Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

Part 3 out of 6



extrˆme froideur, sans qu'une intonation, un geste d‚celƒt en
lui la plus l‚gŠre ‚motion. Il veillait … ce que rien ne
manquƒt … la jeune femme. A de certaines heures il venait
r‚guliŠrement, sinon causer, du moins l'‚couter. Il
accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus
stricte, mais avec la grƒce et l'impr‚vu d'un automate dont les
mouvements auraient ‚t‚ combin‚s pour cet usage. Mrs. Aouda ne
savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu
expliqu‚ l'excentrique personnalit‚ de son maŒtre. Il lui avait
appris quelle gageure entraŒnait ce gentleman autour du monde.
Mrs. Aouda avait souri; mais aprŠs tout, elle lui devait la vie,
et son sauveur ne pouvait perdre … ce qu'elle le vŒt … travers
sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le r‚cit que le guide indou avait fait de sa
touchante histoire. Elle ‚tait, en effet, de cette race qui
tient le premier rang parmi les races indigŠnes. Plusieurs
n‚gociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans
le commerce des cotons. L'un d'eux, Sir James Jejeebhoy, a ‚t‚
anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda ‚tait parente
de ce riche personnage qui habitait Bombay. C'‚tait mˆme un
cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait
rejoindre … Hong-Kong. Trouverait-elle prŠs de lui refuge et
assistance ? Elle ne pouvait l'affirmer. A quoi Mr. Fogg
r‚pondait qu'elle n'e–t pas … s'inqui‚ter, et que tout
s'arrangerait math‚matiquement! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne
sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr.
Fogg, ses grands yeux "limpides comme les lacs sacr‚s de
l'Himalaya"! Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonn‚ que jamais,
ne semblait point homme … se jeter dans ce lac.

Cette premiŠre partie de la travers‚e du _Rangoon_ s'accomplit
dans des conditions excellentes. Le temps ‚tait maniable.
Toute cette portion de l'immense baie que les marins appellent
les "brasses du Bengale" se montra favorable … la marche du
paquebot. Le _Rangoon_ eut bient“t connaissance du
Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque
montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds,
signale de fort loin aux navigateurs.

La c“te fut prolong‚e d'assez prŠs. Les sauvages Papouas de
l'Œle ne se montrŠrent point. Ce sont des ˆtres plac‚s au
dernier degr‚ de l'‚chelle humaine, mais dont on fait … tort des
anthropophages.

Le d‚veloppement panoramique de ces Œles ‚tait superbe.
D'immenses forˆts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de
muscadiers, de tecks, de gigantesques mimos‚es, de fougŠres
arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arriŠre
se profilait l'‚l‚gante silhouette des montagnes. Sur la c“te
pullulaient par milliers ces pr‚cieuses salanganes, dont les
nids comestibles forment un mets recherch‚ dans le C‚leste
Empire. Mais tout ce spectacle vari‚, offert aux regards par le
groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina
rapidement vers le d‚troit de Malacca, qui devait lui donner
accŠs dans les mers de la Chine.

Que faisait pendant cette travers‚e l'inspecteur Fix, si
malencontreusement entraŒn‚ dans un voyage de circumnavigation ?
Au d‚part de Calcutta, aprŠs avoir laiss‚ des instructions pour
que le mandat, s'il arrivait enfin, lui f–t adress‚ … Hong-Kong,
il avait pu s'embarquer … bord du _Rangoon_ sans avoir ‚t‚
aper‡u de Passepartout, et il esp‚rait bien dissimuler sa
pr‚sence jusqu'… l'arriv‚e du paquebot. En effet, il lui e–t
‚t‚ difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait … bord, sans
‚veiller les soup‡ons de Passepartout, qui devait le croire …
Bombay. Mais il fut amen‚ … renouer connaissance avec l'honnˆte
gar‡on par la logique mˆme des circonstances.

Comment? On va le voir.

Toutes les esp‚rances, tous les d‚sirs de l'inspecteur de
police, ‚taient maintenant concentr‚s sur un unique point du
monde, Hong-Kong, car le paquebot s'arrˆtait trop peu de temps …
Singapore pour qu'il p–t op‚rer en cette ville. C'‚tait donc …
Hong-Kong que l'arrestation du voleur devait se faire, ou le
voleur lui ‚chappait, pour ainsi dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong ‚tait encore une terre anglaise, mais la
derniŠre qui se rencontrƒt sur le parcours. Au-del…, la Chine,
le Japon, l'Am‚rique offraient un refuge … peu prŠs assur‚ au
sieur Fogg. A Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat
d'arrestation qui courait ‚videmment aprŠs lui, Fix arrˆtait
Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle
difficult‚. Mais aprŠs Hong-Kong, un simple mandat
d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte
d'extradition. De l… retards, lenteurs, obstacles de toute
nature, dont le coquin profiterait pour ‚chapper d‚finitivement.
Si l'op‚ration manquait … Hong-Kong, il serait, sinon
impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec
quelque chance de succŠs.

"Donc," se r‚p‚tait Fix pendant ces longues heures qu'il passait
dans sa cabine, donc, ou le mandat sera … Hong-Kong, et j'arrˆte
mon homme, ou il n'y sera pas, et cette fois il faut … tout prix
que je retarde son d‚part ! J'ai ‚chou‚ … Bombay, j'ai ‚chou‚ …
Calcutta! Si je manque mon coup … Hong-Kong, je suis perdu de
r‚putation ! Co–te que co–te, il faut r‚ussir. Mais quel moyen
employer pour retarder, si cela est n‚cessaire, le d‚part de ce
maudit Fogg?"

En dernier ressort, Fix ‚tait bien d‚cid‚ … tout avouer …
Passepartout, … lui faire connaŒtre ce maŒtre qu'il servait et
dont il n'‚tait certainement pas le complice. Passepartout,
‚clair‚ par cette r‚v‚lation, devant craindre d'ˆtre compromis,
se rangerait sans doute … lui, Fix. Mais enfin c'‚tait un moyen
hasardeux, qui ne pouvait ˆtre employ‚ qu'… d‚faut de tout
autre. Un mot de Passepartout … son maŒtre e–t suffi …
compromettre irr‚vocablement l'affaire.

L'inspecteur de police ‚tait donc extrˆmement embarrass‚, quand
la pr‚sence de Mrs. Aouda … bord du _Rangoon_, en compagnie de
Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle ‚tait cette femme? Quel concours de circonstances en
avait fait la compagne de Fogg? C'‚tait ‚videmment entre Bombay
et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point
de la p‚ninsule? Etait-ce le hasard qui avait r‚uni Phileas
Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage … travers l'Inde, au
contraire, n'avait-il pas ‚t‚ entrepris par ce gentleman dans le
but de rejoindre cette charmante personne? car elle ‚tait
charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du
tribunal de Calcutta.

On comprend … quel point l'agent devait ˆtre intrigu‚. Il se
demanda s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel
enlŠvement. Oui! cela devait ˆtre! Cette id‚e s'incrusta dans
le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait
tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme f–t mari‚e
ou non, il y avait enlŠvement, et il ‚tait possible, …
Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il ne
p–t s'en tirer … prix d'argent.

Mais il ne fallait pas attendre l'arriv‚e du _Rangoon_ …
Hong-Kong. Ce Fogg avait la d‚testable habitude de sauter d'un
bateau dans un autre, et, avant que l'affaire f–t entam‚e, il
pouvait ˆtre d‚j… loin.

L'important ‚tait donc de pr‚venir les autorit‚s anglaises et de
signaler le passage du _Rangoon_ avant son d‚barquement. Or,
rien n'‚tait plus facile, puisque le paquebot faisait escale …
Singapore, et que Singapore est reli‚e … la c“te chinoise par un
fil t‚l‚graphique.

Toutefois, avant d'agir et pour op‚rer plus s–rement, Fix
r‚solut d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'‚tait pas
trŠs difficile de faire parler ce gar‡on, et il se d‚cida …
rompre l'incognito qu'il avait gard‚ jusqu'alors. Or, il n'y
avait pas de temps … perdre. On ‚tait au 30 octobre, et le
lendemain mˆme le _Rangoon_ devait relƒcher … Singapore.

Donc, ce jour-l…, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont,
dans l'intention d'aborder Passepartout "le premier" avec les
marques de la plus extrˆme surprise. Passepartout se promenait
… l'avant, quand l'inspecteur se pr‚cipita vers lui, s'‚criant:

"Vous, sur le _Rangoon_!"

"Monsieur Fix … bord!" r‚pondit Passepartout, absolument
surpris, en reconnaissant son compagnon de travers‚e du
_Mongolia_. Quoi! je vous laisse … Bombay, et je vous retrouve
sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi,
le tour du monde?"

"Non, non," r‚pondit Fix, "et je compte m'arrˆter … Hong-Kong,
au moins quelques jours."

"Ah!" dit Passepartout, qui parut un instant ‚tonn‚. "Mais
comment ne vous ai-je pas aper‡u … bord depuis notre d‚part de
Calcutta?"

"Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis rest‚
couch‚ dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me r‚ussit pas
aussi bien que l'oc‚an Indien. Et votre maŒtre, Mr. Phileas
Fogg?"

"En parfaite sant‚, et aussi ponctuel que son itin‚raire! Pas
un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela,
vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

"Une jeune dame?" r‚pondit l'agent, qui avait parfaitement
l'air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait
dire.

Mais Passepartout l'eut bient“t mis au courant de son histoire.
Il raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de
l'‚l‚phant au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty,
l'enlŠvement d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta,
la libert‚ sous caution. Fix, qui connaissait la derniŠre
partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et
Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures
devant un auditeur qui lui marquait tant d'int‚rˆt.

"Mais, en fin de compte," demanda Fix, est-ce que votre maŒtre a
l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe?"

"Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la
remettre aux soins de l'un de ses parents, riche n‚gociant de
Hong-Kong."

"Rien … faire!" se dit le d‚tective en dissimulant son
d‚sappointement. "Un verre de gin, monsieur Passepartout?"

"Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions
… notre rencontre … bord du _Rangoon_!"



XVII


OU IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE
DE SINGAPORE A HONG-KONG


Depuis ce jour, Passepartout et le d‚tective se rencontrŠrent
fr‚quemment, mais l'agent se tint dans une extrˆme r‚serve
vis-…-vis de son compagnon, et il n'essaya point de le faire
parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui
restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu'il
tŒnt compagnie … Mrs. Aouda, soit qu'il jouƒt au whist, suivant
son invariable habitude.

