Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

Part 5 out of 6




"Soit," r‚pondit Mr. Fogg. "Je m'arrˆterai … Plum-Creek."

"Et je crois mˆme que vous y resterez!" ajouta l'Am‚ricain avec
une insolence sans pareille.

"Qui sait, monsieur?" r‚pondit Mr. Fogg, et il rentra dans son
wagon, aussi froid que d'habitude.

L…, le gentleman commen‡a par rassurer Mrs. Aouda, lui disant
que les fanfarons n'‚taient jamais … craindre. Puis il pria Fix
de lui servir de t‚moin dans la rencontre qui allait avoir lieu.
Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement
son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.

A onze heures, le sifflet de la locomotive annon‡a l'approche de
la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix,
il se rendit sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait,
portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda ‚tait rest‚e dans le
wagon, pƒle comme une morte.

En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel
Proctor apparut ‚galement sur la passerelle, suivi de son
t‚moin, un Yankee de sa trempe. Mais … l'instant o— les deux
adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur
accourut et leur cria:

"On ne descend pas, messieurs."

"Et pourquoi?" demanda le colonel.

"Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrˆte
pas."

"Mais je dois me battre avec monsieur."

"Je le regrette," r‚pondit l'employ‚, "mais nous repartons
imm‚diatement. Voici la cloche qui sonne!"

La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.

"Je suis vraiment d‚sol‚," messieurs, "dit alors le conducteur.
En toute autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais,
aprŠs tout, puisque vous n'avez pas eu le temps de vous battre
ici, qui vous empˆche de vous battre en route?"

"Cela ne conviendra peut-ˆtre pas … monsieur!" dit le colonel
Proctor d'un air goguenard.

"Cela me convient parfaitement," r‚pondit Phileas Fogg.

"Allons, d‚cid‚ment, nous sommes en Am‚rique!" pensa
Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du
meilleur monde!"

Et ce disant il suivit son maŒtre.

Les deux adversaires, leurs t‚moins, pr‚c‚d‚s du conducteur, se
rendirent, en passant d'un wagon … l'autre, … l'arriŠre du
train. Le dernier wagon n'‚tait occup‚ que par une dizaine de
voyageurs. Le conducteur leur demanda s'ils voulaient bien,
pour quelques instants, laisser la place libre … deux gentlemen
qui avaient une affaire d'honneur … vider.

Comment donc! Mais les voyageurs ‚taient trop heureux de
pouvoir ˆtre agr‚ables aux deux gentlemen, et ils se retirŠrent
sur les passerelles.

Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prˆtait trŠs
convenablement … la circonstance. Les deux adversaires
pouvaient marcher l'un sur l'autre entre les banquettes et
s'arquebuser … leur aise. Jamais duel ne fut plus facile …
r‚gler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux
revolvers … six coups, entrŠrent dans le wagon. Leurs t‚moins,
rest‚s en dehors, les y enfermŠrent.

Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient
commencer le feu... Puis, aprŠs un laps de deux minutes, on
retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.

Rien de plus simple en v‚rit‚. C'‚tait mˆme si simple, que Fix
et Passepartout sentaient leur coeur battre … se briser.

On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des
cris sauvages retentirent. Des d‚tonations les accompagnŠrent,
mais elles ne venaient point du wagon r‚serv‚ aux duellistes.
Ces d‚tonations se prolongeaient, au contraire, jusqu'… l'avant
et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se
faisaient entendre … l'int‚rieur du convoi.

Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent
aussit“t du wagon et se pr‚cipitŠrent vers l'avant, o—
retentissaient plus bruyamment les d‚tonations et les cris.

Ils avaient compris que le train ‚tait attaqu‚ par une bande de
Sioux.

Ces hardis Indiens n'en ‚taient pas … leur coup d'essai, et plus
d'une fois d‚j… ils avaient arrˆt‚ les convois. Suivant leur
habitude, sans attendre l'arrˆt du train, s'‚lan‡ant sur les
marchepieds au nombre d'une centaine, ils avaient escalad‚ les
wagons comme fait un clown d'un cheval au galop.

Ces Sioux ‚taient munis de fusils. De l… les d‚tonations
auxquelles les voyageurs, presque tous arm‚s, ripostaient par
des coups de revolver. Tout d'abord, les Indiens s'‚taient
pr‚cipit‚s sur la machine. Le m‚canicien et le chauffeur
avaient ‚t‚ … demi assomm‚s … coups de casse-tˆte. Un chef
sioux, voulant arrˆter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer
la manette du r‚gulateur, avait largement ouvert l'introduction
de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emport‚e,
courait avec une vitesse effroyable.

En mˆme temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils
couraient comme des singes en fureur sur les imp‚riales, ils
enfon‡aient les portiŠres et luttaient corps … corps avec les
voyageurs. Hors du wagon de bagages, forc‚ et pill‚, les colis
‚taient pr‚cipit‚s sur la voie. Cris et coups de feu ne
discontinuaient pas.

Cependant les voyageurs se d‚fendaient avec courage. Certains
wagons, barricad‚s, soutenaient un siŠge, comme de v‚ritables
forts ambulants, emport‚s avec une rapidit‚ de cent milles …
l'heure.

DŠs le d‚but de l'attaque, Mrs. Aouda s'‚tait courageusement
comport‚e. Le revolver … la main, elle se d‚fendait
h‚ro‹quement, tirant … travers les vitres bris‚es, lorsque
quelque sauvage se pr‚sentait … elle. Une vingtaine de Sioux,
frapp‚s … mort, ‚taient tomb‚s sur la voie, et les roues des
wagons ‚crasaient comme des vers ceux d'entre eux qui glissaient
sur les rails du haut des passerelles. Plusieurs voyageurs,
griŠvement atteints par les balles ou les casse-tˆte, gisaient
sur les banquettes.

Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait d‚j… depuis
dix minutes, et ne pouvait que se terminer … l'avantage des
Sioux, si le train ne s'arrˆtait pas. En effet, la station du
fort Kearney n'‚tait pas … deux milles de distance. L… se
trouvait un poste am‚ricain; mais ce poste pass‚, entre le fort
Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maŒtres du
train.

Le conducteur se battait aux c“t‚s de Mr. Fogg, quand une balle
le renversa. En tombant, cet homme s'‚cria:

"Nous sommes perdus, si le train ne s'arrˆte pas avant cinq
minutes!"

"Il s'arrˆtera!" dit Phileas Fogg, qui voulut s'‚lancer hors du
wagon.

"Restez, monsieur," lui cria Passepartout. "Cela me regarde!"

Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arrˆter ce courageux gar‡on,
qui, ouvrant une portiŠre sans ˆtre vu des Indiens, parvint … se
glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte
continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa
tˆte, retrouvant son agilit‚, sa souplesse de clown, se
faufilant sous les wagons, s'accrochant aux chaŒnes, s'aidant du
levier des freins et des longerons des chƒssis, rampant d'une
voiture … l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi
l'avant du train. Il n'avait pas ‚t‚ vu, il n'avait pu l'ˆtre.

L…, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender,
de l'autre il d‚crocha les chaŒnes de s–ret‚; mais par suite de
la traction op‚r‚e, il n'aurait jamais pu parvenir … d‚visser la
barre d'attelage, si une secousse que la machine ‚prouva n'e–t
fait sauter cette barre, et le train, d‚tach‚, resta peu … peu
en arriŠre, tandis que la locomotive s'enfuyait avec une
nouvelle vitesse.

Emport‚ par la force acquise, le train roula encore pendant
quelques minutes, mais les freins furent manoeuvr‚s …
l'int‚rieur des wagons, et le convoi s'arrˆta enfin, … moins de
cent pas de la station de Kearney.

L…, les soldats du fort, attir‚s par les coups de feu,
accoururent en hƒte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et,
avant l'arrˆt complet du train, toute la bande avait d‚camp‚.

Mais quand les voyageurs se comptŠrent sur le quai de la
station, ils reconnurent que plusieurs manquaient … l'appel, et
entre autres le courageux Fran‡ais dont le d‚vouement venait de
les sauver.



XXX


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR


Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu.
Avaient-ils ‚t‚ tu‚s dans la lutte? Etaient-ils prisonniers des
Sioux? On ne pouvait encore le savoir.

Les bless‚s ‚taient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun
n'‚tait atteint mortellement. Un dŠs plus griŠvement frapp‚,
c'‚tait le colonel Proctor, qui s'‚tait bravement battu, et
qu'une balle … l'aine avait renvers‚. Il fut transport‚ … la
gare avec d'autres voyageurs, dont l'‚tat r‚clamait des soins
imm‚diats.

Mrs. Aouda ‚tait sauve. Phileas Fogg, qui ne s'‚tait pas
‚pargn‚, n'avait pas une ‚gratignure. Fix ‚tait bless‚ au bras,
blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des
larmes coulaient des yeux de la jeune femme.

Cependant tous les voyageurs avaient quitt‚ le train. Les roues
des wagons ‚taient tach‚es de sang. Aux moyeux et aux rayons
pendaient d'informes lambeaux de chair. On voyait … perte de
vue sur la plaine blanche de longues traŒn‚es rouges. Les
derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du c“t‚ de
Republican-river.

Mr. Fogg, les bras crois‚s, restait immobile. Il avait une
grave d‚cision … prendre. Mrs. Aouda, prŠs de lui, le regardait
sans prononcer une parole...Il comprit ce regard. Si son
serviteur ‚tait prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour
l'arracher aux Indiens?...

"Je le retrouverai mort ou vivant," dit-il simplement … Mrs.
Aouda.

"Ah! monsieur... monsieur Fogg!" s'‚cria la jeune femme, en
saisissant les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes.

"Vivant!" ajouta Mr. Fogg, "si nous ne perdons pas une minute!"

Par cette r‚solution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier.
Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui
faisait manquer le paquebot … New York. Son pari ‚tait
irr‚vocablement perdu. Mais devant cette pens‚e: C'est mon
devoir! il n'avait pas h‚sit‚.

Le capitaine commandant le fort Kearney ‚tait l…. Ses soldats
-- une centaine d'hommes environ -- s'‚taient mis sur la
d‚fensive pour le cas o— les Sioux auraient dirig‚ une attaque
directe contre la gare.

"Monsieur," dit Mr. Fogg au capitaine, "trois voyageurs ont
disparu."

"Morts?" demanda le capitaine.

"Morts ou prisonniers," r‚pondit Phileas Fogg. "L… est une
incertitude qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle
de poursuivre les Sioux?"

"Cela est grave, monsieur," dit le capitaine. "Ces Indiens
peuvent fuir jusqu'au-del… de l'Arkansas! Je ne saurais
abandonner le fort qui m'est confi‚."

"Monsieur," reprit Phileas Fogg, "il s'agit de la vie de trois
hommes."

"Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en
sauver trois?"

"Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez."

"Monsieur," r‚pondit le capitaine, "personne ici n'a …
m'apprendre quel est mon devoir."

"Soit," dit froidement Phileas Fogg. "J'irai seul!"

"Vous, monsieur!" s'‚cria Fix, qui s'‚tait approch‚, "aller
seul … la poursuite des Indiens!"

"Voulez-vous donc que je laisse p‚rir ce malheureux, … qui tout
ce qui est vivant ici doit la vie? J'irai."

"Eh bien, non, vous n'irez pas seul!" s'‚cria le capitaine, ‚mu
malgr‚ lui. "Non! Vous ˆtes un brave coeur!... Trente hommes
de bonne volont‚!" ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.

Toute la compagnie s'avan‡a en masse. Le capitaine n'eut qu'…
choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent d‚sign‚s,
et un vieux sergent se mit … leur tˆte.

