cela ‚vitera des redites. Donc, sauf meilleur
avis, convoquez vos amis, vos collŠgues, toute la ville,
toute la Floride, toute l'Am‚rique, si vous voulez, et
demain je serai prˆt … d‚velopper mes moyens comme …
r‚pondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez
tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous
va-t-il?"

"Cela me va", r‚pondit Barbicane.

Sur ce, le pr‚sident sortit de la cabine et fit part … la
foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent
accueillies avec des tr‚pignements et des grognements de
joie. Cela coupait court … toute difficult‚. Le lendemain
chacun pourrait contempler … son aise le h‚ros europ‚en.
Cependant certains spectateurs des plus entˆt‚s ne voulurent
pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passŠrent la nuit …
bord. Entre autres, J.-T. Maston avait viss‚ son crochet
dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan
pour l'en arracher.

"C'est un h‚ros! un h‚ros! s'‚criait-il sur tous les tons,
et nous ne sommes que des femmelettes auprŠs de cet
Europ‚en-l…!"

Quant au pr‚sident, aprŠs avoir convi‚ les visiteurs … se
retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la
quitta qu'au moment o— la cloche du steamer sonna le quart
de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularit‚ se serraient
chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le
pr‚sident Barbicane.




XIX

UN MEETING


Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gr‚ de
l'impatience publique. On le trouva paresseux, pour un
Soleil qui devait ‚clairer une semblable fˆte. Barbicane,
craignant les questions indiscrŠtes pour Michel Ardan,
aurait voulu r‚duire ses auditeurs … un petit nombre
d'adeptes, … ses collŠgues, par exemple. Mais autant
essayer d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer … ses
projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une
conf‚rence publique. La nouvelle salle de la Bourse de
Tampa-Town, malgr‚ ses dimensions colossales, fut jug‚e
insuffisante pour la c‚r‚monie, car la r‚union projet‚e
prenait les proportions d'un v‚ritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine situ‚e en dehors de la
ville; en quelques heures on parvint … l'abriter contre les
rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en
agrŠs, en mƒts de rechange, en vergues, fournirent les
accessoires n‚cessaires … la construction d'une tente
colossale. Bient“t un immense ciel de toile s'‚tendit sur la
prairie calcin‚e et la d‚fendit des ardeurs du jour. L…
trois cent mille personnes trouvŠrent place et bravŠrent
pendant plusieurs heures une temp‚rature ‚touffante, en
attendant l'arriv‚e du Fran‡ais. De cette foule de
spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un
second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au
troisiŠme, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage.
Ce ne fut cependant pas le moins empress‚ … prodiguer ses
applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagn‚
des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras
droit au president Barbicane, et le bras gauche … J.-T.
Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque
aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de
laquelle ses regards s'‚tendaient sur un oc‚an de chapeaux
noirs. Il ne paraissait aucunement embarrass‚; il ne posait
pas; il ‚tait l… comme chez lui, gai, familier, aimable.
Aux hurrahs qui l'accueillirent il r‚pondit par un salut
gracieux; puis, de la main, r‚clama le silence, silence, il
prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en
ces termes:

"Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse trŠs chaud, je vais
abuser de vos moments pour vous donner quelques explications
sur des projets qui ont paru vous int‚resser. Je ne suis ni
un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler
publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous
ferait plaisir, et je me suis d‚vou‚. Donc, ‚coutez-moi
avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les
fautes de l'auteur."

Ce d‚but sans fa‡on fut fort go–t‚ des assistants, qui
exprimŠrent leur contentement par un immense murmure de
satisfaction.

"Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou
d'improbation n'est interdite. Ceci convenu, je commence.
Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire … un
ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore mˆme
les difficult‚s. Il lui a donc paru que c'‚tait chose
simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un
projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-l… devait
se faire t“t ou tard, et quant au mode de locomotion adopt‚,
il suit tout simplement la loi du progrŠs. L'homme a
commenc‚ par voyager … quatre pattes, puis, un beau jour,
sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien!
le projectile est la voiture de l'avenir, et, … vrai dire,
les planŠtes ne sont que des projectiles, de simples boulets
de canon lanc‚s par la main du Cr‚ateur. Mais revenons …
notre v‚hicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu
croire que la vitesse qui lui sera imprim‚e est excessive;
il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidit‚,
et la Terre elle-mˆme, dans son mouvement de translation
autour du Soleil, nous entraŒne trois fois plus rapidement.
Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la
permission de m'exprimer en lieues, car les mesures
am‚ricaines ne me sont pas trŠs familiŠres, et je craindrais
de m'embrouiller dans mes calculs."

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune
difficult‚. L'orateur reprit son discours:

"Voici, messieurs, la vitesse des diff‚rentes planŠtes. Je
suis oblig‚ d'avouer que, malgr‚ mon ignorance, je connais
fort exactement ce petit d‚tail astronomique; mais avant
deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez
donc que Neptune fait cinq mille lieues … l'heure; Uranus,
sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit;
Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq
cents; V‚nus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix;
Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines
comŠtes, quatorze cent mille lieues dans leur p‚rih‚lie!
Quant … nous, v‚ritables flƒneurs, gens peu press‚s, notre
vitesse ne d‚passera pas neuf mille neuf cents lieues, et
elle ira toujours en d‚croissant! Je vous demande s'il y a
l… de quoi s'extasier, et n'est-il pas ‚vident que tout cela
sera d‚pass‚ quelque jour par des vitesses plus grandes
encore, dont la lumiŠre ou l'‚lectricit‚ seront probablement
les agents m‚caniques?"