Quant … Passepartout, il s'‚tait pris trŠs s‚rieusement … ‚diter
sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur
la route de son maŒtre. Et, en effet, on e–t ‚t‚ ‚tonn‚ …
moins. Ce gentleman, trŠs aimable, trŠs complaisant … coup s–r,
que l'on rencontre d'abord … Suez, qui s'embarque sur le
_Mongolia_, qui d‚barque … Bombay, o— il dit devoir s‚journer,
que l'on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour
Hong-Kong, en un mot, suivant pas … pas l'itin‚raire de Mr.
Fogg, cela valait la peine qu'on y r‚fl‚chŒt. Il y avait l… une
concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix?
Passepartout ‚tait prˆt a parier ses babouches -- il les avait
pr‚cieusement conserv‚es -- que le Fix quitterait Hong-Kong en
mˆme temps qu'eux, et probablement sur le mˆme paquebot.

Passepartout e–t r‚fl‚chi pendant un siŠcle, qu'il n'aurait
jamais devin‚ de quelle mission l'agent avait ‚t‚ charg‚.
Jamais il n'e–t imagin‚ que Phileas Fogg f–t "fil‚", … la fa‡on
d'un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans
la nature humaine de donner une explication … toute chose, voici
comment Passepartout, soudainement illumin‚, interpr‚ta la
pr‚sence permanente de Fix, et, vraiment, son interpr‚tation
‚tait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'‚tait et ne
pouvait ˆtre qu'un agent lanc‚ sur les traces de Mr. Fogg par
ses collŠgues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage
s'accomplissait r‚guliŠrement autour du monde, suivant
l'itin‚raire convenu.

"C'est ‚vident! c'est ‚vident!" se r‚p‚tait l'honnˆte gar‡on,
tout fier de sa perspicacit‚. C'est un espion que ces gentlemen
ont mis … nos trousses! Voil… qui n'est pas digne! Mr. Fogg si
probe, si honorable! Le faire ‚pier par un agent! Ah!
messieurs du Reform-Club, cela vous co–tera cher!"

Passepartout, enchant‚ de sa d‚couverte, r‚solut cependant de
n'en rien dire … son maŒtre, craignant que celui-ci ne f–t
justement bless‚ de cette d‚fiance que lui montraient ses
adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix …
l'occasion, … mots couverts et sans se compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l'aprŠs-midi, le _Rangoon_
embouquait le d‚troit de Malacca, qui s‚pare la presqu'Œle de ce
nom des terres de Sumatra. Des Œlots montagneux trŠs escarp‚s,
trŠs pittoresques d‚robaient aux passagers la vue de la grande
Œle.

Le lendemain, … quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant
gagn‚ une demi-journ‚e sur sa travers‚e r‚glementaire, relƒchait
… Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance … la colonne des gains, et,
cette fois, il descendit … terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui
avait manifest‚ le d‚sir de se promener pendant quelques heures.

Fix, … qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit
sans se laisser apercevoir. Quant … Passepartout, qui riait _in
petto_ … voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes
ordinaires.

L'Œle de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les
montagnes, c'est-…-dire les profils, lui manquent. Toutefois,
elle est charmante dans sa maigreur. C'est un parc coup‚ de
belles routes. Un joli ‚quipage, attel‚ de ces chevaux ‚l‚gants
qui ont ‚t‚ import‚s de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs.
Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers …
l'‚clatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont
form‚s du bouton mˆme de la fleur entrouverte. L…, les buissons
de poivriers rempla‡aient les haies ‚pineuses des campagnes
europ‚ennes ; des sagoutiers, de grandes fougŠres avec leur
ramure superbe, variaient l'aspect de cette r‚gion tropicale;
des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum
p‚n‚trant. Les singes, bandes alertes et grima‡antes, ne
manquaient pas dans les bois, ni peut-ˆtre les tigres dans les
jungles. A qui s'‚tonnerait d'apprendre que dans cette Œle, si
petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas
d‚truits jusqu'au dernier, on r‚pondra qu'ils viennent de
Malacca, en traversant le d‚troit … la nage.

AprŠs avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda
et son compagnon -- qui regardait un peu sans voir -- rentrŠrent
dans la ville, vaste agglom‚ration de maisons lourdes et
‚cras‚es, qu'entourent de charmants jardins o— poussent des
mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.

A dix heures, ils revenaient au paquebot, aprŠs avoir ‚t‚
suivis, sans s'en douter, par l'inspecteur, qui avait d– lui
aussi se mettre en frais d'‚quipage.

Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave
gar‡on avait achet‚ quelques douzaines de mangoustes, grosses
comme des pommes moyennes, d'un brun fonc‚ au-dehors, d'un rouge
‚clatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les
lŠvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille.
Passepartout fut trop heureux de les offrir … Mrs. Aouda, qui le
remercia avec beaucoup de grƒce.

A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon,
larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les
passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont
les forˆts abritent les plus beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ s‚parent Singapore de l'Œle de
Hong-Kong, petit territoire anglais d‚tach‚ de la c“te chinoise.
Phileas Fogg avait int‚rˆt … les franchir en six jours au plus,
afin de prendre … Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6
novembre pour Yokohama, l'un des principaux ports du Japon.

Le _Rangoon_ ‚tait fort charg‚. De nombreux passagers s'‚taient
embarqu‚s … Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois,
des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les
secondes places.

Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier
quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla
quelquefois en grande brise, mais trŠs heureusement de la partie
du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il
‚tait maniable, le capitaine faisait ‚tablir la voilure. Le
_Rangoon_, gr‚‚ en brick, navigua souvent avec ses deux huniers
et sa misaine, et sa rapidit‚ s'accrut sous la double action de
la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une
lame courte et parfois trŠs fatigante, les c“tes d'Annam et de
Cochinchine.

Mais la faute en ‚tait plut“t au _Rangoon_ qu'… la mer, et c'est
… ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades,
durent s'en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie p‚ninsulaire, qui font le
service des mers de Chine, ont un s‚rieux d‚faut de
construction. Le rapport de leur tirant d'eau en charge avec
leur creux a ‚t‚ mal calcul‚, et, par suite, ils n'offrent
qu'une faible r‚sistance … la mer. Leur volume, clos,
imp‚n‚trable … l'eau, est insuffisant. Ils sont "noy‚s", pour
employer l'expression maritime, et, en cons‚quence de cette
disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jet‚s …
bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc trŠs
inf‚rieurs -- sinon par le moteur et l'appareil ‚vaporatoire, du
moins par la construction, -- aux types des Messageries
fran‡aises, tels que l'_Imp‚ratrice_ et le _Cambodge_. Tandis
que, suivant les calculs des ing‚nieurs, ceux-ci peuvent
embarquer un poids d'eau ‚gal … leur propre poids avant de
sombrer, les bateaux de la Compagnie p‚ninsulaire, le
_Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas
embarquer le sixiŠme de leur poids sans couler par le fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes
pr‚cautions. Il fallait quelquefois mettre … la cape sous
petite vapeur. C'‚tait une perte de temps qui ne paraissait
affecter Phileas Fogg en aucune fa‡on, mais dont Passepartout se
montrait extrˆmement irrit‚. Il accusait alors le capitaine, le
m‚canicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se
mˆlent de transporter des voyageurs. Peut-ˆtre aussi la pens‚e
de ce bec de gaz qui continuait de br–ler … son compte dans la
maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son
impatience.

"Mais vous ˆtes donc bien press‚ d'arriver … Hong-Kong?" lui
demanda un jour le d‚tective.

"TrŠs press‚!" r‚pondit Passepartout.

"Vous pensez que Mr. Fogg a hƒte de prendre le paquebot de
Yokohama?"

"Une hƒte effroyable."

"Vous croyez donc maintenant … ce singulier voyage autour du
monde?"

"Absolument. Et vous, monsieur Fix?"

"Moi? je n'y crois pas!"

"Farceur!" r‚pondit Passepartout en clignant de l'oeil.

Ce mot laissa l'agent rˆveur. Ce qualificatif l'inqui‚ta, sans
qu'il s–t trop pourquoi. Le Fran‡ais l'avait-il devin‚ ? Il ne
savait trop que penser. Mais sa qualit‚ de d‚tective, dont seul
il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la
reconnaŒtre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout
avait certainement eu une arriŠre-pens‚e.

Il arriva mˆme que le brave gar‡on alla plus loin, un autre
jour, mais c'‚tait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa
langue.

"Voyons, monsieur Fix," demanda-t-il … son compagnon d'un ton
malicieux, est-ce que, une fois arriv‚s … Hong-Kong, nous aurons
le malheur de vous y laisser?"

"Mais," r‚pondit Fix assez embarrass‚, je ne sais!...Peut-ˆtre
que..."

"Ah!" dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un
bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie
p‚ninsulaire ne saurait s'arrˆter en route! Vous n'alliez qu'…
Bombay, et vous voici bient“t en Chine! L'Am‚rique n'est pas
loin, et de l'Am‚rique … l'Europe il n'y a qu'un pas!"

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait
la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire
avec lui. Mais celui-ci, qui ‚tait en veine, lui demanda "si ‡a
lui rapportait beaucoup, ce m‚tier-l…?"

"Oui et non," r‚pondit Fix sans sourciller. "Il y a de bonnes
et de mauvaises affaires. "Mais vous comprenez bien que je ne
voyage pas … mes frais!"

"Oh! pour cela, j'en suis s–r!" s'‚cria Passepartout, riant de
plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit …
r‚fl‚chir. Il ‚tait ‚videmment devin‚. D'une fa‡on ou d'une
autre, le Fran‡ais avait reconnu sa qualit‚ de d‚tective. Mais
avait-il pr‚venu son maŒtre ? Quel r“le jouait-il dans tout
ceci? Etait-il complice ou non ? L'affaire ‚tait-elle ‚vent‚e,
et par cons‚quent manqu‚e ? L'agent passa l… quelques heures
difficiles, tant“t croyant tout perdu, tant“t esp‚rant que Fogg
ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se r‚tablit dans son cerveau, et il r‚solut
d'agir franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas
dans les conditions voulues pour arrˆter Fogg … Hong-Kong, et si
Fogg se pr‚parait … quitter d‚finitivement cette fois le
territoire anglais, lui, Fix, dirait tout … Passepartout. Ou le
domestique ‚tait le complice de son maŒtre -- et celui-ci savait
tout, et dans ce cas l'affaire ‚tait d‚finitivement compromise
-- ou le domestique n'‚tait pour rien dans le vol, et alors son
int‚rˆt serait d'abandonner le voleur.