"Merci, capitaine! dit Mr. Fogg.

"Vous me permettrez de vous accompagner?" demanda Fix au
gentleman.

"Vous ferez comme il vous plaira," monsieur, lui r‚pondit
Phileas Fogg. "Mais si vous voulez me rendre service, vous
resterez prŠs de Mrs. Aouda. Au cas o— il m'arriverait
malheur..."

Une pƒleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police.
Se s‚parer de l'homme qu'il avait suivi pas … pas et avec tant
de persistance! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce d‚sert!
Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en e–t,
malgr‚ ses pr‚ventions, en d‚pit du combat qui se livrait en
lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.

"Je resterai", dit-il.

Quelques instants aprŠs, Mr. Fogg avait serr‚ la main de la
jeune femme; puis, aprŠs lui avoir remis son pr‚cieux sac de
voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.

Mais avant de partir, il avait dit aux soldats:

"Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les
prisonniers!"

Il ‚tait alors midi et quelques minutes.

Mrs. Aouda s'‚tait retir‚e dans une chambre de la gare, et l…,
seule, elle attendait, songeant … Phileas Fogg, … cette
g‚n‚rosit‚ simple et grande, … ce tranquille courage. Mr. Fogg
avait sacrifi‚ sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout
cela sans h‚sitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg
‚tait un h‚ros … ses yeux.

L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait
contenir son agitation. Il se promenait f‚brilement sur le quai
de la gare. Un moment subjugu‚, il redevenait lui-mˆme. Fogg
parti, il comprenait la sottise qu'il avait faite de le laisser
partir. Quoi! cet homme qu'il venait de suivre autour du
monde, il avait consenti … s'en s‚parer! Sa nature reprenait le
dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se traitait comme
s'il e–t ‚t‚ le directeur de la police m‚tropolitaine,
admonestant un agent pris en flagrant d‚lit de na‹vet‚.

"J'ai ‚t‚ inepte!" pensait-il. "L'autre lui aura appris qui
j'‚tais! Il est parti, il ne reviendra pas! O— le reprendre
maintenant? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi,
moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d'arrestation!
D‚cid‚ment je ne suis qu'une bˆte!"

Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures
s'‚coulaient si lentement … son gr‚. Il ne savait que faire.
Quelquefois, il avait envie de tout dire … Mrs. Aouda. Mais il
comprenait comment il serait re‡u par la jeune femme. Quel
parti prendre? Il ‚tait tent‚ de s'en aller … travers les
longues plaines blanches, … la poursuite de ce Fogg! Il ne lui
semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du d‚tachement
‚taient encore imprim‚s sur la neige!... Mais bient“t, sous une
couche nouvelle, toute empreinte s'effa‡a.

Alors le d‚couragement prit Fix. Il ‚prouva comme une
insurmontable envie d'abandonner la partie. Or, pr‚cis‚ment,
cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre
ce voyage, si f‚cond en d‚convenues, lui fut offerte.

En effet, vers deux heures aprŠs midi, pendant que la neige
tombait … gros flocons, on entendit de longs sifflets qui
venaient de l'est. Une ‚norme ombre, pr‚c‚d‚e d'une lueur
fauve, s'avan‡ait lentement, consid‚rablement grandie par les
brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.

Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est.
Les secours r‚clam‚s par le t‚l‚graphe ne pouvaient arriver
sit“t, et le train d'Omaha … San Francisco ne devait passer que
le lendemain. -- On fut bient“t fix‚.

Cette locomotive qui marchait … petite vapeur, en jetant de
grands coups de sifflet, c'‚tait celle qui, aprŠs avoir ‚t‚
d‚tach‚e du train, avait continu‚ sa route avec une si
effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le m‚canicien
inanim‚s. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs
milles; puis, le feu avait baiss‚, faute de combustible; la
vapeur s'‚tait d‚tendue, et une heure aprŠs, ralentissant peu …
peu sa marche, la machine s'arrˆtait enfin … vingt milles
au-del… de la station de Kearney.

Ni le m‚canicien ni le chauffeur n'avaient succomb‚, et, aprŠs
un ‚vanouissement assez prolong‚, ils ‚taient revenus … eux.

La machine ‚tait alors arrˆt‚e. Quand il se vit dans le d‚sert,
la locomotive seule, n'ayant plus de wagons … sa suite, le
m‚canicien comprit ce qui s'‚tait pass‚. Comment la locomotive
avait ‚t‚ d‚tach‚e du train, il ne put le deviner, mais il
n'‚tait pas douteux, pour lui, que le train, rest‚ en arriŠre,
se trouvƒt en d‚tresse. Le m‚canicien n'h‚sita pas sur ce qu'il
devait faire. Continuer la route dans la direction d'Omaha
‚tait prudent; retourner vers le train, que les Indiens
pillaient peut-ˆtre encore, ‚tait dangereux...

N'importe! Des pellet‚es de charbon et de bois furent
engouffr‚es dans le foyer de sa chaudiŠre, le feu se ranima, la
pression monta de nouveau, et, vers deux heures aprŠs midi, la
machine revenait en arriŠre vers la station de Kearney. C'‚tait
elle qui sifflait dans la brume.

Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils
virent la locomotive se mettre en tˆte du train. Ils allaient
pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.

A l'arriv‚e de la machine, Mrs. Aouda avait quitt‚ la gare, et
s'adressant au conducteur:

"Vous allez partir?" lui demanda-t-elle.

"A l'instant, madame."

"Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons..."

"Je ne puis interrompre le service," r‚pondit le conducteur.
"Nous avons d‚j… trois heures de retard."

"Et quand passera l'autre train venant de San Francisco?"

"Demain soir, madame."

"Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre..." .

"C'est impossible," r‚pondit le conducteur. "Si vous voulez
partir, montez en voiture."