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de
Michel Ardan.

"Mes chers auditeurs, reprit-il, … en croire certains
esprits born‚s -- c'est le qualificatif qui leur convient
--, l'humanit‚ serait renferm‚e dans un cercle de Popilius
qu'elle ne saurait franchir, et condamn‚e … v‚g‚ter sur ce
globe sans jamais pouvoir s'‚lancer dans les espaces
plan‚taires! Il n'en est rien! On va aller … la Lune, on
ira aux planŠtes, on ira aux ‚toiles, comme on va
aujourd'hui de Liverpool … New York, facilement, rapidement,
s–rement, et l'oc‚an atmosph‚rique sera bient“t travers‚
comme les oc‚ans de la Lune! La distance n'est qu'un mot
relatif, et finira par ˆtre ramen‚e … z‚ro."

L'assembl‚e, quoique trŠs mont‚e en faveur du h‚ros
fran‡ais, resta un peu interdite devant cette audacieuse
th‚orie. Michel Ardan parut le comprendre.

"Vous ne semblez pas convaincus, mes braves h“tes, reprit-il
avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu.
Savez-vous quel temps il faudrait … un train express pour
atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un
trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues,
mais qu'est-ce que cela? Pas mˆme neuf fois le tour de la
Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
d‚gourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur
existence. Songez donc que je ne serai que
quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous
figurez que la Lune est ‚loign‚e de la Terre et qu'il faut y
regarder … deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que
diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller … Neptune, qui
gravite … onze cent quarante-sept millions de lieues du
Soleil! Voil… un voyage que peu de gens pourraient faire,
s'il co–tait seulement cinq sols par kilomŠtre! Le baron de
Rothschild lui-mˆme, avec son milliard, n'aurait pas de quoi
payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il
resterait en route!"

Cette fa‡on d'argumenter parut beaucoup plaire …
l'assembl‚e; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet,
s'y lan‡ait … corps perdu avec un entrain superbe; il se
sentait avidement ‚cout‚, et reprit avec une admirable
assurance:

"Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil
n'est rien encore, si on la compare … celle des ‚toiles; en
effet, pour ‚valuer l'‚loignement de ces astres, il faut
entrer dans cette num‚ration ‚blouissante o— le plus petit
nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unit‚.
Je vous demande pardon d'ˆtre si ferr‚ sur cette question,
mais elle est d'un int‚rˆt palpitant. coutez et jugez!
Alpha du Centaure est … huit mille milliards de lieues, V‚ga
… cinquante mille milliards, Sirius … cinquante mille
milliards, Arcturus … cinquante-deux mille milliards, la
Polaire … cent dix-sept mille milliards, la ChŠvre … cent
soixante-dix mille milliards, les autres ‚toiles … des mille
et des millions et des milliards de milliards de lieues! Et
l'on viendrait parler de la distance qui s‚pare les planŠtes
du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette distance existe!
Erreur! fausset‚! aberration des sens! Savez-vous ce que
je pense de ce monde qui commence … l'astre radieux et finit
… Neptune? Voulez-vous connaŒtre ma th‚orie? Elle est bien
simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide,
homogŠne; les planŠtes qui le composent se pressent, se
touchent, adhŠrent, et l'espace existant entre elles n'est
que l'espace qui s‚pare les mol‚cules du m‚tal le plus
compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le droit
d'affirmer, et je r‚pŠte avec une conviction qui vous
p‚n‚trera tous: "La distance est un vain mot, la distance
n'existe pas!"

"Bien dit! Bravo! Hurrah!" s'‚cria d'une seule voix
l'assembl‚e ‚lectris‚e par le geste, par l'accent de
l'orateur, par la hardiesse de ses conceptions.

"Non! s'‚cria J.-T. Maston plus ‚nergiquement que les
autres, la distance n'existe pas!"

Et, emport‚ par la violence de ses mouvements, par l'‚lan de
son corps qu'il eut peine … maŒtriser, il faillit tomber du
haut de l'estrade sur le sol. Mais il parvint … retrouver
son ‚quilibre, et il ‚vita une chute qui lui e–t brutalement
prouv‚ que la distance n'‚tait pas un vain mot. Puis le
discours de l'entraŒnant orateur reprit son cours.

"Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
maintenant r‚solue. Si je ne vous ai pas convaincus tous,
c'est que j'ai ‚t‚ timide dans mes d‚monstrations, faible
dans mes arguments, et il faut en accuser l'insuffisance de
mes ‚tudes th‚oriques. Quoi qu'il en soit, je vous le
r‚pŠte, la distance de la Terre … son satellite est
r‚ellement peu importante et indigne de pr‚occuper un esprit
s‚rieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant
qu'on ‚tablira prochainement des trains de projectiles, dans
lesquels se fera commod‚ment le voyage de la Terre … la
Lune. Il n'y aura ni choc, ni secousse, ni d‚raillement …
craindre, et l'on atteindra le but rapidement, sans fatigue,
en ligne droite, .… vol d'abeille", pour parler le langage
de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moiti‚ de la Terre
aura visit‚ la Lune!"

"Hurrah! hurrah pour Michel Ardan!" s'‚criŠrent les
assistants, mˆme les moins convaincus.