Telle ‚tait donc la situation respective de ces deux hommes, et
au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse
indiff‚rence. Il accomplissait rationnellement son orbite
autour du monde, sans s'inqui‚ter des ast‚ro‹des qui gravitaient
autour de lui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait -- suivant
l'expression des astronomes -- un astre troublant qui aurait d–
produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman.
Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n'agissait point, … la grande
surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles
existaient, eussent ‚t‚ plus difficiles … calculer que celles
d'Uranus qui l'ont amen‚ la d‚couverte de Neptune.

Oui! c'‚tait un ‚tonnement de tous les jours pour Passepartout,
qui lisait tant de reconnaissance envers son maŒtre dans les
yeux de la jeune femme! D‚cid‚ment Phileas Fogg n'avait de
coeur que ce qu'il en fallait pour se conduire h‚ro‹quement,
mais amoureusement, non! Quant aux pr‚occupations que les
chances de ce voyage pouvaient faire naŒtre en lui, il n'y en
avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des
transes continuelles. Un jour, appuy‚ sur la rambarde de
l'"engine-room", il regardait la puissante machine qui
s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage,
l'h‚lice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par
les soupapes, ce qui provoqua la colŠre du digne gar‡on.

"Elles ne sont pas assez charg‚es, ces soupapes!" s'‚cria-t-il.
"On ne marche pas! Voil… bien ces Anglais! Ah! si c'‚tait un
navire am‚ricain, on sauterait peut-ˆtre, mais on irait plus
vite!"



XVIII


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE,
VA A SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la travers‚e, le temps fut assez
mauvais. Le vent devint trŠs fort. Fix‚ dans la partie du
nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_,
trop instable, roula consid‚rablement, et les passagers furent
en droit de garder rancune … ces longues lames affadissantes que
le vent soulevait du large.

Pendant les journ‚es du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de
tempˆte. La bourrasque battit la mer avec v‚h‚mence. Le
_Rangoon_ dut mettre … la cape pendant un demi-jour, se
maintenant avec dix tours d'h‚lice seulement, de maniŠre …
biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient ‚t‚ serr‚es,
et c'‚tait encore trop de ces agrŠs qui sifflaient au milieu des
rafales.

La vitesse du paquebot, on le con‡oit, fut notablement diminu‚e,
et l'on put estimer qu'il arriverait … Hong-Kong avec vingt
heures de retard sur l'heure r‚glementaire, et plus mˆme, si la
tempˆte ne cessait pas.

Phileas Fogg assistait … ce spectacle d'une mer furieuse, qui
semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle
impassibilit‚. Son front ne s'assombrit pas un instant, et,
cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son
voyage en lui faisant manquer le d‚part du paquebot de Yokohama.
Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui.
Il semblait vraiment que cette tempˆte rentrƒt dans son
programme, qu'elle f–t pr‚vue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec
son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par
le pass‚.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du mˆme oeil. Bien au
contraire. Cette tempˆte lui plaisait. Sa satisfaction aurait
mˆme ‚t‚ sans bornes, si le _Rangoon_ e–t ‚t‚ oblig‚ de fuir
devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils
obligeraient le sieur Fogg … rester quelques jours … Hong-Kong.
Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait
dans son jeu. Il ‚tait bien un peu malade, mais qu'importe! Il
ne comptait pas ses naus‚es, et, quand son corps se tordait sous
le mal de mer, son esprit s'‚baudissait d'une immense
satisfaction.

Quant … Passepartout, on devine dans quelle colŠre peu
dissimul‚e il passa ce temps d'‚preuve. Jusqu'alors tout avait
si bien march‚! La terre et l'eau semblaient ˆtre … la d‚votion
de son maŒtre. Steamers et railways lui ob‚issaient. Le vent
et la vapeur s'unissaient pour favoriser son voyage. L'heure
des m‚comptes avait-elle donc enfin sonn‚? Passepartout, comme
si les vingt mille livres du pari eussent d– sortir de sa
bourse, ne vivait plus. Cette tempˆte l'exasp‚rait, cette
rafale le mettait en fureur, et il e–t volontiers fouett‚ cette
mer d‚sob‚issante! Pauvre gar‡on! Fix lui cacha soigneusement
sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout
e–t devin‚ le secret contentement de Fix, Fix e–t pass‚ un
mauvais quart d'heure.

Passepartout, pendant toute la dur‚e de la bourrasque, demeura
sur le pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas; il
grimpait dans la mƒture; il ‚tonnait l'‚quipage et aidait … tout
avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le
capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient
s'empˆcher de rire en voyant un gar‡on si d‚contenanc‚.
Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait
la tempˆte. On le renvoyait alors au baromŠtre, qui ne se
d‚cidait pas … remonter. Passepartout secouait le baromŠtre,
mais rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il
accablait l'irresponsable instrument.

Enfin la tourmente s'apaisa. L'‚tat de la mer se modifia dans
la journ‚e du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le
sud et redevint favorable.

Passepartout se rass‚r‚na avec le temps. Les huniers et les
basses voiles purent ˆtre ‚tablis, et le _Rangoon_ reprit sa
route avec une merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait
bien en prendre son parti, et la terre ne fut signal‚e que le 6,
… cinq heures du matin. L'itin‚raire de Phileas Fogg portait
l'arriv‚e du paquebot au 5. Or, il n'arrivait que le 6.
C'‚tait donc vingt-quatre heures de retard, et le d‚part pour
Yokohama serait n‚cessairement manqu‚. A six heures, le pilote
monta … bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin
de diriger le navire … travers les passes jusqu'au port de
Hong-Kong.

Passepartout mourait du d‚sir d'interroger cet homme, de lui
demander si le paquebot de Yokohama avait quitt‚ Hong-Kong.
Mais il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir
jusqu'au dernier instant. Il avait confi‚ ses inqui‚tudes …
Fix, qui -- le fin renard -- essayait de le consoler, en lui
disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain
paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colŠre bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas … interroger le pilote,
Mr. Fogg, aprŠs avoir consult‚ son Bradshaw, demanda de son air
tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau
de Hong-Kong pour Yokohama.

"Demain, … la mar‚e du matin," r‚pondit le pilote.

"Ah!" fit Mr. Fogg, sans manifester aucun ‚tonnement.

Passepartout, qui ‚tait pr‚sent, e–t volontiers embrass‚ le
pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

"Quel est le nom de ce steamer?" demanda Mr. Fogg.

"Le _Carnatic_," r‚pondit le pilote.

"N'‚tait-ce pas hier qu'il devait partir?"

"Oui, monsieur, mais on a d– r‚parer une de ses chaudiŠres, et
son d‚part a ‚t‚ remis … demain."

"Je vous remercie", r‚pondit Mr. Fogg, qui de son pas
automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant … Passepartout, il saisit la main du pilote et l'‚treignit
vigoureusement en disant:

"Vous, pilote, vous ˆtes un brave homme!"

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses r‚ponses lui
valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il
remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de
cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pˆcheurs, de
navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de
Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ ‚tait … quai, et les passagers
d‚barquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singuliŠrement servi
Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette n‚cessit‚ de
r‚parer ses chaudiŠres, le _Carnatic_ f–t parti … la date du 5
novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient d– attendre
pendant huit jours le d‚part du paquebot suivant. Mr. Fogg, il
est vrai, ‚tait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard
ne pouvait avoir de cons‚quences fƒcheuses pour le reste du
voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama … San Francisco la
travers‚e du Pacifique ‚tait en correspondance directe avec le
paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que
celui-ci f–t arriv‚.

Evidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard … Yokohama,
mais, pendant les vingt-deux jours que dure la travers‚e du
Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se
trouvait donc, … vingt-quatre heures prŠs, dans les conditions
de son programme, trente-cinq jours aprŠs avoir quitt‚ Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin … cinq
heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de
ses affaires, c'est-…-dire de celles qui concernaient Mrs.
Aouda. Au d‚barqu‚ du bateau, il offrit son bras … la jeune
femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux
porteurs de lui indiquer un h“tel, et ceux-ci lui d‚signŠrent
l'_H“tel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de
Passepartout, et vingt minutes aprŠs il arrivait … destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg
veilla … ce qu'elle ne manquƒt de rien. Puis il dit … Mrs.
Aouda qu'il allait imm‚diatement se mettre … la recherche de ce
parent aux soins duquel il devait la laisser … Hong-Kong. En
mˆme temps il donnait … Passepartout l'ordre de demeurer …
l'h“tel jusqu'… son retour, afin que la jeune femme n'y restƒt
pas seule.

Le gentleman se fit conduire … la Bourse. L…, on connaŒtrait
immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui
comptait parmi les plus riches commer‡ants de la ville.

Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le
n‚gociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait
plus la Chine. Sa fortune faite, il s'‚tait ‚tabli en Europe --
en Hollande, croyait-on --, ce qui s'expliquait par suite de
nombreuses relations qu'il avait eues avec ce pays pendant son
existence commerciale.

Phileas Fogg revint … l'_H“tel du Club_. Aussit“t il fit
demander … Mrs. Aouda la permission de se pr‚senter devant elle,
et, sans autre pr‚ambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh
ne r‚sidait plus … Hong-Kong, et qu'il habitait
vraisemblablement la Hollande.

A cela, Mrs. Aouda ne r‚pondit rien d'abord. Elle passa sa main
sur son front, et resta quelques instants … r‚fl‚chir. Puis, de
sa douce voix:

"Que dois-je faire, monsieur Fogg?" dit-elle.

"C'est trŠs simple," r‚pondit le gentleman. "Revenir en
Europe."

"Mais je ne puis abuser..."

"Vous n'abusez pas, et votre pr‚sence ne gˆne en rien mon
programme...Passepartout?"

"Monsieur?" r‚pondit Passepartout.

"Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines."

Passepartout, enchant‚ de continuer son voyage dans la compagnie
de la jeune femme, qui ‚tait fort gracieuse pour lui, quitta
aussit“t l'_H“tel du Club_.