"Je ne partirai pas," r‚pondit la jeune femme. Fix avait
entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand
tout moyen de locomotion lui manquait, il ‚tait d‚cid‚ … quitter
Kearney, et maintenant que le train ‚tait l…, prˆt … s'‚lancer,
qu'il n'avait plus qu'… reprendre sa place dans le wagon, une
irr‚sistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui
br–lait les pieds, et il ne pouvait s'en arracher. Le combat
recommen‡ait en lui. La colŠre de l'insuccŠs l'‚touffait. Il
voulait lutter jusqu'au bout.

Cependant les voyageurs et quelques bless‚s -- entre autres le
colonel Proctor, dont l'‚tat ‚tait grave -- avaient pris place
dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la
chaudiŠre surchauff‚e, et la vapeur s'‚chappait par les
soupapes. Le m‚canicien siffla, le train se mit en marche, et
disparut bient“t, mˆlant sa fum‚e blanche au tourbillon des
neiges.

L'inspecteur Fix ‚tait rest‚.

Quelques heures s'‚coulŠrent. Le temps ‚tait fort mauvais, le
froid trŠs vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait
immobile. On e–t pu croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgr‚
la rafale, quittait … chaque instant la chambre qui avait ‚t‚
mise … sa disposition. Elle venait … l'extr‚mit‚ du quai,
cherchant … voir … travers la tempˆte de neige, voulant percer
cette brume qui r‚duisait l'horizon autour d'elle, ‚coutant si
quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait
alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard,
et toujours inutilement.

Le soir se fit. Le petit d‚tachement n'‚tait pas de retour. O—
‚tait-il en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y
avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume,
erraient-ils au hasard? Le capitaine du fort Kearney ‚tait trŠs
inquiet, bien qu'il ne voul–t rien laisser paraŒtre de son
inqui‚tude.

La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensit‚
du froid s'accrut. Le regard le plus intr‚pide n'e–t pas
consid‚r‚ sans ‚pouvante cette obscure immensit‚. Un absolu
silence r‚gnait sur la plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la
pass‚e d'un fauve n'en troublait le calme infini.

Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de
pressentiments sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur
la lisiŠre de la prairie. Son imagination l'emportait au loin
et lui montrait mille dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces
longues heures ne saurait s'exprimer.

Fix ‚tait toujours immobile … la mˆme place, mais, lui non plus,
il ne dormait pas. A un certain moment, un homme s'‚tait
approch‚, lui avait parl‚ mˆme, mais l'agent l'avait renvoy‚,
aprŠs r‚pondu … ses paroles par un signe n‚gatif.

La nuit s'‚coula ainsi. A l'aube, le disque … demi ‚teint du
soleil se leva sur un horizon embrum‚. Cependant la port‚e du
regard pouvait s'‚tendre … une distance de deux milles. C'‚tait
vers le sud que Phileas Fogg et le d‚tachement s'‚taient
dirig‚s.. Le sud ‚tait absolument d‚sert. Il ‚tait alors sept
heures du matin.

Le capitaine, extrˆmement soucieux, ne savait quel parti
prendre. Devait-il envoyer un second d‚tachement au secours du
premier? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de
chances de sauver ceux qui ‚taient sacrifi‚s tout d'abord? Mais
son h‚sitation ne dura pas, et d'un geste, appelant un de ses
lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser une
reconnaissance dans le sud --, quand des coups de feu
‚clatŠrent. Etait-ce un signal? Les soldats se jetŠrent hors
du fort, et … un demi-mille ils aper‡urent une petite troupe qui
revenait en bon ordre.

Mr. Fogg marchait en tˆte, et prŠs de lui Passepartout et les
deux autres voyageurs, arrach‚s aux mains des Sioux.

Il y avait eu combat … dix milles au sud de Kearney. Peu
d'instants avant l'arriv‚e du d‚tachement, Passepartout et ses
deux compagnons luttaient d‚j… contre leurs gardiens, et le
Fran‡ais en avait assomm‚ trois … coups de poing, quand son
maŒtre et les soldats se pr‚cipitŠrent … leur secours.

Tous, les sauveurs et les sauv‚s, furent accueillis par des cris
de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il
leur avait promise, tandis que Passepartout se r‚p‚tait, non
sans quelque raison:

"D‚cid‚ment, il faut avouer que je co–te cher … mon maŒtre!"

Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il e–t
‚t‚ difficile d'analyser les impressions qui se combattaient
alors en lui. Quant … Mrs. Aouda, elle avait pris la main du
gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir
prononcer une parole!

Cependant Passepartout, dŠs son arriv‚e, avait cherch‚ le train
dans la gare. Il croyait le trouver l…, prˆt … filer sur Omaha,
et il esp‚rait que l'on pourrait encore regagner le temps perdu.

"Le train, le train!" s'‚cria-t-il.

"Parti," r‚pondit Fix.

"Et le train suivant, quand passera-t-il?" demanda Phileas
Fogg.

"Ce soir seulement."

"Ah!" r‚pondit simplement l'impassible gentleman.



XXXI


DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRES SERIEUSEMENT LES
INTERETS DE PHILEAS FOGG



Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures.
Passepartout, la cause involontaire de ce retard, ‚tait
d‚sesp‚r‚. Il avait d‚cid‚ment ruin‚ son maŒtre!

En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le
regardant bien en face:

"TrŠs s‚rieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous ˆtes
press‚?"

"TrŠs s‚rieusement," r‚pondit Phileas Fogg.

"J'insiste," reprit Fix. "Vous avez bien int‚rˆt … ˆtre … New
York le 11, avant neuf heures du soir, heure du d‚part du
paquebot de Liverpool?"

"Un int‚rˆt majeur."

"Et si votre voyage n'e–t pas ‚t‚ interrompu par cette attaque
d'Indiens, vous seriez arriv‚ … New York le 11, dŠs le matin?"

"Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot."

"Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et
douze, l'‚cart est de huit. C'est huit heures … regagner.
Voulez-vous tenter de le faire?"

"A pied?" demanda Mr. Fogg.

"Non, en traŒneau," r‚pondit Fix, "en traŒneau … voiles. Un
homme m'a propos‚ ce moyen de transport."

C'‚tait l'homme qui avait parl‚ … l'inspecteur de police pendant
la nuit, et dont Fix avait refus‚ l'offre. Phileas Fogg ne
r‚pondit pas … Fix; mais Fix lui ayant montr‚ l'homme en
question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla …
lui.

Un instant aprŠs, Phileas Fogg et cet Am‚ricain, nomm‚ Mudge,
entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
L…, Mr. Fogg examina un assez singulier v‚hicule, sorte de
chƒssis, ‚tabli sur deux longues poutres, un peu relev‚es …
l'avant comme les semelles d'un traŒneau, et sur lequel cinq ou
six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du chƒssis, sur
l'avant, se dressait un mƒt trŠs ‚lev‚, sur lequel s'enverguait
une immense brigantine. Ce mƒt, solidement retenu par des
haubans m‚talliques, tendait un ‚tai de fer qui servait …
guinder un foc de grande dimension. A l'arriŠre, une sorte de
gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil.

C'‚tait, on le voit, un traŒneau gr‚‚ en sloop. Pendant
l'hiver, sur la plaine glac‚e, lorsque les trains sont arrˆt‚s
par les neiges, ces v‚hicules font des travers‚es extrˆmement
rapides d'une station … l'autre. Ils sont, d'ailleurs,
prodigieusement voil‚s -- plus voil‚s mˆme que ne peut l'ˆtre un
cotre de course, expos‚ … chavirer --, et, vent arriŠre, ils
glissent … la surface des prairies avec une rapidit‚ ‚gale,
sinon sup‚rieure, … celle des express.

En quelques instants, un march‚ fut conclu entre Mr. Fogg et le
patron de cette embarcation de terre. Le vent ‚tait bon. Il
soufflait de l'ouest en grande brise. La neige ‚tait durcie, et
Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures …
la station d'Omaha. L…, les trains sont fr‚quents et les voies
nombreuses, qui conduisent … Chicago et … New York. Il n'‚tait
pas impossible que le retard f–t regagn‚. Il n'y avait donc pas
… h‚siter … tenter l'aventure.

Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une
travers‚e en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait
plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde
de Passepartout … la station de Kearney. L'honnˆte gar‡on se
chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route
meilleure et dans des conditions plus acceptables.

Mrs. Aouda refusa de se s‚parer de Mr. Fogg, et Passepartout se
sentit trŠs heureux de cette d‚termination. En effet, pour rien
au monde il n'e–t voulu quitter son maŒtre, puisque Fix devait
l'accompagner.

Quant … ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait
difficile … dire. Sa conviction avait-elle ‚t‚ ‚branl‚e par le
retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin
extrˆmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire
qu'il serait absolument en s–ret‚ en Angleterre? Peut-ˆtre
l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg ‚tait-elle en effet
modifi‚e. Mais il n'en ‚tait pas moins d‚cid‚ … faire son
devoir et, plus impatient que tous, … presser de tout son
pouvoir le retour en Angleterre.

A huit heures, le traŒneau ‚tait prˆt … partir. Les voyageurs
-- on serait tent‚ de dire les passagers -- y prenaient place et
se serraient ‚troitement dans leurs couvertures de voyage. Les
deux immenses voiles ‚taient hiss‚es, et, sous l'impulsion du
vent, le v‚hicule filait sur la neige durcie avec une rapidit‚
de quarante milles … l'heure.

La distance qui s‚pare le fort Kearney d'Omaha est, en droite
ligne -- … vol d'abeille, comme disent les Am‚ricains --, de
deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures
cette distance pouvait ˆtre franchie. Si aucun incident ne se
produisait, … une heure aprŠs midi le traŒneau devait avoir
atteint Omaha.

Quelle travers‚e! Les voyageurs, press‚s les uns contre les
autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse,
leur e–t coup‚ la parole. Le traŒneau glissait aussi l‚gŠrement
… la surface de la plaine qu'une embarcation … la surface des
eaux --, avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en
rasant la terre, il semblait que le traŒneau f–t enlev‚ du sol
par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. Mudge, au
gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup de
godille il rectifiait les embard‚es que l'appareil tendait …
faire. Toute la toile portait. Le foc avait ‚t‚ perqu‚ et
n'‚tait plus abrit‚ par la brigantine. Un mƒt de hune fut
guind‚, et une flŠche, tendue au vent, ajouta sa puissance
d'impulsion … celle des autres voiles. On ne pouvait l'estimer,
math‚matiquement, mais certainement la vitesse du traŒneau ne
devait pas ˆtre moindre de quarante milles … l'heure.

"Si rien ne casse," dit Mudge, "nous arriverons!"

Et Mudge avait int‚rˆt … arriver dans le d‚lai convenu, car Mr.
Fogg, fidŠle … son systŠme, l'avait all‚ch‚ par une forte prime.

La prairie, que le traŒneau coupait en ligne droite, ‚tait plate
comme une mer. On e–t dit un immense ‚tang glac‚. Le rail-road
qui desservait cette partie du territoire remontait, du
sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville
importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il
suivait pendant tout son parcours la rive droite de
Platte-river. Le traŒneau, abr‚geant cette route, prenait la
corde de l'arc d‚crit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait
craindre d'ˆtre arrˆt‚ par la Platte-river, … ce petit coude
qu'elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux ‚taient
glac‚es. Le chemin ‚tait donc entiŠrement d‚barrass‚
d'obstacles, et Phileas Fogg n'avait donc que deux circonstances
… redouter: une avarie … l'appareil, un changement ou une
tomb‚e du vent.

Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait
… courber le mƒt, que les haubans de fer maintenaient
solidement. Ces filins m‚talliques, semblables aux cordes d'un
instrument, r‚sonnaient comme si un archet e–t provoqu‚ leurs
vibrations. Le traŒneau s'enlevait au milieu d'une harmonie
plaintive, d'une intensit‚ toute particuliŠre.

"Ces cordes donnent la quinte et l'octave", dit Mr. Fogg.

Et ce furent les seules paroles qu'il pronon‡a pendant cette
travers‚e. Mrs. Aouda, soigneusement empaquet‚e dans les
fourrures et les couvertures de voyage, ‚tait, autant que
possible, pr‚serv‚e des atteintes du froid.

Quant … Passepartout, la face rouge comme le disque solaire
quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant.
Avec le fond d'imperturbable confiance qu'il poss‚dait, il
s'‚tait repris … esp‚rer. Au lieu d'arriver le matin … New
York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques
chances pour que ce f–t avant le d‚part du paquebot de
Liverpool.

Passepartout avait mˆme ‚prouv‚ une forte envie de serrer la
main de son alli‚ Fix. Il n'oubliait pas que c'‚tait
l'inspecteur lui-mˆme qui avait procur‚ le traŒneau … voiles,
et, par cons‚quent, le seul moyen qu'il y e–t de gagner Omaha en
temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se
tint dans sa r‚serve accoutum‚e.

En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais,
c'‚tait le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans h‚siter, pour
l'arracher aux mains des Sioux. A cela, Mr. Fogg avait risqu‚
sa fortune et sa vie... Non! son serviteur ne l'oublierait pas!

Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller … des
r‚flexions si diverses, le traŒneau volait sur l'immense tapis
de neige. S'il passait quelques creeks, affluents ou
sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s'en apercevait
pas. Les champs et les cours d'eau disparaissaient sous une
blancheur uniforme. La plaine ‚tait absolument d‚serte.
Comprise entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit
r‚unir Kearney … Saint-Joseph, elle formait comme une grande Œle
inhabit‚e. Pas un village, pas une station, pas mˆme un fort.
De temps en temps, on voyait passer comme un ‚clair quelque
arbre grima‡ant, dont le blanc squelette se tordait sous la
brise. Parfois, des bandes d'oiseaux sauvages s'enlevaient du
mˆme vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes
ombreuses, maigres, affam‚s, pouss‚s par un besoin f‚roce,
luttaient de vitesse avec le traŒneau. Alors Passepartout, le
revolver … la main, se tenait prˆt … faire feu sur les plus
rapproch‚s. Si quelque accident e–t alors arrˆt‚ le traŒneau,
les voyageurs, attaqu‚s par ces f‚roces carnassiers, auraient
couru les plus grands risques. Mais le traŒneau tenait bon, il
ne tardait pas … prendre de l'avance, et bient“t toute la bande
hurlante restait en arriŠre.

A midi, Mudge reconnut … quelques indices qu'il passait le cours
glac‚ de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il ‚tait d‚j…
s–r que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station
d'Omaha.

Et, en effet, il n'‚tait pas une heure, que ce guide habile,
abandonnant la barre, se pr‚cipitait aux drisses des voiles et
les amenait en bande, pendant que le traŒneau, emport‚ par son
irr‚sistible ‚lan, franchissait encore un demi-mille … sec de
toile.

Enfin il s'arrˆta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de
neige, disait:

"Nous sommes arriv‚s."

Arriv‚s! Arriv‚s, en effet, … cette station qui, par des trains
nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des
Etats-Unis!

Passepartout et Fix avaient saut‚ … terre et secouaient leurs
membres engourdis. Ils aidŠrent Mr. Fogg et la jeune femme …
descendre du traŒneau. Phileas Fogg r‚gla g‚n‚reusement avec
Mudge, auquel Passepartout serra la main comme … un ami, et tous
se pr‚cipitŠrent vers la gare d'Omaha.

C'est … cette importante cit‚ du Nebraska que s'arrˆte le chemin
de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du
Mississippi en communication avec le grand oc‚an. Pour aller
d'Omaha … Chicago, le rail-road, sous le nom de
"Chicago-Rock-island-road", court directement dans l'est en
desservant cinquante stations.

Un train direct ‚tait prˆt … partir. Phileas Fogg et ses
compagnons n'eurent que le temps de se pr‚cipiter dans un wagon.
Ils n'avaient rien vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua …
lui-mˆme qu'il n'y avait pas lieu de le regretter, et que ce
n'‚tait pas de voir qu'il s'agissait.

Avec une extrˆme rapidit‚, ce train passa dans l'Etat d'Iowa,
par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il
traversait le Mississippi … Davenport, et par Rock-Island, il
entrait dans l'Illinois. Le lendemain, 10, … quatre heures du
soir il arrivait … Chicago, d‚j… relev‚e de ses ruines, et plus
fiŠrement assise que jamais sur les bords de son beau lac
Michigan.

Neuf cents milles s‚parent Chicago de New York. Les trains ne
manquaient pas … Chicago. Mr. Fogg passa imm‚diatement de l'un
dans l'autre. La fringante locomotive du
"Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road" partit … toute vitesse,
comme si elle e–t compris que l'honorable gentleman n'avait pas
de temps … perdre. Elle traversa comme un ‚clair l'Indiana,
l'Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes
aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des
tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l'Hudson apparut,
et, le 11 d‚cembre, … onze heures un quart du soir, le train
s'arrˆtait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le
"pier" mˆme des steamers de la ligne Cunard, autrement dite
"British and North American royal mail steam packet Co."

Le _China_, … destination de Liverpool, ‚tait parti depuis
quarante-cinq minutes !



XXXII


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
MAUVAISE CHANCE

En partant, le _China_ semblait avoir emport‚ avec lui le
dernier espoir de Phileas Fogg.