"Hurrah pour Barbicane!" r‚pondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de
l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements.

"Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez
quelque question … m'adresser, vous embarrasserez ‚videmment
un pauvre homme comme moi, mais je tƒcherai cependant de
vous r‚pondre."

Jusqu'ici, le pr‚sident du Gun-Club avait lieu d'ˆtre trŠs
satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle
portait sur ces th‚ories sp‚culatives dans lesquelles Michel
Ardan, entraŒn‚ par sa vive imagination, se montrait fort
brillant. Il fallait donc l'empˆcher de d‚vier vers les
questions pratiques, dont il se f–t moins bien tir‚, sans
doute. Barbicane se hƒta de prendre la parole, et il
demanda … son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
planŠtes fussent habit‚es.

"C'est un grand problŠme que tu me poses l…, mon digne
pr‚sident, r‚pondit l'orateur en souriant; cependant, si je
ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque,
Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres
se sont prononc‚s pour l'affirmative. En me pla‡ant au
point de vue de la philosophie naturelle, je serais port‚ …
penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe
en ce monde, et, r‚pondant … ta question par une autre
question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes
sont habitables, ou ils sont habit‚s, ou ils l'ont ‚t‚, ou
ils le seront."

"TrŠs bien!" s'‚criŠrent les premiers rangs des
spectateurs, dont 'opinion avait force de loi pour les
derniers.

"On ne peut r‚pondre avec plus de logique et de justesse,
dit le pr‚sident du Gun-Club. La question revient donc …
celle-ci: Les mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour
ma part."

"Et moi, j'en suis certain," r‚pondit Michel Ardan.

"Cependant, r‚pliqua l'un des assistants, il y a des
arguments contre l'habitabilit‚ des mondes. Il faudrait
‚videmment dans la plupart que les principes de la vie
fussent modifi‚s. Ainsi, pour ne parler que des planŠtes,
on doit ˆtre br–l‚ dans les unes et gel‚ dans les autres,
suivant qu'elles sont plus ou moins ‚loign‚es du Soleil."

"Je regrette, r‚pondit Michel Ardan, de ne pas connaŒtre
personnellement mon honorable contradicteur, car
j'essaierais de lui ‚pondre. Son objection a sa valeur,
mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succŠs,
ainsi que toutes celles dont l'habitabilit‚ des mondes a ‚t‚
l'objet. Si j'‚tais physicien, je dirais que, s'il y a
moins de calorique mis en mouvement dans les planŠtes
voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planŠtes
‚loign‚es, ce simple ph‚nomŠne suffit pour ‚quilibrer la
chaleur et rendre la temp‚rature de ces mondes supportable …
des ˆtres organis‚s comme nous le sommes. Si j'‚tais
naturaliste, je lui dirais, aprŠs beaucoup de savants
illustres, que la nature nous fournit sur la terre des
exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
d'habitabilit‚; que les poissons respirent dans un milieu
mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double
existence assez difficile … expliquer; que certains
habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une
grande profondeur et y supportent sans ˆtre ‚cras‚s des
pressions de cinquante ou soixante atmosphŠres; que divers
insectes aquatiques, insensibles … la temp‚rature, se
rencontrent … la fois dans les sources d'eau bouillante et
dans les plaines glac‚es de l'oc‚an Polaire; enfin, qu'il
faut reconnaŒtre … la nature une diversit‚ dans ses moyens
d'action souvent incompr‚hensible, mais non moins r‚elle, et
qui va jusqu'… la toute-puissance. Si j'‚tais chimiste, je
lui dirais que les a‚rolithes, ces corps ‚videmment form‚s
en dehors du monde terrestre, ont r‚v‚l‚ … l'analyse des
traces indiscutables de carbone; que cette substance ne doit
son origine qu'… des ˆtres organis‚s, et que, d'aprŠs les
exp‚riences de Reichenbach, elle a d– ˆtre n‚cessairement
"animalis‚e". Enfin, si j'‚tais th‚ologien, je lui dirais
que la R‚demption divine semble, suivant saint Paul, s'ˆtre
appliqu‚e non seulement … la Terre, mais … tous les mondes
c‚lestes. Mais je ne suis ni th‚ologien, ni chimiste, ni
naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite
ignorance des grandes lois qui r‚gissent l'univers, je me
borne … r‚pondre: Je ne sais pas si les mondes sont habit‚s,
et, comme je ne le sais pas, je vais y voir!"

L'adversaire des th‚ories de Michel Ardan hasarda-t-il
d'autres arguments? Il est impossible de le dire, car les
cris fr‚n‚tiques de la foule eussent empˆch‚ toute opinion
de se faire jour. Lorsque le silence se fut r‚tabli jusque
dans les groupes les plus ‚loign‚s, le triomphant orateur se
contenta d'ajouter les consid‚rations suivantes:

"Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande
question est … peine effleur‚e par moi; je ne viens point
vous faire ici un cours public et soutenir une thŠse sur ce
vaste sujet. Il y a toute une autre s‚rie d'arguments en
faveur de l'habitabilit‚ des mondes. Je la laisse de c“t‚.
Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux gens
qui soutiennent que les planŠtes ne sont pas habit‚es, il
faut r‚pondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est d‚montr‚
que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela
n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un
satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont
plusieurs … leur service, avantage qui n'est point …
d‚daigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu
confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite.
De l… l'in‚galit‚ des jours et des nuits; de l… cette
diversit‚ fƒcheuse des saisons. Sur notre malheureux
sph‚ro‹de, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y
gŠle en hiver, on y br–le en ‚t‚; c'est la planŠte aux
rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'…
la surface de Jupiter, par exemple, o— l'axe est trŠs peu
inclin‚ [L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite
n'est que de 3x 5'.], les habitants pourraient jouir de
temp‚ratures invariables; il y a la zone des printemps, la
zone des ‚t‚s, la zone des automnes et la zone des hivers
perp‚tuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui
plaŒt et se mettre pour toute sa vie … l'abri des variations
de la temp‚rature. Vous conviendrez sans peine de cette
sup‚riorit‚ de Jupiter sur notre planŠte, sans parler de ses
ann‚es, qui durent douze ans chacune! De plus, il est
‚vident pour moi que, sous ces auspices et dans ces
conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
monde fortun‚ sont des ˆtres sup‚rieurs, que les savants y
sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes,
que les m‚chants y sont moins m‚chants, et que les bons y
sont meilleurs. H‚las! que manque-t-il … notre sph‚ro‹de
pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de
rotation moins inclin‚ sur le plan de son orbite. "

"Eh bien! s'‚cria une voix imp‚tueuse, unissons nos
efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la
Terre!"

Un tonnerre d'applaudissements ‚clata … cette proposition,
dont l'auteur ‚tait et ne pouvait ˆtre que J.-T. Maston. Il
est probable que le fougueux secr‚taire avait ‚t‚ emport‚
par ses instincts d'ing‚nieur … hasarder cette hardie
proposition. Mais, il faut le dire -- car c'est la v‚rit‚
--, beaucoup l'appuyŠrent de leurs cris, et sans doute,
s'ils avaient eu le point d'appui r‚clam‚ par ArchimŠde, les
Am‚ricains auraient construit un levier capable de soulever
le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui,
voil… ce qui manquait … ces t‚m‚raires m‚caniciens.

N‚anmoins, cette id‚e .‚minemment pratique" eut un succŠs
‚norme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart
d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans
les tats-Unis d'Am‚rique de la proposition formul‚e si
‚nergiquement par le secr‚taire perp‚tuel du Gun-Club.




XX

ATTAQUE ET RIPOSTE


Cet incident semblait devoir terminer la discussion.
C'‚tait le "mot de la fin", et l'on n'e–t pas trouv‚ mieux.
Cependant, quand l'agitation se fut calm‚e, on entendit ces
paroles prononc‚es d'une voix forte et s‚vŠre:

"Maintenant que l'orateur a donn‚ une large part … la
fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire
moins de th‚ories et discuter la partie pratique de son
exp‚dition?"

Tous les regards se dirigŠrent vers le personnage qui
parlait ainsi. C'‚tait un homme maigre, sec, d'une figure
‚nergique, avec une barbe taill‚e … l'am‚ricaine qui
foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses
agitations produites dans l'assembl‚e, il avait peu … peu
gagn‚ le premier rang des spectateurs. L…, les bras
crois‚s, l'oeil brillant et hardi, il fixait
imperturbablement le h‚ros du meeting. AprŠs avoir formul‚
sa demande, il se tut et ne parut pas s'‚mouvoir des
milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du
murmure d‚sapprobateur excit‚ par ses paroles. La r‚ponse
se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le
mˆme accent net et pr‚cis, puis il ajouta:

"Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la
Terre."

"Vous avez raison, monsieur, r‚pondit Michel Ardan, la
discussion s'est ‚gar‚e. Revenons … la Lune."

"Monsieur, reprit l'inconnu, vous pr‚tendez que notre
satellite est habit‚. Bien. Mais s'il existe des
S‚l‚nites, ces gens-l…, … coup s–r, vivent sans respirer,
car -- je vous en pr‚viens dans votre int‚rˆt -- il n'y a
pas la moindre mol‚cule d'air … la surface de la Lune."

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve criniŠre; il
comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le
vif de la question. Il le regarda fixement … son tour, et
dit:

"Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui pr‚tend cela,
s'il vous plaŒt?"

"Les savants."

"Vraiment?"

"Vraiment."

"Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie … part, j'ai
une profonde estime pour les savants qui savent, mais un
profond d‚dain pour les savants qui ne savent pas."

"Vous en connaissez qui appartiennent … cette derniŠre
cat‚gorie?"

"ParticuliŠrement. En France, il y en a un qui soutient que
"math‚matiquement" l'oiseau ne peut pas voler, et un autre
dont les th‚ories d‚montrent que le poisson n'est pas fait
pour vivre dans l'eau."

"Il ne s'agit pas de ceux-l…, monsieur, et je pourrais citer
… l'appui de ma proposition des noms que vous ne r‚cuseriez
pas."

"Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre
ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de
s'instruire!"

"Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si
vous ne les avez pas ‚tudi‚es?" demanda l'inconnu assez
brutalement.

"Pourquoi! r‚pondit Ardan. Par la raison que celui-l… est
toujours brave qui ne soup‡onne pas le danger! Je ne sais
rien, c'est vrai, mais c'est pr‚cis‚ment ma faiblesse qui
fait ma force."

"Votre faiblesse va jusqu'… la folie," s'‚cria l'inconnu
d'un ton de mauvaise humeur.