XIX


OU PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE
QUI S'ENSUIT

Hong-Kong n'est qu'un Œlot, dont le trait‚ de Nanking, aprŠs la
guerre de 1842, assura la possession … l'Angleterre. En
quelques ann‚es, le g‚nie colonisateur de la Grande-Bretagne y
avait fond‚ une ville importante et cr‚‚ un port, le port
Victoria. Cette Œle est situ‚e … l'embouchure de la riviŠre de
Canton, et soixante milles seulement la s‚parent de la cit‚
portugaise de Macao, bƒtie sur l'autre rive. Hong-Kong devait
n‚cessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et
maintenant la plus grande partie du transit chinois s'opŠre par
la ville anglaise. Des docks, des h“pitaux, des wharfs, des
entrep“ts, une cath‚drale gothique, un "government-house", des
rues macadamis‚es, tout ferait croire qu'une des cit‚s
commer‡antes des comt‚s de Kent ou de Surrey, traversant le
sph‚ro‹de terrestre, est venue ressortir en ce point de la
Chine, presque … ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le
port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes … voile,
encore en faveur dans le C‚leste Empire, et toute cette foule de
Chinois, de Japonais et d'Europ‚ens, qui se pressait dans les
rues. A peu de choses prŠs, c'‚tait encore Bombay, Calcutta ou
Singapore, que le digne gar‡on retrouvait sur son parcours. Il
y a ainsi comme une traŒn‚e de villes anglaises tout autour du
monde.

Passepartout arriva au port Victoria. L…, … l'embouchure de la
riviŠre de Canton, c'‚tait un fourmillement de navires de toutes
nations, des anglais, des fran‡ais, des am‚ricains, des
hollandais, bƒtiments de guerre et de commerce, des embarcations
japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas,
et mˆme des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres
flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua
un certain nombre d'indigŠnes vˆtus de jaune, tous trŠs avanc‚s
en ƒge. Etant entr‚ chez un barbier chinois pour se faire raser
"… la chinoise", il apprit par le Figaro de l'endroit, qui
parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous
quatre-vingts ans au moins, et qu'… cet ƒge ils avaient le
privilŠge de porter la couleur jaune, qui est la couleur
imp‚riale. Passepartout trouva cela fort dr“le, sans trop
savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du
_Carnatic_, et l… il aper‡ut Fix qui se promenait de long en
large, ce dont il ne fut point ‚tonn‚. Mais l'inspecteur de
police laissait voir sur son visage les marques d'un vif
d‚sappointement.

"Bon!" se dit Passepartout, "cela va mal pour les gentlemen du
Reform-Club!"

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir
remarquer l'air vex‚ de son compagnon.

Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre
l'infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il ‚tait
‚vident que le mandat courait aprŠs lui, et ne pourrait
l'atteindre que s'il s‚journait quelques jours en cette ville.
Or, Hong-Kong ‚tant la derniŠre terre anglaise du parcours, le
sieur Fogg allait lui ‚chapper d‚finitivement, s'il ne parvenait
pas … l'y retenir.

"Eh bien, monsieur Fix, ˆtes-vous d‚cid‚ … venir avec nous
jusqu'en Am‚rique?" demanda Passepartout.

"Oui," r‚pondit Fix les dents serr‚es.

"Allons donc! s'‚cria Passepartout en faisant entendre un
retentissant ‚clat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez
pas vous s‚parer de nous. Venez retenir votre place, venez!"
Et tous deux entrŠrent au bureau des transports maritimes et
arrˆtŠrent des cabines pour quatre personnes. Mais l'employ‚
leur fit observer que les r‚parations du _Carnatic_ ‚tant
termin‚es, le paquebot partirait le soir mˆme … huit heures, et
non le lendemain matin, comme il avait ‚t‚ annonc‚.

"TrŠs bien!" r‚pondit Passepartout, "cela arrangera mon maŒtre.
Je vais le pr‚venir."

A ce moment, Fix prit un parti extrˆme. Il r‚solut de tout dire
… Passepartout. C'‚tait le seul moyen peut-ˆtre qu'il e–t de
retenir Phileas Fogg pendant quelques jours … Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit … son compagnon de se
rafraŒchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il
accepta l'invitation de Fix.

Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect
engageant. Tous deux y entrŠrent. C'‚tait une vaste salle bien
d‚cor‚e, au fond de laquelle s'‚tendait un lit de camp, garni de
coussins. Sur ce lit ‚taient rang‚s un certain nombre de
dormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle
de petites tables en jonc tress‚. Quelques uns vidaient des
pintes de biŠre anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de
liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart
fumaient de longues pipes de terre rouge, bourr‚es de petites
boulettes d'opium m‚lang‚ d'essence de rose. Puis, de temps en
temps, quelque fumeur ‚nerv‚ glissait sous la table, et les
gar‡ons de l'‚tablissement, le prenant par les pieds et par la
tˆte, le portaient sur le lit de camp prŠs d'un confrŠre. Une
vingtaine de ces ivrognes ‚taient ainsi rang‚s c“te … c“te, dans
le dernier degr‚ d'abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu'ils ‚taient entr‚s dans une
tabagie hant‚e de ces mis‚rables, h‚b‚t‚s, amaigris, idiots,
auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux
cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui
s'appelle l'opium! Tristes millions que ceux-l…, pr‚lev‚s sur
un des plus funestes vices de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essay‚ de rem‚dier … un tel abus
par des lois s‚vŠres, mais en vain. De la classe riche, …
laquelle l'usage de l'opium ‚tait d'abord formellement r‚serv‚,
cet usage descendit jusqu'aux classes inf‚rieures, et les
ravages ne purent plus ˆtre arrˆt‚s. On fume l'opium partout et
toujours dans l'empire du Milieu. Hommes et femmes s'adonnent …
cette passion d‚plorable, et lorsqu'ils sont accoutum‚s … cette
inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, … moins d'‚prouver
d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur peut
fumer jusqu'… huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.

Or, c'‚tait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui
pullulent, mˆme … Hong-Kong, que Fix et Passepartout ‚taient
entr‚s avec l'intention de se rafraŒchir. Passepartout n'avait
pas d'argent, mais il accepta volontiers la " politesse" de son
compagnon, quitte … la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Fran‡ais fit
largement honneur, tandis que Fix, plus r‚serv‚, observait son
compagnon avec une extrˆme attention. On causa de choses et
d'autres, et surtout de cette excellente id‚e qu'avait eue Fix
de prendre passage sur le _Carnatic_. Et … propos de ce
steamer, dont le d‚part se trouvait avanc‚ de quelques heures,
Passepartout, les bouteilles ‚tant vides, se leva, afin d'aller
pr‚venir son maŒtre.

Fix le retint.

"Un instant," dit-il.

"Que voulez-vous, monsieur Fix?"

"J'ai … vous parler de choses s‚rieuses."

"De choses s‚rieuses!" s'‚cria Passepartout en vidant quelques
gouttes de vin rest‚es au fond au son verre. Eh bien, nous en
parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui."

"Restez," r‚pondit Fix. "Il s'agit de votre maŒtre!"

Passepartout, … ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.

L'expression du visage de Fix lui parut singuliŠre. Il se
rassit.

"Qu'est-ce donc que vous avez … me dire?" demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la
voix :

"Vous avez devin‚ qui j'‚tais?" lui demanda-t-il.

"Parbleu!" dit Passepartout en souriant.

"Alors je vais tout vous avouer..."

"Maintenant que je sais tout, mon compŠre! Ah! voil… qui n'est
pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi
vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien
inutilement!"

"Inutilement!" dit Fix. "Vous en parlez … votre aise! On voit
bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme!"

"Mais si, je la connais," r‚pondit Passepartout. "Vingt mille
livres!"

"Cinquante-cinq mille!" reprit Fix, en serrant la main du
Fran‡ais.

"Quoi!" s'‚cria Passepartout, "Mr. Fogg aurait os‚!...
Cinquante-cinq mille livres!...Eh bien! raison de plus pour ne
pas perdre un instant," ajouta-t-il en se levant de nouveau.

"Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui for‡a
Passepartout … se rasseoir, aprŠs avoir fait apporter un flacon
de brandy, -- et si je r‚ussis, je gagne une prime de deux mille
livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) … la condition de
m'aider?"

"Vous aider?" s'‚cria Passepartout, dont les yeux ‚taient
d‚mesur‚ment ouverts.

"Oui, m'aider … retenir le sieur Fogg pendant quelques jours …
Hong-Kong!"

"Hein!" fit Passepartout, "que dites-vous l…? Comment! non
content de faire suivre mon maŒtre, de suspecter sa loyaut‚, ces
gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J'en suis
honteux pour eux!"

"Ah ‡…! que voulez-vous dire?" demanda Fix.

"Je veux dire que c'est de la pure ind‚licatesse. Autant
d‚pouiller Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche!"

"Eh! c'est bien … cela que nous comptons arriver!"

"Mais c'est un guet-apens!" s'‚cria Passepartout, -- qui
s'animait alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix,
et qu'il buvait sans s'en apercevoir, -- un guet-apens
v‚ritable! Des gentlemen! des collŠgues!"

Fix commen‡ait … ne plus comprendre.

"Des collŠgues!" s'‚cria Passepartout, "des membres du
Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon maŒtre est un
honnˆte homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement
qu'il pr‚tend le gagner."

"Mais qui croyez-vous donc que je sois?" demanda Fix, en fixant
son regard sur Passepartout.

"Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de
contr“ler l'itin‚raire de mon maŒtre, ce qui est singuliŠrement
humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps d‚j…, j'aie
devin‚ votre qualit‚, je me suis bien gard‚ de la r‚v‚ler … Mr.
Fogg!"

"Il ne sait rien?...." demanda vivement Fix.

"Rien", r‚pondit Passepartout en vidant encore une fois son
verre.

L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il h‚sitait
avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L'erreur de
Passepartout semblait sincŠre, mais elle rendait son projet plus
difficile. Il ‚tait ‚vident que ce gar‡on parlait avec une
absolue bonne foi, et qu'il n'‚tait point le complice de son
maŒtre, -- ce que Fix aurait pu craindre.

"Eh bien," se dit-il, "puisqu'il n'est pas son complice, il
m'aidera."

Le d‚tective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs,
il n'avait plus le temps d'attendre. A tout prix, il fallait
arrˆter Fogg … Hong-Kong.

"Ecoutez," dit Fix d'une voix brŠve, "‚coutez-moi bien. Je ne
suis pas ce que vous croyez, c'est-…-dire un agent des membres
du Reform-Club..."

"Bah!" dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.

"Je suis un inspecteur de police, charg‚ d'une mission par
l'administration m‚tropolitaine..."

"Vous... inspecteur de police!..."

"Oui, et je le prouve," reprit Fix. "Voici ma commission."

Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra … son
compagnon une commission sign‚e du directeur de la police
centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir
articuler une parole.

"Le pari du sieur Fogg," reprit Fix, "n'est qu'un pr‚texte dont
vous ˆtes dupes, vous et ses collŠgues du Reform-Club, car il
avait int‚rˆt … s'assurer votre inconsciente complicit‚.

