De la Terre à la Lune
by
Jules Verne

Part 2 out of 4



secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
d'épaisseur.

--A l'instant», répondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:

«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes ( -- 68,040,000
kg).

--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?...

--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (--
13,608,000 francs).

J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air
inquiet.

«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je
vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
pas!

Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir
remis au lendemain soir sa troisième séance.

IX
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LA QUESTION DES POUDRES

Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec
anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la
longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre
nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont
l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer
son rôle dans des proportions inaccoutumées.

On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut
inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette
histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre
n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux
grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement,
depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges
fusants, se sont transformés en mélanges détonants.

Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la
poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or,
c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la
question soumise au Comité.

Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La
livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace
de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes
des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que
l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont
comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.

Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le
lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major
Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.

«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par
des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de
vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize
livres de poudre seulement.

--Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.

--Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie
que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de
poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces
faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même
dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.

--Parfaitement, répondit le général.

--Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces
chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids
du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du
poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante.
Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a ét
réduite à cent soixante livres seulement.

--Où voulez-vous en venir? demanda le président.

--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T.
Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera
suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,
répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des
quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les
plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après
expérience, au dixième du poids du boulet.

--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la
quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa
déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.

--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit
par altérer l'âme des pièces.

--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un
long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons
aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.

--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon
à mettre le feu sur divers points à la fois.

--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus
difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime
ces difficultés.

--Soit, répondit le général.

--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de
saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre
était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène,
déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait
pas sensiblement les bouches à feu.

--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas
à hésiter, et que notre choix est tout fait.

--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major
en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son
susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il
laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se
contenta-t-il simplement de dire:

«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?

Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.

«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

--Cinq cent mille, répliqua le major.

--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En
effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant
vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple
proposition faite par les trois collègues.

Il fut enfin rompu par le président Barbicane.

«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
principe que la résistance de notre canon construit dans des
conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable
J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je
proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa
chaise.

--Tout autant.

--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de
longueur.

--C'est évident, dit le major.

--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité,
occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres
cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue
pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante
impulsion.

Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda
Barbicane.

«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre.
Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six
milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?

--Mais alors comment faire? demanda le général.

--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre,
tout en lui conservant cette puissance mécanique.

--Bon! mais par quel moyen?

--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.

«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous
connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus
élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.

--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.

--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de puret
parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combin
avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance
éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive.
Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot,
découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre
Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en
1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre
de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...

--Ou pyroxyle, répondit Elphiston.

--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.

--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette
découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment
d'amour-propre national.

--Pas un, malheureusement, répondit le major.

--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai
que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés
l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard,
alors étudiant en médecine à Boston.

--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le
bruyant secrétaire du Gun-Club.

--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses
propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la
plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant
[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand
d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lav
grande eau, puis séché, et voilà tout.

--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse
à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut
l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
de prendre feu.

--Parfait, répondit le major.

--Seulement il est plus coûteux.

--Qu'importe? fit J.-T. Maston.

--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle
les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
expansive est encore augmentée dans une grande proportion.

--Sera-ce nécessaire? demanda le major.

--Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de
seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière
n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De
cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir
sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
vol vers l'astre des nuits!

A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta
dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.

Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses
audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des
poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.

«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.

[NOTA -- Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour
l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur,
n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
de deux noms.

En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée
d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué,
un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et
chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande
découverte. -- J. V.]


X
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UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS

Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres
détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les
discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande
expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train»,
voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.

Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et
leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide
d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du
moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux,
c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique.
Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques
dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune,
c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs
propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les
détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable
intérêt.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
d'un coup surexcité par un incident.

On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet
Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si
extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être
l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union,
protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait
cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et
d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait
pris naissance.

Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement
entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme
Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur
Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait
Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre
fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés;
celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se
laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans
les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec
un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant
dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces
formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable
carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les
_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des
projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des
autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et
l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un
courant d'idées essentiellement opposé.

Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer
des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous
les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait
dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable
contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de
géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort
heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de
cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs
amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent
jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on
ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste
appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la
cuirasse devait finir par céder au boulet.

Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières
expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le
forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse
médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que l/12 du poids de
l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques
du meilleur métal.

Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir
rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl
terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un
chef-d'oeuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du
monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix
étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du
président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier
succès.

Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter
Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa
plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son
refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.

«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux,
vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!

Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se
mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux
personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que
l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir
peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six
milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par
les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'
l'envoyer dans toutes les règles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les
connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
l'absorbaient entièrement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du
capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une
suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment
inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt
mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce
«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition
du poids de ses arguments.

Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia
nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire.
Il essaya de démolir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois
la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et,
à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres;
Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il
l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était
absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de
douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que,
même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait
seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse
comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas
à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents
mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il
ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie
de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des
imprudents spectateurs.

Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort
dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence
un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile
n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il
retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait
singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille
circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait
nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon
plaisir d'un seul.

On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine
Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte
de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son
aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se
faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la
peine de rétorquer les arguments de son rival.

Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même
pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son
argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond
une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion
croissante.

Il paria:

1° Que les fonds nécessaires à l'entreprise
du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars

2° Que l'opération de la fonte d'un canon
de neuf cents pieds était impraticable
et ne réussirait pas, ci.............. 2000 --

3° Qu'il serait impossible de charger la
Columbiad, et que le pyroxyle prendrait
feu de lui-même sous la pression du
projectile, ci...................... 3000 --

4° Que la Columbiad éclaterait au premier
coup, ci............................... 4000 --

5° Que le boulet n'irait pas seulement
six milles et retomberait quelques
secondes après avoir été lancé, si... 5000 --

On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans
son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].

Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un
laconisme superbe et conçu en ces termes:

_Baltimore, 18 octobre_.

_Tenu_.

BARBICANE.

XI
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FLORIDE ET TEXAS

Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir
un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de
l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirig
perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith;
or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et
28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28
[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste;
l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de
déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense
Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane
apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais,
sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demand
la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:

«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
faire un grand acte de patriotisme.

Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur
voulait en venir.

«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire
de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...

--Brave Maston... dit le président.

--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les
circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez
rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes
conditions...

--Si vous voulez bien... dit Barbicane.

--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant
J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera
notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.

--Sans doute! répondirent quelques membres.

--Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque
au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il
nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe
ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je
demande que l'on déclare la guerre au Mexique!

--Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.

--Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne
d'entendre dans cette enceinte!

--Mais écoutez donc!...

--Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette
guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.

--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je
vous retire la parole!

Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent
à le contenir.

«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être
tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût
laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il
est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car
certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du
vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute
la partie méridionale du Texas et des Florides.

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret
que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la
Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans
exemple entre les villes de ces deux États.

Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine,
traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu
près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la
Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait
donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de
ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées
par l'Observatoire de Cambridge.

La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités
importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les
Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en
faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,
formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.

Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens
arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le
président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de
la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États
tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.

On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues
de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre,
qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence
et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les
démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux
des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la
_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American
Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les
membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait
mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés
pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes,
mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec
cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an,
plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride
n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de
traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.

«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_,
on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute
l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la
construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe
et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
minerai pur.

A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans
être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre
argileuse.

«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de
Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
flottes du monde entier.

--Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la
donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du
vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par
laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?

--Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!

--Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je
suis un pays de sauvages?

--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!

--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine»,
elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement
américain»!

A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le
sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?

--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux
Américains depuis 1820.

--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols
ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis
pour cinq millions de dollars!

--Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir?
En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize
millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?

--C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un
misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui
a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république
fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du
San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est
adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!

--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.

Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position
devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis
dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés
vue.

Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les
documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du
sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports,
les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux
personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.

Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand
Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution
qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.

«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se
reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalit
descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout.
Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se
disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux
ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride
et pour Tampa-Town!

Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils
entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des
provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats
de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent.
On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gr
mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles
à l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un
dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île
resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas
à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.

«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un
laconisme digne des temps antiques.


XII
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URBI ET ORBI

Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois
résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une
somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État
même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.

Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût
américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de
demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois
le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de
Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.

Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il
s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération
était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et
n'offrait aucune chance de bénéfice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux
frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat
avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de
Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès,
de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
les autres gardèrent une prudente expectative.

Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux
autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories
du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes
promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de
Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la
proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie
anglaise. Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de l
il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la
question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
être appelées à souscrire un capital considérable.

Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les
hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes
langues, réussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore
street; puis on souscrivit dans les différents États des deux
continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Crédit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, à la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, à la Banque privée;

A Buenos Aires, à la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, même maison;

A Montevideo, même maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions
de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient
versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil
acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique
que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable
empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité;
d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.

Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici
l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club,
après souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent
soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait
méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils
impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.

La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune
servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de
vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance.
Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils
payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une
somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A
ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas
financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de
deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la
Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il
eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu
Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une
autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute
approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires
contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent
les plus ardents à encourager le président Barbicane.

La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement
intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses
années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de
donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine
pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un
don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
habitant.

La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent
dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour
cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions
scientifiques.

La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donn
davantage.

Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu
la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
Vénétie.

Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille
cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
qui se fondent sont toujours un peu gênés.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
dans l'oeuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne
voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas
que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir
des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.

Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix
réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna
pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérit
est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est
encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins
instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt
à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et
provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là,
il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.

Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec
laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont
qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que
renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que
l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de
non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et
revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le
Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie,
eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois
cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:

Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars
Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars
-----------------
Total.......................... 5,446,675 dollars

C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux
de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers,
leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de
fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le
projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber
peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale
sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique
dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois
plus.

Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près
New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs
canons de fonte.

Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de
Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de
cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions,
c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des
ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la
compagnie du Goldspring.

Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane,
président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.

XIII
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STONE'S-HILL

Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne
vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural
history of East and West Florida_, de _William's territory of
Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une
fureur.

Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses
propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans
perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de
Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et
traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de
J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le
_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait
leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la
Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.

La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le
_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En
approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate,
d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses
riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie
d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la
rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de
temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond
du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.

Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du
soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.

Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte
d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la
terre du bout de son crochet.

«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre,
et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.

Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le
reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne
voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait
décidément pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de
quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane
descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout
d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua
en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et
des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de
forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:

«Monsieur, il y a les Séminoles.

--Quels Séminoles?

--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
vous faire escorte.

--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.

--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
et maintenant, en route!

La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait
déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela
fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer
modéraient cette excessive température.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles
au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive
droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie
disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne
s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre
l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux,
n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream,
pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la
sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de
cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable
l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
la configuration du sol et sa distribution particulière.

La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des
Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette
appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais,
quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et
le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un
réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs;
on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, o
réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses
champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées
dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs
richesses avec une insouciante prodigalité.

Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du
terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:

«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier
ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.

--Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.

--Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises
de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos
travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec
les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est
considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
profondeur.

--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant
que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec
nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un
puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a
cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, o
le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au
grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous
irons rapidement en besogne.

--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature
nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre
tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises
au-dessus du niveau de la mer.

--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
trouverons avant peu un emplacement convenable.

--Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.

--Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.

--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi,
la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de
retard.

--Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent
dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes
conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
francs.]?

--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous
n'aurons pas besoin de l'apprendre.

Vers dix heures du matin. la petite troupe avait franchi une douzaine
de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des
forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une
profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites
de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre
odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin,
pour être digne de ces bijoux emplumés.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette
opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le
président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller
en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même;
sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.

Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et
non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs
de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son
redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans,
les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis
que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres
moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes
isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des
troupeaux de daims effarouchés.

«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la
région des pins!

--Et celle des sauvages», répondit le major.

En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils
s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux
rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils
détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations
hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil
inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large
extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.

«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans
le pays?

--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des
Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et
commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite
troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond
silence.

En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques
instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:

«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de
la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien
de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'.
Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît
offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que
s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du
pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
les espaces du monde solaire!

XIV
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PIOCHE ET TRUELLE

Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et
l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La
Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener
la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club
demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
s'aidant des gens du pays.

Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie
d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison
avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de
l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que
l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes
libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une
main-d'oeuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au
Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications
considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride
pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital dépos
en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que
l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et
l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla
dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des
fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une
véritable émigration.

Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les
quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui
régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette
initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence
de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers
la presqu'île floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage
apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et
numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons
d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill
Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;
capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les
garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci
de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant;
seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin
de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.

Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il
l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du
don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions.
Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il
était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des
réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en
pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de
travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques
s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son
mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes
cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les
travaux commencèrent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la
nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4
novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur
dit:

«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette
partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant
neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois
et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au
total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une
profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être termin
en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent
cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers
travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace
relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire,
il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
habileté.

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le
sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se
relayaient par quart de journée.

D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait
point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux
d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être
directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne
parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du
Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une
époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force
de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de
trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le
margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien!
de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur
une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il
n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de
l'opération.

Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord
avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la
marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad
serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de
précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces
anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.

De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce
nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction
des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le
forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire
d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient
avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre
poids.

Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait
atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de
l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de
Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six
pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent
deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait
servir à la confection du moule intérieur.

Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable
la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre
pieds.

Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une
espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très
solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le
trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
maçonnerie furent commencés.

Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de
chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute
épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre
égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que
reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment
hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les
ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se
trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la
pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin
de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de
chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait
gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de
maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient
incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre
aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habilet
extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et
même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés
centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les
blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la
roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le
tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de
Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les
détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur
activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut
peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en
tirait avec habileté.

Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée
pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette
profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de
février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui
se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des
pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin
de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau
bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en
partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de
l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de
soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs
ouvriers.

Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre,
à le reprendre en sous-oeuvre et à rétablir le rouet dans ses
conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de
l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un
instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et
le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par
Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres,
avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la
maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le
sol.

Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent
chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était
accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il
s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses
travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies
communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans
ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences
inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont
impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se
préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général
que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les
principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi,
grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans
les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne
des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour
leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte
environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.

XV
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LA FÊTE DE LA FONTE

Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les
travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément
avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût
été fort surpris du spectacle offert à ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce
point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de
six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une
demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une
longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous
étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée
quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T.
Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui
rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien
de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait
jamais été».

On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida
employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte
grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et,
traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les
pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines
à vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure,
qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.

Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, trait
dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était
carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que
l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première
opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait
de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse
expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de
la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et
de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui,
le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan,
prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie
d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
Tampa-Town.

Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de
Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal
se trouvait rendue à destination.

On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour
liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de
ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de
métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la
fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et
étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se
trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que
celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours,
construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une
grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle
devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous
un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans
les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le
dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent
terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur;
il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un
cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut
composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de
foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la
maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait
ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par
des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces
traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui
n'offrait aucun inconvénient.

Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au
lendemain.

«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T.
Maston à son ami Barbicane.

--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête
publique!

--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout
venant?

--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle
s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut,
mais jusque-là, non.

Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers
imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de
parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne
ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des
membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le
fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la
fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston
s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail;
il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns
après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu
écoeurés.

La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait
été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées
par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre
elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans
l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de
sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de
livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes
de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau
de fumée noire.

La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont
les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
d'oxygène tous ces foyers incandescents.

L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au
signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage
la fonte liquide et se vider entièrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion.
Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître
fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.

Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,
assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là,
prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.

Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal
commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu
peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos
pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des
substances étrangères.

Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve
dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et
douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en
déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec
un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était
un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que
ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée,
volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par
les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables
vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en
montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises.
Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu
croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et
cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage,
ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la
nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces
vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et
c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un
Niagara, de métal en fusion.


XVI
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LA COLUMBIAD

L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de
simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès,
puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans
les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de
s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le
refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse
Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa
chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses
admirateurs? Il était difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit
se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense
panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait
les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
Stone's-Hill.

Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre.
Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en
approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
leur frein.

«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois
peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur,
calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est
faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher
du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une
mystification cruelle!

On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir,
Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps
seul pouvait avoir raison, -- le temps, un ennemi redoutable dans les
circonstances, -- et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur
pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs
projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur.
Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée,
dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu
peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de
calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre
place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore
permis d'avoir froid aux pieds.

«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de
satisfaction.

Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement
l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le
pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la
terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous
l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux
extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur,
et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande
force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
moule avait disparu.

Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent
installées sans retard et manoeuvrèrent rapidement de puissants
alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte.
Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube
était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un
poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication
Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalit
absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt
fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était
sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T.
Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel
Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur
sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci
inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux
mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine
fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie.
Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire
n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait
point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la
fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
résisté, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement
ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était
prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux
travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un
réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient
poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil
américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection
d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an
l'étendue de la ville fut décuplée.

On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les
jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct
des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux,
des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations
du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès
qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le
transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une
activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et
de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de
marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes
comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la
ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra
chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
en considération du prodigieux accroissement de sa population et de
son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États
méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le
grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie
ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce
bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur
son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la
Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie
dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée
«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait
une éclipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre
le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans
leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un
semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un
vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette
misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les
flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane
partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies
texiennes.

Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue
industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire.
Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.

On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération
des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de
tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île.
L'Europe émigrait en Amérique.

Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux
arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup
comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
admettre personne à cette opération. De là maugréement,
mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa
d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut
presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane,
on le sait, resta inébranlable dans sa décision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne
put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer
ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics.
Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, pouss
par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosit
publique.

C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne
plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne
voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de
métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux
spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes,
enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au
fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente
fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation,
pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les
visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille
dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre
assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse
d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major
Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur
Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout,
une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement!
Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre
qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière
électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas
splendide servi à neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux
s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite,
on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane,
Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»!
Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube
acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule,
rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix
convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En
tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même
le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait d
l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».


XVII
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UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE

Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire,
terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le
jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui
devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle!
Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque
jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un oeil avide et
passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende
d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun
s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre,
à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis
par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte
américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.

Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel
que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se
troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.

Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du
Gun-Club:

FRANCE, PARIS.
_30 septembre, 4 h matin.

Barbicane, Tampa, Floride,
États-Unis.

Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai
dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.

MICHEL ARDAN.

XVIII
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LE PASSAGER DE L'«ATLANTA

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe
cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,
américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du
télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se
serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son
oeuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez
audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si
cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
un cabanon et non dans un boulet?


 


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