En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct
entre l'Am‚rique et l'Europe, ni les transatlantiques fran‡ais,
ni les navires du "White-Star-line", ni les steamers de la
Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres,
ne pouvaient servir les projets du gentleman.

En effet, le _Pereire_, de la Compagnie transatlantique
fran‡aise -- dont les admirables bƒtiments ‚galent en vitesse et
surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans
exception --, ne partait que le surlendemain, 14 d‚cembre. Et
d'ailleurs, de mˆme que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il
n'allait pas directement … Liverpool ou … Londres, mais au
Havre, et cette travers‚e suppl‚mentaire du Havre … Southampton,
en retardant Phileas Fogg, e–t annul‚ ses derniers efforts.

Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le _City-of-Paris_,
mettait en mer le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces
navires sont particuliŠrement affect‚s au transport des
‚migrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant …
la voile qu'… la vapeur, et leur vitesse est m‚diocre. Ils
employaient … cette travers‚e de New York … l'Angleterre plus de
temps qu'il n'en restait … Mr. Fogg pour gagner son pari.

De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en
consultant son _Bradshaw_, qui lui donnait, jour par jour, les
mouvements de la navigation transoc‚anienne.

Passepartout ‚tait an‚anti. Avoir manqu‚ le paquebot de
quarante-cinq minutes, cela le tuait. C'‚tait sa faute … lui,
qui, au lieu d'aider son maŒtre, n'avait cess‚ de semer des
obstacles sur sa route! Et quand il revoyait dans son esprit
tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes
d‚pens‚es en pure perte et dans son seul int‚rˆt, quand il
songeait que cet ‚norme pari, en y joignant les frais
consid‚rables de ce voyage devenu inutile, ruinait complŠtement
Mr. Fogg, il s'accablait d'injures.

Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant
le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots:

"Nous aviserons demain. Venez."

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversŠrent l'Hudson
dans le Jersey-city-ferry-boat, et montŠrent dans un fiacre, qui
les conduisit … l'h“tel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des
chambres furent mises … leur disposition, et la nuit se passa,
courte pour Phileas Fogg, qui dormit d'un sommeil parfait, mais
bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur
agitation ne permit pas de reposer.

Le lendemain, c'‚tait le 12 d‚cembre. Du 12, sept heures du
matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il
restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si
donc Phileas Fogg f–t parti la veille par le _China_, l'un des
meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arriv‚ …
Liverpool, puis … Londres, dans les d‚lais voulus!

Mr. Fogg quitta l'h“tel, seul, aprŠs avoir recommand‚ … son
domestique de l'attendre et de pr‚venir Mrs. Aouda de se tenir
prˆte … tout instant.

Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires
amarr‚s au quai ou ancr‚s dans le fleuve, il rechercha avec soin
ceux qui ‚taient en partance. Plusieurs bƒtiments avaient leur
guidon de d‚part et se pr‚paraient … prendre la mer … la mar‚e
du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il
n'est pas de jour o— cent navires ne fassent route pour tous les
points du monde; mais la plupart ‚taient des bƒtiments … voiles,
et ils ne pouvaient convenir … Phileas Fogg.

Ce gentleman semblait devoir ‚chouer dans sa derniŠre tentative,
quand il aper‡ut, mouill‚ devant la Batterie, … une encablure au
plus, un navire de commerce … h‚lice, de formes fines, dont la
chemin‚e, laissant ‚chapper de gros flocons de fum‚e, indiquait
qu'il se pr‚parait … appareiller.

Phileas Fogg h‚la un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups
d'aviron, il se trouvait … l'‚chelle de l'_Henrietta_, steamer …
coque de fer, dont tous les hauts ‚taient en bois.

Le capitaine de l'_Henrietta_ ‚tait … bord. Phileas Fogg monta
sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se pr‚senta
aussit“t.

C'‚tait un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un
bougon qui ne devait pas ˆtre commode. Gros yeux, teint de
cuivre oxyd‚, cheveux rouges, forte encolure, -- rien de
l'aspect d'un homme du monde.

"Le capitaine?" demanda Mr. Fogg.

"C'est moi."

"Je suis Phileas Fogg, de Londres."

"Et moi, Andrew Speedy, de Cardif."

"Vous allez partir?..."

"Dans une heure."

"Vous ˆtes charg‚ pour..?."

"Bordeaux."

"Et votre cargaison?"

"Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest."

"Vous avez des passagers?"

"Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise
encombrante et raisonnante."

"Votre navire marche bien?"

"Entre onze et douze noeuds. L'_Henrietta_, bien connue."

"Voulez-vous me transporter … Liverpool, moi et trois
personnes?"

"A Liverpool? Pourquoi pas en Chine?"

"Je dis Liverpool."

"Non!"

"Non?"

"Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais …
Bordeaux."

"N'importe quel prix?"

"N'importe quel prix."

Le capitaine avait parl‚ d'un ton qui n'admettait pas de
r‚plique.

"Mais les armateurs de l'_Henrietta_..." reprit Phileas Fogg.

"Les armateurs, c'est moi," r‚pondit le capitaine. "Le navire
m'appartient."

"Je vous affrŠte."

"Non."

"Je vous l'achŠte."

"Non."

Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation ‚tait
grave. Il n'en ‚tait pas de New York comme de Hong-Kong, ni du
capitaine de l'_Henrietta_ comme du patron de la _TankadŠre_.
Jusqu'ici l'argent du gentleman avait toujours eu raison des
obstacles. Cette fois-ci, l'argent ‚chouait.

Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique
en bateau -- … moins de le traverser en ballon --, ce qui e–t
‚t‚ fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'‚tait pas
r‚alisable.

Il paraŒt, pourtant, que Phileas Fogg eut une id‚e, car il dit
au capitaine:

"Eh bien, voulez-vous me mener … Bordeaux?"

"Non, quand mˆme vous me paieriez deux cents dollars!"

"Je vous en offre deux mille (10 000 F)."