"Mais pourquoi?".... s'‚cria Passepartout.

"Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq
mille livres a ‚t‚ commis … la Banque d'Angleterre par un
individu dont le signalement a pu ˆtre relev‚. Or, voici ce
signalement, et c'est trait pour trait celui du sieur Fogg."

"Allons donc!" s'‚cria Passepartout en frappant la table de son
robuste poing. Mon maŒtre est le plus honnˆte homme du monde!"

"Qu'en savez-vous?" r‚pondit Fix. "Vous ne le connaissez mˆme
pas! Vous ˆtes entr‚ … son service le jour de son d‚part, et il
est parti pr‚cipitamment sous un pr‚texte insens‚, sans malles,
emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir
que c'est un honnˆte homme!"

"Oui! oui!" r‚p‚tait machinalement le pauvre gar‡on.

"Voulez-vous donc ˆtre arrˆt‚ comme son complice?"

Passepartout avait pris sa tˆte … deux mains. Il n'‚tait plus
reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police.
Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme
g‚n‚reux et brave! Et pourtant que de pr‚somptions relev‚es
contre lui! Passepartout essayait de repousser les soup‡ons qui
se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire … la
culpabilit‚ de son maŒtre.

"Enfin, que voulez-vous de moi?" dit-il … l'agent de police, en
se contenant par un suprˆme effort.

"Voici," r‚pondit Fix. "J'ai fil‚ le sieur Fogg jusqu'ici, mais
je n'ai pas encore re‡u le mandat d'arrestation, que j'ai
demand‚ … Londres. Il faut donc que vous m'aidiez … retenir …
Hong-Kong..."

"Moi! que je..."

"Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise
par la Banque d'Angleterre!"

"Jamais!" r‚pondit Passepartout, qui voulut se lever et
retomba, sentant sa raison et ses forces lui ‚chapper … la fois.

"Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien mˆme tout ce que
vous m'avez dit serait vrai... quand mon maŒtre serait le voleur
que vous cherchez... ce que je nie... j'ai ‚t‚.. je suis … son
service... je l'ai vu bon et g‚n‚reux... Le trahir... jamais...
non, pour tout l'or du monde... Je suis d'un village o— l'on ne
mange pas de ce pain-l…!..."

"Vous refusez?"

"Je refuse."

"Mettons que je n'ai rien dit," r‚pondit Fix, "et buvons."

"Oui, buvons"

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse.
Fix, comprenant qu'il fallait … tout prix le s‚parer de son
maŒtre, voulut l'achever. Sur la table se trouvaient quelques
pipes charg‚es d'opium. Fix en glissa une dans la main de
Passepartout, qui la prit, la porta … ses lŠvres, l'alluma,
respira quelques bouff‚es, et retomba, la tˆte alourdie sous
l'influence du narcotique.

"Enfin," dit Fix en voyant Passepartout an‚anti, "le sieur Fogg
ne sera pas pr‚venu … temps du d‚part du _Carnatic_, et s'il
part, du moins partira-t-il sans ce maudit Fran‡ais!"

Puis il sortit, aprŠs avoir pay‚ la d‚pense.



XX


DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scŠne qui allait peut-ˆtre compromettre si
gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se
promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs.
Aouda avait accept‚ son offre de la conduire jusqu'en Europe, il
avait d– songer … tous les d‚tails que comporte un aussi long
voyage. Qu'un Anglais comme lui fŒt le tour du monde un sac …
la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre
une pareille travers‚e dans ces conditions.

De l…, n‚cessit‚ d'acheter les vˆtements et objets n‚cessaires
au voyage. Mr. Fogg s'acquitta de sa tƒche avec le calme qui le
caract‚risait, et … toutes les excuses ou objections de la jeune
veuve, confuse de tant de complaisance:

"C'est dans l'int‚rˆt de mon voyage, c'est dans mon programme,"
r‚pondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrŠrent …
l'h“tel et dŒnŠrent … la table d'h“te, qui ‚tait somptueusement
servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatigu‚e, remonta dans son
appartement, aprŠs avoir "… l'anglaise" serr‚ la main de son
imperturbable sauveur.

L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soir‚e
dans la lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_.
S'il avait ‚t‚ homme … s'‚tonner de quelque chose, c'e–t ‚t‚ de
ne point voir apparaŒtre son domestique … l'heure du coucher.
Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter
Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s'en pr‚occupa pas
autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de
sonnette de Mr. Fogg.

Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son
domestique n'‚tait pas rentr‚ … l'h“tel nul n'aurait pu le dire.
Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit pr‚venir Mrs.
Aouda, et envoya chercher un palanquin.

Il ‚tait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_
devait profiter pour sortir des passes, ‚tait indiqu‚e pour neuf
heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arriv‚ … la porte de l'h“tel, Mr. Fogg
et Mrs. Aouda montŠrent dans ce confortable v‚hicule, et les
bagages suivirent derriŠre sur une brouette. Une demi-heure
plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai
d'embarquement, et l… Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ ‚tait
parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, … la fois, et le paquebot et son
domestique, en ‚tait r‚duit … se passer de l'un et de l'autre.
Mais aucune marque de d‚sappointement ne parut sur son visage,
et comme Mrs. Aouda le regardait avec inqui‚tude, il se contenta
de r‚pondre:

"C'est un incident, madame, rien de plus."

En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention
s'approcha de lui. C'‚tait l'inspecteur Fix, qui le salua et
lui dit:

"N'ˆtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du
_Rangoon_, arriv‚ hier?"

"Oui, monsieur," r‚pondit froidement Mr. Fogg, "mais je n'ai pas
l'honneur..."

"Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique."

"Savez-vous o— il est, monsieur?" demanda vivement la jeune
femme.

"Quoi!" r‚pondit Fix, feignant la surprise, "n'est-il pas avec
vous?"

"Non," r‚pondit Mrs. Aouda. "Depuis hier, il n'a pas reparu.
Se serait-il embarqu‚ sans nous … bord du _Carnatic_ ?"

"Sans vous, madame?..." r‚pondit l'agent. "Mais, excusez ma
question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?"

"Oui, monsieur."

"Moi aussi, madame, et vous me voyez trŠs d‚sappoint‚. Le
_Carnatic_, ayant termin‚ ses r‚parations, a quitt‚ Hong-Kong
douze heures plus t“t sans pr‚venir personne, et maintenant il
faudra attendre huit jours le prochain d‚part!"

En pronon‡ant ces mots: "huit jours", Fix sentait son coeur
bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours …
Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d'arrˆt.
Enfin, la chance se d‚clarait pour le repr‚sentant de la loi.

Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il re‡ut, quand il
entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:

"Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble,
dans le port de Hong-Kong."

Et Mr. Fogg, offrant son bras … Mrs. Aouda, se dirigea vers les
docks … la recherche d'un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On e–t dit qu'un fil le rattachait …
cet homme.

Toutefois, la chance sembla v‚ritablement abandonner celui
qu'elle avait si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant
trois heures, parcourut le port en tous sens, d‚cid‚, s'il le
fallait, … fr‚ter un bƒtiment pour le transporter … Yokohama;
mais il ne vit que des navires en chargement ou en d‚chargement,
et qui, par cons‚quent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit
… esp‚rer.

Cependant Mr. Fogg ne se d‚concertait pas, et il allait
continuer ses recherches, d–t-il pousser jusqu'… Macao, quand il
fut accost‚ par un marin sur l'avant-port.

"Votre Honneur cherche un bateau?" lui dit le marin en se
d‚couvrant.

"Vous avez un bateau prˆt … partir?" demanda Mr. Fogg.

"Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote nø 43, le meilleur de la
flottille."

"Il marche bien?"

"Entre huit et neuf milles, au plus prŠs. Voulez-vous le voir?"

"Oui."

"Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en
mer?"

"Non. D'un voyage."

"Un voyage?"

"Vous chargez-vous de me conduire … Yokohama?"

Le marin, … ces mots, demeura les bras ballants, les yeux
‚carquill‚s.

"Votre Honneur veut rire?" dit-il.

"Non! j'ai manqu‚ le d‚part du _Carnatic_, et il faut que je
sois le 14, au plus tard, … Yokohama, pour prendre le paquebot
de San Francisco.

"Je le regrette," r‚pondit le pilote, "mais c'est impossible."

"Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de
deux cents livres si j'arrive … temps."

"C'est s‚rieux?" demanda le pilote.

"TrŠs s‚rieux", r‚pondit Mr. Fogg.

Le pilote s'‚tait retir‚ … l'‚cart. Il regardait la mer,
‚videmment combattu entre le d‚sir de gagner une somme ‚norme et
la crainte de s'aventurer si loin. Fix ‚tait dans des transes
mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s'‚tait retourn‚ vers Mrs. Aouda.

"Vous n'aurez pas peur, madame?" lui demanda-t-il.

"Avec vous, non, monsieur Fogg", r‚pondit la jeune femme.

Le pilote s'‚tait de nouveau avanc‚ vers le gentleman, et
tournait son chapeau entre ses mains.

"Eh bien, pilote?" dit Mr. Fogg.

"Eh bien, Votre Honneur," r‚pondit le pilote, je ne puis risquer
ni mes hommes, ni moi, ni vous-mˆme, dans une si longue
travers‚e sur un bateau de vingt tonneaux … peine, et … cette
‚poque de l'ann‚e. D'ailleurs, nous n'arriverions pas … temps,
car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong … Yokohama."

"Seize cents seulement," dit Mr. Fogg.

"C'est la mˆme chose."

Fix respira un bon coup d'air.

"Mais," ajouta le pilote, "il y aurait peut-ˆtre moyen de
s'arranger autrement."

Fix ne respira plus.

"Comment?" demanda Phileas Fogg.

"En allant … Nagasaki, l'extr‚mit‚ sud du Japon, onze cents
milles, ou seulement … Shanga‹, … huit cents milles de
Hong-Kong. Dans cette derniŠre travers‚e, on ne s'‚loignerait
pas de la c“te chinoise, ce qui serait un grand avantage,
d'autant plus que les courants y portent au nord."

"Pilote," r‚pondit Phileas Fogg, "c'est … Yokohama que je dois
prendre la malle am‚ricaine, et non … Shanga‹ ou … Nagasaki."

"Pourquoi pas?" r‚pondit le pilote. Le paquebot de San
Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale … Yokohama et
… Nagasaki, mais son port de d‚part est Shanga‹."

"Vous ˆtes certain de ce vous dites?"

"Certain."