"Eh! tant mieux, riposta le Fran‡ais, si ma folie me mŠne
jusqu'… la Lune!"

Barbicane et ses collŠgues d‚voraient des yeux cet intrus
qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise.
Aucun ne le connaissait, et le pr‚sident, peu rassur‚ sur
les suites d'une discussion si franchement pos‚e, regardait
son nouvel ami avec une certaine appr‚hension. L'assembl‚e
‚tait attentive et s‚rieusement inquiŠte, car cette lutte
avait pour r‚sultat d'appeler son attention sur les dangers
ou mˆme les v‚ritables impossibilit‚s de l'exp‚dition.

"Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons
sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de
toute atmosphŠre autour de la Lune. Je dirai mˆme _a
priori_ que, si cette atmosphŠre a jamais exist‚, elle a d–
ˆtre soutir‚e par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer
des faits irr‚cusables."

"Opposez, monsieur, r‚pondit Michel Ardan avec une
galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!"

"Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
traversent un milieu tel que l'air, ils sont d‚vi‚s de la
ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une
r‚fraction. Eh bien! lorsque des ‚toiles sont occult‚es
par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du
disque, n'ont ‚prouv‚ la moindre d‚viation ni donn‚ le plus
l‚ger indice de r‚fraction. De l… cette cons‚quence
‚vidente que la Lune n'est pas envelopp‚e d'une atmosphŠre."

On regarda le Fran‡ais, car, l'observation une fois admise,
les cons‚quences en ‚taient rigoureuses.

"En effet, r‚pondit Michel Ardan, voil… votre meilleur
argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait
peut-ˆtre embarrass‚ d'y r‚pondre; moi, je vous dirai
seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce
qu'il suppose le diamŠtre angulaire de la Lune parfaitement
d‚termin‚, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi,
mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans …
la surface de la Lune."

"Des volcans ‚teints, oui; enflamm‚s, non."

"Laissez-moi croire pourtant, et sans d‚passer les bornes de
la logique, que ces volcans ont ‚t‚ en activit‚ pendant une
certaine p‚riode!"

"Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir
eux-mˆmes l'oxygŠne n‚cessaire … la combustion, le fait de
leur ‚ruption ne prouve aucunement la pr‚sence d'une
atmosphŠre lunaire."

"Passons alors, r‚pondit Michel Ardan, et laissons de c“t‚
ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes.
Mais je vous pr‚viens que je vais mettre des noms en avant."

"Mettez."

"Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley,
observant l'‚clipse du 3 mai, remarquŠrent certaines
fulminations d'une nature bizarre. Ces ‚clats de lumiŠre,
rapides et souvent renouvel‚s, furent attribu‚s par eux …
des orages qui se d‚chaŒnaient dans l'atmosphŠre de la
Lune."

"En 1715, r‚pliqua l'inconnu, les astronomes Louville et
Halley ont pris pour des ph‚nomŠnes lunaires des ph‚nomŠnes
purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se
produisaient dans notre atmosphŠre. Voil… ce qu'ont r‚pondu
les savants … l'‚nonc‚ de ces faits, et ce que je r‚ponds
avec eux."

"Passons encore, r‚pondit Ardan, sans ˆtre troubl‚ de la
riposte. Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observ‚ un grand
nombre de points lumineux … la surface de la Lune?"

"Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces
points lumineux, Herschell lui-mˆme n'a pas conclu de leur
apparition … la n‚cessit‚ d'une atmosphŠre lunaire."

"Bien r‚pondu, dit Michel Ardan en complimentant son
adversaire; je vois que vous ˆtes trŠs fort en
s‚l‚nographie."

"TrŠs fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
observateurs, ceux qui ont le mieux ‚tudi‚ l'astre des
nuits, MM. Beer et Moelder, sont d'accord sur le d‚faut
absolu d'air … sa surface."

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'‚mouvoir
des arguments de ce singulier personnage.

"Passons toujours, r‚pondit Michel Ardan avec le plus grand
calme, et arrivons maintenant … un fait important. Un
habile astronome fran‡ais, M. Laussedat, en observant
l'‚clipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du
croissant solaire ‚taient arrondies et tronqu‚es. Or, ce
ph‚nomŠne n'a pu ˆtre produit que par une d‚viation des
rayons du soleil … travers l'atmosphŠre de la Lune, et il
n'a pas d'autre explication possible."

"Mais le fait est-il certain?" demanda vivement l'inconnu.

"Absolument certain!"

Un mouvement inverse ramena l'assembl‚e vers son h‚ros
favori, dont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la
parole, et sans tirer vanit‚ de son dernier avantage, il dit
simplement: "Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu'il
ne faut pas se prononcer d'une fa‡on absolue contre
l'existence d'une atmosphŠre … la surface de la Lune; cette
atmosphŠre est probablement peu dense, assez subtile, mais
aujourd'hui la science admet g‚n‚ralement qu'elle existe."

"Pas sur les montagnes, ne vous en d‚plaise," riposta
l'inconnu, qui n'en voulait pas d‚mordre.

"Non, mais au fond des vall‚es, et ne d‚passant pas en
hauteur quelques centaines de pieds."

"En tout cas, vous feriez bien de prendre vos pr‚cautions,
car cet air sera terriblement rar‚fi‚."

"Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour
un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu l…-haut, je
tƒcherai de l'‚conomiser de mon mieux et de ne respirer que
dans les grandes occasions!"