"Et quand le paquebot quitte-t-il Shanga‹?"

"Le 11, … sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours
devant nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et
avec une moyenne de huit milles … l'heure, si nous sommes bien
servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous
pouvons enlever les huit cents milles qui nous s‚parent de
Shanga‹."

"Et vous pourriez partir?..."

"Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et
d'appareiller."

"Affaire convenue... Vous ˆtes le patron du bateau?"

"Oui, John Bunsby, patron de la _TankadŠre_."

"Voulez-vous des arrhes?"

"Si cela ne d‚soblige pas Votre Honneur."

"Voici deux cents livres … compte...Monsieur, ajouta Phileas
Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter..."

"Monsieur," r‚pondit r‚solument Fix, "j'allais vous demander
cette faveur."

"Bien. Dans une demi-heure nous serons … bord."

"Mais ce pauvre gar‡on... dit Mrs. Aouda, que la disparition de
Passepartout pr‚occupait extrˆmement.

"Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire," r‚pondit
Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fi‚vreux, rageant, se rendait au
bateau-pilote, tous deux se dirigŠrent vers les bureaux de la
police de Hong-Kong. L…, Phileas Fogg donna le signalement de
Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier.
Mˆme formalit‚ fut remplie chez l'agent consulaire fran‡ais, et
le palanquin, aprŠs avoir touch‚ … l'h“tel, o— les bagages
furent pris, ramena les voyageurs … l'avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote nø 43, son ‚quipage …
bord, ses vivres embarqu‚s, ‚tait prˆt … appareiller.

C'‚tait une charmante petite go‚lette de vingt tonneaux que la
_TankadŠre_, bien pinc‚e de l'avant, trŠs d‚gag‚e dans ses
fa‡ons, trŠs allong‚e dans ses lignes d'eau. On e–t dit un
yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures
galvanis‚es, son pont blanc comme de l'ivoire, indiquaient que
le patron John Bunsby s'entendait … la tenir en bon ‚tat. Ses
deux mƒts s'inclinaient un peu sur l'arriŠre. Elle portait
brigantine, misaine, trinquette, focs, flŠches, et pouvait gr‚er
une fortune pour le vent arriŠre. Elle devait merveilleusement
marcher, et, de fait, elle avait d‚j… gagn‚ plusieurs prix dans
les "matches" de bateaux-pilotes.

L'‚quipage de la _TankadŠre_ se composait du patron John Bunsby
et de quatre hommes. C'‚taient de ces hardis marins qui, par
tous les temps, s'aventurent … la recherche des navires, et
connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de
quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hƒle, le regard
vif, la figure ‚nergique, bien d'aplomb, bien … son affaire, e–t
inspir‚ confiance aux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passŠrent … bord. Fix s'y trouvait
d‚j…. Par le capot d'arriŠre de la go‚lette, on descendait dans
une chambre carr‚e, dont les parois s'‚vidaient en forme de
cadres, au dessus d'un divan circulaire. Au milieu, une table
‚clair‚e par une lampe de roulis. C'‚tait petit, mais propre.

"Je regrette de n'avoir pas mieux … vous offrir," dit Mr. Fogg …
Fix, qui s'inclina sans r‚pondre.

L'inspecteur de police ‚prouvait comme une sorte d'humiliation …
profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

"A coup s–r," pensait-il, "c'est un coquin fort poli, mais c'est
un coquin!"

A trois heures dix minutes, les voiles furent hiss‚es. Le
pavillon d'Angleterre battait … la corne de la go‚lette. Les
passagers ‚taient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda
jetŠrent un dernier regard sur le quai, afin de voir si
Passepartout n'apparaŒtrait pas.

Fix n'‚tait pas sans appr‚hension, car le hasard aurait pu
conduire en cet endroit mˆme le malheureux gar‡on qu'il avait si
indignement trait‚, et alors une explication e–t ‚clat‚, dont le
d‚tective ne se f–t pas tir‚ … son avantage. Mais le Fran‡ais
ne se montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le
tenait encore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _TankadŠre_,
prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs,
s'‚lan‡a en bondissant sur les flots.



XXI


OU LE PATRON DE LA "TANKARDERE" RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME
DE DEUX CENTS LIVRES

C'‚tait une aventureuse exp‚dition que cette navigation de huit
cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout
… cette ‚poque de l'ann‚e. Elles sont g‚n‚ralement mauvaises,
ces mers de la Chine, expos‚es … des coups de vent terribles,
principalement pendant les ‚quinoxes, et on ‚tait encore aux
premiers jours de novembre.

C'e–t ‚t‚, bien ‚videmment, l'avantage du pilote de conduire ses
passagers jusqu'… Yokohama, puisqu'il ‚tait pay‚ tant par jour.
Mais son imprudence aurait ‚t‚ grande de tenter une telle
travers‚e dans ces conditions, et c'‚tait d‚j… faire acte
d'audace, sinon de t‚m‚rit‚, que de remonter jusqu'… Shanga‹.
Mais John Bunsby avait confiance en sa _TankadŠre_, qui
s'‚levait … la lame comme une mauve, et peut-ˆtre n'avait-il pas
tort. Pendant les derniŠres heures de cette journ‚e, la
_TankadŠre_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong,
et sous toutes les allures, au plus prŠs ou vent arriŠre, elle
se comporta admirablement.

"Je n'ai pas besoin, pilote," dit Phileas Fogg au moment o— la
go‚lette donnait en pleine mer, "de vous recommander toute la
diligence possible."

"Que Votre Honneur s'en rapporte … moi," r‚pondit John Bunsby.
En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de
porter. Nos flŠches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient
qu'… assommer l'embarcation en nuisant … sa marche."

"C'est votre m‚tier, et non le mien, pilote, et je me fie …
vous."

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes ‚cart‚es, d'aplomb
comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La
jeune femme, assise … l'arriŠre, se sentait ‚mue en contemplant
cet oc‚an, assombri d‚j… par le cr‚puscule, qu'elle bravait sur
une frˆle embarcation. Au-dessus de sa tˆte se d‚ployaient les
voiles blanches, qui l'emportaient dans l'espace comme de
grandes ailes. La go‚lette, soulev‚e par le vent, semblait
voler dans l'air. La nuit vint. La lune entrait dans son
premier quartier, et son insuffisante lumiŠre devait s'‚teindre
bient“t dans les brumes de l'horizon. Des nuages chassaient de
l'est et envahissaient d‚j… une partie du ciel.

Le pilote avait dispos‚ ses feux de position, -- pr‚caution
indispensable … prendre dans ces mers trŠs fr‚quent‚es aux
approches des atterrages. Les rencontres de navires n'y ‚taient
pas rares, et, avec la vitesse dont elle ‚tait anim‚e, la
go‚lette se f–t bris‚e au moindre choc.

Fix rˆvait … l'avant de l'embarcation. Il se tenait … l'‚cart,
sachant Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui
r‚pugnait de parler … cet homme, dont il acceptait les services.
Il songeait aussi … l'avenir. Cela lui paraissait certain que
le sieur Fogg ne s'arrˆterait pas … Yokohama, qu'il prendrait
imm‚diatement le paquebot de San Francisco afin d'atteindre
l'Am‚rique, dont la vaste ‚tendue lui assurerait l'impunit‚ avec
la s‚curit‚. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut
plus simple.

Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme
un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et travers‚
les trois quarts du globe, afin de gagner plus s–rement le
continent am‚ricain, o— il mangerait tranquillement le million
de la Banque, aprŠs avoir d‚pist‚ la police. Mais une fois sur
la terre de l'Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet
homme? Non, cent fois non! et jusqu'… ce qu'il e–t obtenu un
acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle.
C'‚tait son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout
cas, une circonstance heureuse s'‚tait produite : Passepartout
n'‚tait plus auprŠs de son maŒtre, et surtout, aprŠs les
confidences de Fix, il ‚tait important que le maŒtre et le
serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n'‚tait pas non plus sans songer … son
domestique, si singuliŠrement disparu. Toutes r‚flexions
faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un
malentendu, le pauvre gar‡on ne se f–t embarqu‚ sur le
_Carnatic_, au dernier moment. C'‚tait aussi l'opinion de Mrs.
Aouda, qui regrettait profond‚ment cet honnˆte serviteur, auquel
elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouvƒt …
Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transport‚, il serait
ais‚ de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint … fraŒchir. Peut-ˆtre e–t-il ‚t‚
prudent de prendre un ris, mais le pilote, aprŠs avoir
soigneusement observ‚ l'‚tat du ciel, laissa la voilure telle
qu'elle ‚tait ‚tablie.

D'ailleurs, la _TankadŠre_ portait admirablement la toile, ayant
un grand tirant d'eau, et tout ‚tait par‚ … amener rapidement,
en cas de grain.

A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la
cabine.

Fix les y avait pr‚c‚d‚s, et s'‚tait ‚tendu sur l'un des cadres.
Quant au pilote et … ses hommes, ils demeurŠrent toute la nuit
sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la go‚lette avait
fait plus de cent milles. Le loch, souvent jet‚, indiquait que
la moyenne de sa vitesse ‚tait entre huit et neuf milles. La
_TankadŠre_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes
et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidit‚.
Si le vent tenait dans ces conditions, les chances ‚taient pour
elle.

La _TankadŠre_, pendant toute cette journ‚e, ne s'‚loigna pas
sensiblement de la c“te, dont les courants lui ‚taient
favorables. Elle l'avait … cinq milles au plus par sa hanche de
bƒbord, et cette c“te, irr‚guliŠrement profil‚e, apparaissait
parfois … travers quelques ‚claircies. Le vent venant de terre,
la mer ‚tait moins forte par l… mˆme: circonstance heureuse
pour la go‚lette, car les embarcations d'un petit tonnage
souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui "les
tue", pour employer l'expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hƒla le sud-est. Le pilote
fit ‚tablir les flŠches; mais au bout de deux heures, il fallut
les amener, car le vent fraŒchissait … nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement r‚fractaires au
mal de mer, mangŠrent avec app‚tit les conserves et le biscuit
du bord. Fix fut invit‚ … partager leur repas et dut accepter,
sachant bien qu'il est aussi n‚cessaire de lester les estomacs
que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet
homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait … cela
quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, -- sur le
pouce, il est vrai, -- mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas termin‚, il crut devoir prendre le sieur
Fogg … part, et il lui dit:

"Monsieur..."

Ce "monsieur" lui ‚corchait les lŠvres, et il se retenait pour
ne pas mettre la main au collet de ce "monsieur"!

"Monsieur, vous avez ‚t‚ fort obligeant en m'offrant passage …
votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas
d'agir aussi largement que vous, j'entends payer ma part..."

"Ne parlons pas de cela, monsieur," r‚pondit Mr. Fogg.

"Mais si, je tiens..."

"Non, monsieur," r‚p‚ta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de
r‚plique. "Cela entre dans les frais g‚n‚raux!"

Fix s'inclina, il ‚touffait, et, allant s'‚tendre sur l'avant de
la go‚lette, il ne dit plus un mot de la journ‚e.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir.
Plusieurs fois il dit … Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu
… Shanga‹. Mr. Fogg r‚pondit simplement qu'il y comptait.
D'ailleurs, tout l'‚quipage de la petite go‚lette y mettait du
zŠle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une
‚coute qui ne f–t consciencieusement raidie! Pas une voile qui
ne f–t vigoureusement ‚tarqu‚e! Pas une embard‚e que l'on p–t
reprocher … l'homme de barre! On n'e–t pas manoeuvr‚ plus
s‚vŠrement dans une r‚gate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait relev‚ au loch un parcours de deux cent
vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait esp‚rer
qu'en arrivant … Yokohama, il n'aurait aucun retard … inscrire …
son programme. Ainsi donc, le premier contretemps s‚rieux qu'il
e–t ‚prouv‚ depuis son d‚part de Londres ne lui causerait
probablement aucun pr‚judice.

Pendant la nuit, vers les premiŠres heures du matin, la
_TankadŠre_ entrait franchement dans le d‚troit de Fo-Kien, qui
s‚pare la grande Œle Formose de la c“te chinoise, et elle
coupait le tropique du Cancer. La mer ‚tait trŠs dure dans ce
d‚troit, plein de remous form‚s par les contre-courants. La
go‚lette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa
marche. Il devint trŠs difficile de se tenir debout sur le
pont.

Avec le lever du jour, le vent fraŒchit encore. Il y avait dans
le ciel l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le baromŠtre
annon‡ait un changement prochain de l'atmosphŠre ; sa marche
diurne ‚tait irr‚guliŠre, et le mercure oscillait
capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le
sud-est en longues houles "qui sentaient la tempˆte". La
veille, le soleil s'‚tait couch‚ dans une brume rouge, au milieu
des scintillations phosphorescentes de l'oc‚an.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura
entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain
moment, se trouvant prŠs de son passager:

"On peut tout dire … Votre Honneur?" dit-il … voix basse.

"Tout," r‚pondit Phileas Fogg.

"Eh bien, nous allons avoir un coup de vent."

"Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.

"Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se pr‚pare!"

"Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon c“t‚,"
r‚pondit Mr. Fogg.

"Si vous le prenez comme cela," r‚pliqua le pilote, je n'ai plus
rien … dire!"

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une
‚poque moins avanc‚e de l'ann‚e, le typhon, suivant l'expression
d'un c‚lŠbre m‚t‚orologiste, se f–t ‚coul‚ comme une cascade
lumineuse de flammes ‚lectriques, mais en ‚quinoxe hiver il
‚tait … craindre qu'il ne se d‚chaŒnƒt avec violence.

Le pilote prit ses pr‚cautions par avance. Il fit serrer toutes
les voiles de la go‚lette et amener les vergues sur le pont.
Les mots de flŠche furent d‚pass‚s. On rentra le bout-dehors.
Les panneaux furent condamn‚s avec soin. Pas une goutte d'eau
ne pouvait, dŠs lors, p‚n‚trer dans la coque de l'embarcation.
Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut
hiss‚ en guise de trinquette, de maniŠre … maintenir la go‚lette
vent arriŠre. Et on attendit.

John Bunsby avait engag‚ ses passagers … descendre dans la
cabine; mais, dans un ‚troit espace, … peu prŠs priv‚ d'air, et
par les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien
d'agr‚able. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-mˆme ne
consentirent … quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba …
bord. Rien qu'avec son petit morceau de toile, la _TankadŠre_
fut enlev‚e comme une plume par ce vent dont on ne saurait
donner une id‚e exacte, quand il souffle en tempˆte. Comparer
sa vitesse … la quadruple vitesse d'une locomotive lanc‚e …
toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la v‚rit‚.

Pendant toute la journ‚e, l'embarcation courut ainsi vers le
nord, emport‚e par les lames monstrueuses, en conservant
heureusement une rapidit‚ ‚gale … la leur. Vingt fois elle
faillit ˆtre coiff‚e par une de ces montagnes d'eau qui se
dressaient … l'arriŠre; mais un adroit coup de barre, donn‚ par
le pilote, parait la catastrophe. Les passagers ‚taient
quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient
philosophiquement. Fix maugr‚ait sans doute, mais l'intr‚pide
Aouda, les yeux fix‚s sur son compagnon, dont elle ne pouvait
qu'admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la
tourmente … ses c“t‚s. Quant … Phileas Fogg, il semblait que ce
typhon f–t partie de son programme.

Jusqu'alors la _TankadŠre_ avait toujours fait route au nord;
mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent,
tournant de trois quarts, hƒla le nord-ouest. La go‚lette,
prˆtant alors le flanc … la lame, fut effroyablement secou‚e.
La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer,
quand on ne sait pas avec quelle solidit‚ toutes les parties
d'un bƒtiment sont reli‚es entre elles.

Avec la nuit, la tempˆte s'accentua encore. En voyant
l'obscurit‚ se faire, et avec l'obscurit‚ s'accroŒtre la
tourmente, John Bunsby ressentit de vives inqui‚tudes. Il se
demanda s'il ne serait pas temps de relƒcher, et il consulta son
‚quipage.

Ses hommes consult‚s, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui
dit:

"Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des
ports de la c“te."

"Je le crois aussi," r‚pondit Phileas Fogg.

"Ah!" fit le pilote, mais lequel?"

"Je n'en connais qu'un," r‚pondit tranquillement Mr. Fogg.

"Et c'est!..."

"Shanga‹."

Cette r‚ponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans
comprendre ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait
d'obstination et de t‚nacit‚. Puis il s'‚cria:

"Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. A Shanga‹!"

Et la direction de la _TankadŠre_ fut imperturbablement
maintenue vers le nord.

Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite go‚lette
ne chavira pas. Deux fois elle fut engag‚e, et tout aurait ‚t‚
enlev‚ … bord, si les saisines eussent manqu‚. Mrs. Aouda ‚tait
bris‚e, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une
fois Mr. Fogg dut se pr‚cipiter vers elle pour la prot‚ger
contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempˆte se d‚chaŒnait encore avec une
extrˆme fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est.
C'‚tait une modification favorable, et la _TankadŠre_ fit de
nouveau route sur cette mer d‚mont‚e, dont les lames se
heurtaient alors … celles que provoquait la nouvelle aire du
vent. De l… un choc de contre-houles qui e–t ‚cras‚ une
embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la c“te … travers les brumes
d‚chir‚es, mais pas un navire en vue. La _TankadŠre_ ‚tait
seule … tenir la mer.

A midi, il y eut quelques sympt“mes d'accalmie, qui, avec
l'abaissement du soleil sur l'horizon, se prononcŠrent plus
nettement.

Le peu de dur‚e de la tempˆte tenait … sa violence mˆme. Les
passagers, absolument bris‚s, purent manger un peu et prendre
quelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit r‚tablir ses
voiles au bas ris. La vitesse de l'embarcation fut
consid‚rable. Le lendemain, 11, au lever du jour,
reconnaissance faite de la c“te, John Bunsby put affirmer qu'on
n'‚tait pas … cent milles de Shanga‹.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journ‚e pour les
faire! C'‚tait le soir mˆme que Mr. Fogg devait arriver …
Shanga‹, s'il ne voulait pas manquer le d‚part du paquebot de
Yokohama. Sans cette tempˆte, pendant laquelle il perdit
plusieurs heures, il n'e–t pas ‚t‚ en ce moment … trente milles
du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer
tombait avec elle. La go‚lette se couvrit de toile. FlŠches,
voiles d'‚tais, contre-foc, tout portait, et la mer ‚cumait sous
l'‚trave.

A midi, la _TankadŠre_ n'‚tait pas … plus de quarante-cinq
milles de Shanga‹. Il lui restait six heures encore pour gagner
ce port avant le d‚part du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives … bord. On voulait arriver … tout
prix. Tous -- Phileas Fogg except‚ sans doute -- sentaient leur
coeur battre d'impatience. Il fallait que la petite go‚lette se
maintint dans une moyenne de neuf milles … l'heure, et le vent
mollissait toujours! C'‚tait une brise irr‚guliŠre, des
bouff‚es capricieuses venant de la c“te. Elles passaient, et la
mer se d‚ridait aussit“t aprŠs leur passage.

Cependant l'embarcation ‚tait si l‚gŠre, ses voiles hautes, d'un
fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le
courant aidant, … six heures, John Bunsby ne comptait plus que
dix milles jusqu'… la riviŠre de Shanga‹, car la ville elle-mˆme
est situ‚e … une distance de douze milles au moins au-dessus de
l'embouchure.

A sept heures, on ‚tait encore … trois milles de Shanga‹. Un
formidable juron s'‚chappa des lŠvres du pilote... La prime de
deux cents livres allait ‚videmment lui ‚chapper. Il regarda
Mr. Fogg.

Mr. Fogg ‚tait impassible, et cependant sa fortune entiŠre se
jouait … ce moment...

A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronn‚ d'un panache de
fum‚e, apparut au ras de l'eau. C'‚tait le paquebot am‚ricain,
qui sortait … l'heure r‚glementaire.

"Mal‚diction!" s'‚cria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un
bras d‚sesp‚r‚.

"Des signaux!" dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de
bronze s'allongeait … l'avant de la _TankadŠre_. Il servait …
faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut charg‚ jusqu'… la gueule, mais au moment o— le
pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumiŠre:

"Le pavillon en berne", dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amen‚ … mi-mƒt. C'‚tait un signal de d‚tresse,
et l'on pouvait esp‚rer que le paquebot am‚ricain, l'apercevant,
modifierait un instant sa route pour rallier l'embarcation.

"Feu!" dit Mr. Fogg.

Et la d‚tonation du petit canon de bronze ‚clata dans l'air.



XXII


OU PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX ANTIPODES, IL EST
PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quitt‚ Hong-Kong, le 7 novembre, … six
heures et demie du soir, se dirigeait … toute vapeur vers les
terres du Japon.