Un formidable ‚clat de rire vint tonner aux oreilles du
myst‚rieux interlocuteur, qui promena ses regards sur
l'assembl‚e, en la bravant avec fiert‚.

"Donc, reprit Michel Ardan d'un air d‚gag‚, puisque nous
sommes d'accord sur la pr‚sence d'une certaine atmosphŠre,
nous voil… forc‚s d'admettre la pr‚sence d'une certaine
quantit‚ d'eau. C'est une cons‚quence dont je me r‚jouis
fort pour mon compte. D'ailleurs, mon aimable
contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
observation. Nous ne connaissons qu'un c“t‚ du disque de la
Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il
est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face oppos‚e."

"Et pour quelle raison?"

"Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre,
a pris la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit
bout. De l… cette cons‚quence due aux calculs de Hansen,
que son centre de gravit‚ est situ‚ dans l'autre h‚misphŠre.
De l… cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau
ont d– ˆtre entraŒn‚es sur l'autre face de notre satellite
aux premiers jours de sa cr‚ation."

"Pures fantaisies!" s'‚cria l'inconnu.

"Non! pures th‚ories, qui sont appuy‚es sur les lois de la
m‚canique, et il me paraŒt difficile de les r‚futer. J'en
appelle donc … cette assembl‚e, et je mets aux voix la
question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la
Terre, est possible … la surface de la Lune?"

Trois cent mille auditeurs … la fois applaudirent … la
proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore
parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les
cris, les menaces fondaient sur lui comme la grˆle.

"Assez! assez!" disaient les uns.

"Chassez cet intrus!" r‚p‚taient les autres.

"A la porte! … la porte!" s'‚criait la foule irrit‚e.

Mais lui, ferme, cramponn‚ … l'estrade, ne bougeait pas et
laissait passer l'orage, qui e–t pris des proportions
formidables, si Michel Ardan ne l'e–t apais‚ d'un geste. Il
‚tait trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur
dans une semblable extr‚mit‚.

"Vous d‚sirez ajouter quelques mots? " lui demanda-t-il du
ton le plus gracieux.

"Oui! cent, mille, r‚pondit l'inconnu avec emportement. Ou
plut“t, non, un seul! Pour pers‚v‚rer dans votre
entreprise, il faut que vous soyez..."

"Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui
ai demand‚ un boulet cylindro-conique … mon ami Barbicane,
afin de ne pas tourner en route … la fa‡on des ‚cureuils?"

"Mais, malheureux, l'‚pouvantable contrecoup vous mettra en
piŠces au d‚part!"

"Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
v‚ritable et la seule difficult‚; cependant, j'ai trop bonne
opinion du g‚nie industriel des Am‚ricains pour croire
qu'ils ne parviendront pas … la r‚soudre!"

"Mais la chaleur d‚velopp‚e par la vitesse du projectile en
traversant les couches d'air?"

"Oh! ses parois sont ‚paisses, et j'aurai si rapidement
franchi l'atmosphŠre!"

"Mais des vivres? de l'eau?"

"J'ai calcul‚ que je pouvais en emporter pour un an, et ma
travers‚e durera quatre jours!"

"Mais de l'air pour respirer en route?"

"J'en ferai par des proc‚d‚s chimiques."

"Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?"

"Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre,
puisque la pesanteur est six fois moindre … la surface de la
Lune."

"Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du
verre!"

"Et qui m'empˆchera de retarder ma chute au moyen de fus‚es
convenablement dispos‚es et enflamm‚es en temps utile?"

"Mais enfin, en supposant que toutes les difficult‚s soient
r‚solues, tous les obstacles aplanis, en r‚unissant toutes
les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez
sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?"

"Je ne reviendrai pas!"

A cette r‚ponse, qui touchait au sublime par sa simplicit‚,
l'assembl‚e demeura muette Mais son silence fut plus
‚loquent que n'eussent ‚t‚ ses cris d'enthousiasme.
L'inconnu en profita pour protester une derniŠre fois.

"Vous vous tuerez infailliblement, s'‚cria-t-il, et votre
mort, qui n'aura ‚t‚ que la mort d'un insens‚, n'aura pas
mˆme servi la science!"

"Continuez, mon g‚n‚reux inconnu, car v‚ritablement vous
pronostiquez d'une fa‡on fort agr‚able."

"Ah! c'en est trop! s'‚cria l'adversaire de Michel Ardan,
et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi
peu s‚rieuse! Poursuivez … votre aise cette folle
entreprise! Ce n'est pas … vous qu'il faut s'en prendre!"

"Oh! ne vous gˆnez pas!"

"Non! c'est un autre qui portera la responsabilit‚ de vos
actes! "

"Et qui donc, s'il vous plaŒt?" demanda Michel Ardan d'une
voix imp‚rieuse.

"L'ignorant qui a organis‚ cette tentative aussi impossible
que ridicule!"

L'attaque ‚tait directe. Barbicane, depuis l'intervention
de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir,
et a br–ler sa fum‚e comme certains foyers de chaudiŠres;
mais, en se voyant si outrageusement d‚sign‚, il se leva
pr‚cipitamment et allait marcher … l'adversaire qui le
bravait en face, quand il se vit subitement s‚par‚ de lui.

L'estrade fut enlev‚e tout d'un coup par cent bras
vigoureux, et le pr‚sident du Gun-Club dut partager avec
Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois ‚tait
lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun
se disputait, luttait, combattait pour prˆter … cette
manifestation l'appui de ses ‚paules.