Il emportait un plein chargement de marchandises et de
passagers. Deux cabines de l'arriŠre restaient inoccup‚es.
C'‚taient celles qui avaient ‚t‚ retenues pour le compte de Mr.
Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non
sans quelque surprise, un passager, l'oeil … demi h‚b‚t‚, la
d‚marche branlante, la tˆte ‚bouriff‚e, qui sortait du capot des
secondes et venait en titubant s'asseoir sur une drome.

Ce passager, c'‚tait Passepartout en personne. Voici ce qui
‚tait arriv‚.

Quelques instants aprŠs que Fix eut quitt‚ la tabagie, deux
gar‡ons avaient enlev‚ Passepartout profond‚ment endormi, et
l'avaient couch‚ sur le lit r‚serv‚ aux fumeurs. Mais trois
heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses
cauchemars par une id‚e fixe, se r‚veillait et luttait contre
l'action stup‚fiante du narcotique. La pens‚e du devoir non
accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d'ivrognes, et
tr‚buchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant,
mais toujours et irr‚sistiblement pouss‚ par une sorte
d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rˆve:
"Le _Carnatic_! le _Carnatic_!"

Le paquebot ‚tait l… fumant, prˆt … partir. Passepartout
n'avait que quelques pas … faire. Il s'‚lan‡a sur le pont
volant, il franchit la coup‚e et tomba inanim‚ … l'avant, au
moment o— le _Carnatic_ larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitu‚s … ces sortes de scŠnes,
descendirent le pauvre gar‡on dans une cabine des secondes, et
Passepartout ne se r‚veilla que le lendemain matin, … cent
cinquante milles des terres de la Chine.

Voil… donc pourquoi, ce matin-l…, Passepartout se trouvait sur
le pont du _Carnatic_, et venait humer … pleine gorg‚es les
fraŒches brises de la mer. Cet air pur le d‚grisa. Il commen‡a
… rassembler ses id‚es et n'y parvint pas sans peine. Mais,
enfin, il se rappela les scŠnes de la veille, les confidences de
Fix, la tabagie, etc.

"Il est ‚vident," se dit-il, "que j'ai ‚t‚ abominablement gris‚!
Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n'ai pas manqu‚ le
bateau, et c'est le principal."

Puis, songeant … Fix:

"Pour celui-l…," se dit-il, "j'espŠre bien que nous en sommes
d‚barrass‚s, et qu'il n'a pas os‚, aprŠs ce qu'il m'a propos‚,
nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un
d‚tective aux trousses de mon maŒtre, accus‚ de ce vol commis …
la Banque d'Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur
comme je suis un assassin!"

Passepartout devait-il raconter ces choses … son maŒtre?
Convenait-il de lui apprendre le r“le jou‚ par Fix dans cette
affaire? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arriv‚e …
Londres, pour lui dire qu'un agent de la police m‚tropolitaine
l'avait fil‚ autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui,
sans doute. En tout cas, question … examiner. Le plus press‚,
c'‚tait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agr‚er ses
excuses pour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer ‚tait houleuse, et le
paquebot roulait fortement. Le digne gar‡on, aux jambes peu
solides encore, gagna tant bien que mal l'arriŠre du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblƒt ni … son maŒtre,
ni … Mrs. Aouda.

"Bon," fit-il, "Mrs. Aouda est encore couch‚e … cette heure.
Quant … Mr. Fogg, il aura trouv‚ quelque joueur de whist, et
suivant son habitude..."

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y ‚tait
pas. Passepartout n'avait qu'une chose … faire : c'‚tait de
demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser
lui r‚pondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom.

"Pardonnez-moi," dit Passepartout en insistant. "Il s'agit d'un
gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagn‚ d'une
jeune dame..."

"Nous n'avons pas de jeune dame … bord," r‚pondit le purser. Au
surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la
consulter."

Passepartout consulta la liste... Le nom de son maŒtre n'y
figurait pas.

Il eut comme un ‚blouissement. Puis une id‚e lui traversa le
cerveau.

"Ah ‡…! je suis bien sur le _Carnatic_?" s'‚cria-t-il.

"Oui," r‚pondit le purser.

"En route pour Yokohama?"

"Parfaitement."

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'ˆtre tromp‚
de navire! Mais s'il ‚tait sur le _Carnatic_, il ‚tait certain
que son maŒtre ne s'y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'‚tait un coup
de foudre. Et, soudain, la lumiŠre se fit en lui. Il se
rappela que l'heure du d‚part du _Carnatic_ avait ‚t‚ avanc‚e,
qu'il devait pr‚venir son maŒtre, et qu'il ne l'avait pas fait!
C'‚tait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqu‚
ce d‚part!

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traŒtre qui, pour le
s‚parer de son maŒtre, pour retenir celui-ci … Hong-Kong,
l'avait enivr‚! Car il comprit enfin la manoeuvre de
l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, … coup s–r
ruin‚, son pari perdu, arrˆt‚, emprisonn‚ peut-ˆtre!...
Passepartout, … cette pens‚e, s'arracha les cheveux. Ah! si
jamais Fix lui tombait sous la main, quel rŠglement de comptes!

Enfin, aprŠs le premier moment d'accablement, Passepartout
reprit son sang-froid et ‚tudia la situation. Elle ‚tait peu
enviable. Le Fran‡ais se trouvait en route pour le Japon.
Certain d'y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la
poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son
passage et sa nourriture … bord ‚taient pay‚s d'avance. Il
avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti.
S'il mangea et but pendant cette travers‚e, cela ne saurait se
d‚crire. Il mangea pour son maŒtre, pour Mrs. Aouda et pour
lui-mˆme. Il mangea comme si le Japon, o— il allait aborder,
e–t ‚t‚ un pays d‚sert, d‚pourvu de toute substance comestible.

Le 13, … la mar‚e du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port
de Yokohama.

Ce point est une relƒche importante du Pacifique, o— font escale
tous les steamers employ‚s au service de la poste et des
voyageurs entre l'Am‚rique du Nord, la Chine, le Japon et les
Œles de la Malaisie. Yokohama est situ‚e dans la baie mˆme de
Yeddo, … peu de distance de cette immense ville, seconde
capitale de l'empire japonais, autrefois r‚sidence du ta‹koun,
du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la
grande cit‚ qu'habite le mikado, empereur eccl‚siastique,
descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, prŠs des
jet‚es du port et des magasins de la douane, au milieu de
nombreux navires appartenant … toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette
terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux
… faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller …
l'aventure par les rues de la ville.

Passepartout se trouva d'abord dans une cit‚ absolument
europ‚enne, avec des maisons … basses fa‡ades, orn‚es de
v‚randas sous lesquelles se d‚veloppaient d'‚l‚gants p‚ristyles,
et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses
entrep“ts, tout l'espace compris depuis le promontoire du Trait‚
jusqu'… la riviŠre. L…, comme … Hong-Kong, comme … Calcutta,
fourmillait un pˆle-mˆle de gens de toutes races, Am‚ricains,
Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prˆts … tout vendre et …
tout acheter, au milieu desquels le Fran‡ais se trouvait aussi
‚tranger que s'il e–t ‚t‚ jet‚ au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c'‚tait de se
recommander prŠs des agents consulaires fran‡ais ou anglais
‚tablis … Yokohama; mais il lui r‚pugnait de raconter son
histoire, si intimement mˆl‚e … celle de son maŒtre, et avant
d'en venir l…, il voulait avoir ‚puis‚ toutes les autres
chances.

Donc, aprŠs avoir parcouru la partie europ‚enne de la ville,
sans que le hasard l'e–t en rien servi, il entra dans la partie
japonaise, d‚cid‚, s'il le fallait, … pousser jusqu'… Yeddo.

Cette portion indigŠne de Yokohama est appel‚e Benten, du nom
d'une d‚esse de la mer, ador‚e sur les Œles voisines. L… se
voyaient d'admirables all‚es de sapins et de cŠdres, des portes
sacr‚es d'une architecture ‚trange, des ponts enfouis au milieu
des bambous et des roseaux, des temples abrit‚s sous le couvert
immense et m‚lancolique des cŠdres s‚culaires, des bonzeries au
fond desquelles v‚g‚taient les prˆtres du bouddhisme et les
sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables
o— l'on e–t pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et
aux joues rouges, petits bonshommes qu'on e–t dit d‚coup‚s dans
quelque paravent indigŠne, et qui se jouaient au milieu de
caniches … jambes courtes et de chats jaunƒtres, sans queue,
trŠs paresseux et trŠs caressants.

Dans les rues, ce n'‚tait que fourmillement, va-et-vient
incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs
tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de
police, … chapeaux pointus incrust‚s de laque et portant deux
sabres … leur ceinture, soldats vˆtus de cotonnades bleues …
raies blanches et arm‚s de fusil … percussion, hommes d'armes du
mikado, ensach‚s dans leur pourpoint de soie, avec haubert et
cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes
conditions, -- car, au Japon, la profession de soldat est autant
estim‚e qu'elle est d‚daign‚e en Chine. Puis, des frŠres
quˆteurs, des pŠlerins en longues robes, de simples civils,
chevelure lisse et d'un noir d'‚bŠne, tˆte grosse, buste long,
jambes grˆles, taille peu ‚lev‚e, teint color‚ depuis les
sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune
comme celui des Chinois, dont les Japonais diff‚rent
essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les
chevaux, les porteurs, les brouettes … voile, les "norimons" …
parois de laque, les "cangos" moelleux, v‚ritables litiŠres en
bambou, on voyait circuler, … petits pas de leur petit pied,
chauss‚ de souliers de toile, de sandales de paille ou de
socques en bois ouvrag‚, quelques femmes peu jolies, les yeux
brid‚s, la poitrine d‚prim‚e, les dents noircies au go–t du
jour, mais portant avec ‚l‚gance le vˆtement national, le
"kirimon", sorte de robe de chambre crois‚e d'une ‚charpe de
soie, dont la large ceinture s'‚panouissait derriŠre en un noeud
extravagant, -- que les modernes Parisiennes semblent avoir
emprunt‚ aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de
cette foule bigarr‚e, regardant aussi les curieuses et opulentes
boutiques, les bazars o— s'entasse tout le clinquant de
l'orfŠvrerie japonaise, les "restaurations" orn‚es de banderoles
et de banniŠres, dans lesquelles il lui ‚tait interdit d'entrer,
et ces maisons de th‚ o— se boit … pleine tasse l'eau chaude
odorante, avec le "saki", liqueur tir‚e du riz en fermentation,
et ces confortables tabagies o— l'on fume un tabac trŠs fin, et


 


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