Cependant l'inconnu n'avait point profit‚ du tumulte pour
quitter la place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de
cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se
tenait au premier rang, les bras crois‚s, et d‚vorait des
yeux le pr‚sident Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces
deux hommes demeuraient engag‚s comme deux ‚p‚es
fr‚missantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent … leur maximum
d'intensit‚ pendant cette marche triomphale. Michel Ardan
se laissait faire avec un plaisir ‚vident. Sa face
rayonnait. Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage
et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux
h‚ros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient
pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement … se d‚rober
aux derniŠres ‚treintes de ses vigoureux admirateurs; il
s'enfuit … l'h“tel Franklin, gagna prestement sa chambre et
se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une arm‚e de
cent mille hommes veillait sous ses fenˆtres.

Pendant ce temps, une scŠne courte, grave, d‚cisive, avait
lieu entre le personnage myst‚rieux et le pr‚sident du
Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, ‚tait all‚ droit … son adversaire.

"Venez!" dit-il d'une voix brŠve.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bient“t tous les deux se
trouvŠrent seuls … l'entr‚e d'un wharf ouvert sur le
Jone's-Fall.

L…, ces ennemis, encore inconnus l'un … l'autre, se
regardŠrent.

"Qui ˆtes-vous?" demanda Barbicane.

"Le capitaine Nicholl."

"Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais
jet‚ sur mon chemin..."

"Je suis venu m'y mettre!"

"Vous m'avez insult‚!"

"Publiquement."

"Et vous me rendrez raison de cette insulte."

"A l'instant."

"Non. Je d‚sire que tout se passe secrŠtement entre nous.
Il y a un bois situ‚ … trois milles de Tampa, le bois de
Skersnaw. Vous le connaissez?"

"Je le connais."

"Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin … cinq heures par
un c“t‚?..."

"Oui, si … la mˆme heure vous entrez par l'autre c“t‚."

"Et vous n'oublierez pas votre rifle?" dit Barbicane.

"Pas plus que vous n'oublierez le v“tre", r‚pondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononc‚es, le pr‚sident du
Gun-Club et le capitaine se s‚parŠrent. Barbicane revint …
sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de
repos, il passa la nuit … chercher les moyens d'‚viter le
contrecoup du projectile et de r‚soudre ce difficile
problŠme pos‚ par Michel Ardan dans la discussion du
meeting.




XXI

COMMENT UN FRANAIS ARRANGE UNE AFFAIRE


Pendant que les conventions de ce duel ‚taient discut‚es
entre le pr‚sident et le capitaine, duel terrible et
sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur
d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe.
Se reposer n'est ‚videmment pas une expression juste, car
les lits am‚ricains peuvent rivaliser pour la duret‚ avec
des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant
entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il
songeait … installer une couchette plus confortable dans son
projectile, quand un bruit violent vint l'arracher … ses
rˆves. Des coups d‚sordonn‚s ‚branlaient sa porte. Ils
semblaient ˆtre port‚s avec un instrument de fer. De
formidables ‚clats de voix se mˆlaient … ce tapage un peu
trop matinal.

"Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!"

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer … une demande si
bruyamment pos‚e. Cependant il se leva et ouvrit sa porte,
au moment o— elle allait c‚der aux efforts du visiteur
obstin‚. Le secr‚taire du Gun-Club fit irruption dans la
chambre. Une bombe ne serait pas entr‚e avec moins de
c‚r‚monie.

"Hier soir, s'‚cria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre
pr‚sident a ‚t‚ insult‚ publiquement pendant le meeting! Il
a provoqu‚ son adversaire, qui n'est autre que le capitaine
Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai
tout appris de la bouche de Barbicane! S'il est tu‚, c'est
l'an‚antissement de nos projets! Il faut donc empˆcher ce
duel! Or, un seul homme au monde peut avoir assez d'empire
sur Barbicane pour l'arrˆter, et cet homme c'est Michel
Ardan!"

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan,
renon‡ant … l'interrompre, s'‚tait pr‚cipit‚ dans son vaste
pantalon, et, moins de deux minutes aprŠs, les deux amis
gagnaient … toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au
courant de la situation. Il lui apprit les v‚ritables
causes de l'inimiti‚ de Barbicane et de Nicholl, comment
cette inimiti‚ ‚tait de vieille date, pourquoi jusque-l…,
grƒce … des amis communs, le pr‚sident et le capitaine ne
s'‚taient jamais rencontr‚s face … face; il ajouta qu'il
s'agissait uniquement d'une rivalit‚ de plaque et de boulet,
et qu'enfin la scŠne du meeting n'avait ‚t‚ qu'une occasion
longtemps cherch‚e par Nicholl de satisfaire de vieilles
rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers …
l'Am‚rique, pendant lesquels les deux adversaires se
cherchent … travers les taillis, se guettent au coin des
halliers et se tirent au milieu des fourr‚s comme des bˆtes
fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
qualit‚s merveilleuses si naturelles aux Indiens des
Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ing‚nieuse,
leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi. Une
erreur, une h‚sitation, un faux pas peuvent amener la mort.
Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner
de leurs chiens et, … la fois chasseurs et gibier, ils se
relancent pendant des heures entiŠres.

"Quels diables de gens vous ˆtes!" s'‚cria Michel Ardan,
quand son compagnon lui eut d‚peint avec beaucoup d'‚nergie
toute cette mise en scŠne."

"Nous sommes ainsi, r‚pondit modestement J.-T. Maston; mais
hƒtons-nous."

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir … travers
la plaine encore tout humide de ros‚e, franchir les riziŠres
et les creeks, ouper au plus court, ils ne purent atteindre
avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane
devait avoir pass‚ sa lisiŠre depuis une demi-heure.

L… travaillait un vieux bushman occup‚ … d‚biter en fagots
des arbres abattus sous sa hache. Maston courut … lui en
criant:

"Avez-vous vu entrer dans le bois un homme arm‚ d'un rifle,
Barbicane, le pr‚sident... mon meilleur ami?..."

Le digne secr‚taire du Gun-Club pensait na‹vement que son
pr‚sident devait ˆtre connu du monde entier. Mais le
bushman n'eut pas l'air de le comprendre.

"Un chasseur," dit alors Ardan.

"Un chasseur? oui," r‚pondit le bushman.

"Il y a longtemps?"

"Une heure … peu prŠs."

"Trop tard!" s'‚cria Maston.

"Et avez-vous entendu des coups de fusil?" demanda Michel
Ardan.

"Non."

"Pas un seul?"

"Pas un seul. Ce chasseur-l… n'a pas l'air de faire bonne
chasse!"

"Que faire?" dit Maston.

"Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne
nous est pas destin‚e."

"Ah! s'‚cria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
m‚prendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tˆte qu'une
seule dans la tˆte de Barbicane."

"En avant donc!" reprit Ardan en serrant la main de son
compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient
dans le taillis. C'‚tait un fourr‚ fort ‚pais, fait de
cyprŠs g‚ants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de
tamarins, de chˆnes vifs et de magnolias. Ces divers arbres
enchevˆtraient leurs branches dans un inextricable
pˆle-mˆle, sans permettre … la vue de s'‚tendre au loin.
Michel Ardan et Maston marchaient l'un prŠs de l'autre,
passant silencieusement … travers les hautes herbes, se
frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses,
interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues
dans la sombre ‚paisseur du feuillage et attendant … chaque
pas la redoutable d‚tonation des rifles. Quant aux traces
que Barbicane avait d– laisser de son passage … travers le
bois, il leur ‚tait impossible de les reconnaŒtre, et ils
marchaient en aveugles dans ces sentiers … peine fray‚s, sur
lesquels un Indien e–t suivi pas … pas la marche de son
adversaire.

AprŠs une heure de vaines recherches, les deux compagnons
s'arrˆtŠrent. Leur inqui‚tude redoublait.

"Il faut que tout soit fini, dit Maston d‚courag‚. Un homme
comme Barbicane n'a pas rus‚ avec son ennemi, ni tendu de
piŠge, ni pratiqu‚ de manoeuvre! Il est trop franc, trop
courageux. Il est all‚ en avant, droit au danger, et sans
doute assez loin du bushman pour que le vent ait emport‚ la
d‚tonation d'une arme … feu!"

"Mais nous! nous! r‚pondit Michel Ardan, depuis notre
entr‚e sous bois, nous aurions entendu!..."

"Et si nous sommes arriv‚s trop tard!" s'‚cria Maston avec
un accent de d‚sespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot … r‚pondre; Maston et lui
reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils
poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane,
soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires
ne r‚pondait … leur voix. De joyeuses vol‚es d'oiseaux,
‚veill‚s au bruit, disparaissaient entre les branches, et
quelques daims effarouch‚s s'enfuyaient pr‚cipitamment …
travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La
plus grande partie du bois avait ‚t‚ explor‚e. Rien ne
d‚celait la pr‚sence des combattants. C'‚tait … douter de
l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer …
poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand,
tout d'un coup, Maston s'arrˆta.

"Chut! fit-il. Quelqu'un l…-bas!"

"Quelqu'un? r‚pondit Michel Ardan."

"Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus
entre ses mains. Que fait-il donc?"

"Mais le reconnais-tu?" demanda Michel Ardan, que sa vue
basse servait fort mal en pareille circonstance.

"Oui! oui!" Il se retourne, r‚pondit Maston.

"Et c'est?..."

"Le capitaine Nicholl!"

"Nicholl!" s'‚cria Michel Ardan, qui ressentit un violent
serrement de coeur.

Nicholl d‚sarm‚! Il n'avait donc plus rien … craindre de
son adversaire?

"Marchons … lui, dit Michel Ardan, nous saurons … quoi nous
en tenir."

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas,
qu'ils s'arrˆtŠrent pour examiner plus attentivement le
capitaine. Ils 'imaginaient trouver un homme alt‚r‚ de sang
et tout entier … sa vengeance! En le voyant, ils
demeurŠrent stup‚faits.

Un filet … maille serr‚e ‚tait tendu entre deux tulipiers
gigantesques, et, au milieu du r‚seau, un petit oiseau, les
ailes enchevˆtr‚es, se d‚battait en poussant des cris
plaintifs. L'oiseleur qui avait dispos‚ cette toile
inextricable n'‚tait pas un ˆtre humain mais bien une
venimeuse araign‚e, particuliŠre au pays, grosse comme un
oeuf de pigeon, et munie de pattes ‚normes. Le hideux
animal, au moment de se pr‚cipiter sur sa proie, avait d–


 


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