"Par personne?"

"Par personne."

"Et vous ˆtes quatre?"

"Quatre."

Le capitaine Speedy commen‡a … se gratter le front, comme s'il
e–t voulu en arracher l'‚piderme. Huit mille dollars … gagner,
sans modifier son voyage, cela valait bien la peine qu'il mŒt de
c“t‚ son antipathie prononc‚e pour toute espŠce de passager.
Des passagers … deux mille dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus
des passagers, c'est de la marchandise pr‚cieuse.

"Je pars … neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et
si vous et les v“tres, vous ˆtes l…?..."

"A neuf heures, nous serons … bord!" r‚pondit non moins
simplement Mr. Fogg.

Il ‚tait huit heures et demie. D‚barquer de l'_Henrietta_,
monter dans une voiture, se rendre … l'h“tel Saint-Nicolas, en
ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et mˆme l'ins‚parable Fix,
auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le
gentleman avec ce calme qui ne l'abandonnait en aucune
circonstance.

Au moment o— l'_Henrietta_ appareillait, tous quatre ‚taient …
bord.

Lorsque Passepartout apprit ce que co–terait cette derniŠre
travers‚e, il poussa un de ces "Oh!" prolong‚s, qui parcourent
tous les intervalles de la gamme chromatique descendante!

Quant … l'inspecteur Fix, il se dit que d‚cid‚ment la Banque
d'Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En
effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jetƒt
pas encore quelques poign‚es … la mer, plus de sept mille livres
(175 000 F) manqueraient au sac … bank-notes!




XXXIII


OU PHILEAS FOGG SE MONTRE A LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES

Une heure aprŠs, le steamer _Henrietta_ d‚passait le Light-boat
qui marque l'entr‚e de l'Hudson, tournait la pointe de
Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journ‚e, il prolongea
Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut
rapidement vers l'est.

Le lendemain, 13 d‚cembre, … midi, un homme monta sur la
passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet
homme ‚tait le capitaine Speedy! Pas le moins du monde. C'‚tait
Phileas Fogg. esq.

Quant au capitaine Speedy, il ‚tait tout bonnement enferm‚ …
clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui d‚notaient
une colŠre, bien pardonnable, pouss‚e jusqu'au paroxysme.

Ce qui s'‚tait pass‚ ‚tait trŠs simple. Phileas Fogg voulait
aller … Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire.
Alors Phileas Fogg avait accept‚ de prendre passage pour
Bordeaux, et, depuis trente heures qu'il ‚tait … bord, il avait
si bien manoeuvr‚ … coups de bank-notes, que l'‚quipage,
matelots et chauffeurs -- ‚quipage un peu interlope, qui ‚tait
en assez mauvais termes avec le capitaine --, lui appartenait.
Et voil… pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du
capitaine Speedy, pourquoi le capitaine ‚tait enferm‚ dans sa
cabine, et pourquoi enfin l'_Henrietta_ se dirigeait vers
Liverpool.

Seulement, il ‚tait trŠs clair, … voir manoeuvrer Mr. Fogg, que
Mr. Fogg avait ‚t‚ marin.

Maintenant, comment finirait l'aventure, on le saurait plus
tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d'ˆtre inquiŠte,
sans en rien dire. Fix, lui, avait ‚t‚ abasourdi tout d'abord.
Quant … Passepartout, il trouvait la chose tout simplement
adorable.

"Entre onze et douze noeuds", avait dit le capitaine Speedy, et
en effet l'_Henrietta_ se maintenait dans cette moyenne de
vitesse.

Si donc -- que de "si" encore! -- si donc la mer ne devenait pas
trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne
survenait aucune avarie au bƒtiment, aucun accident … la
machine, l'_Henrietta_, dans les neuf jours compt‚s du 12
d‚cembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui
s‚parent New York de Liverpool. Il est vrai qu'une fois arriv‚,
l'affaire de l'_Henrietta_ brochant sur l'affaire de la Banque,
cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne
voudrait.

Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans
d'excellentes conditions. La mer n'‚tait pas trop dure; le vent
paraissait fix‚ au nord-est ; les voiles furent ‚tablies, et,
sous ses go‚lettes, l'_Henrietta_ marcha comme un vrai
transatlantique.

Passepartout ‚tait enchant‚. Le dernier exploit de son maŒtre,
dont il ne voulait pas voir les cons‚quences, l'enthousiasmait.
Jamais l'‚quipage n'avait vu un gar‡on plus gai, plus agile. Il
faisait mille amiti‚s aux matelots et les ‚tonnait par ses tours
de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les
boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manoeuvraient
comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des
h‚ros. Sa bonne humeur, trŠs communicative, s'impr‚gnait …
tous. Il avait oubli‚ le pass‚, les ennuis, les p‚rils. Il ne
songeait qu'… ce but, si prŠs d'ˆtre atteint, et parfois il
bouillait d'impatience, comme s'il e–t ‚t‚ chauff‚ par les
fourneaux de l'_Henrietta_. Souvent aussi, le digne gar‡on
tournait autour de Fix; il le regardait d'un oeil " qui en
disait long"! mais il ne lui parlait pas, car il n'existait
plus aucune intimit‚ entre les deux anciens amis.

D'ailleurs Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien! La
conquˆte de l'_Henrietta_, l'achat de son ‚quipage, ce Fogg
manoeuvrant comme un marin consomm‚, tout cet ensemble de choses
l'‚tourdissait. Il ne savait plus que penser! Mais, aprŠs
tout, un gentleman qui commen‡ait par voler cinquante-cinq mille
livres pouvait bien finir par voler un bƒtiment. Et Fix fut
naturellement amen‚ … croire que l'_Henrietta_, dirig‚e par
Fogg, n'allait point du tout … Liverpool, mais dans quelque
point du monde o— le voleur, devenu pirate, se mettrait
tranquillement en s–ret‚! Cette hypothŠse, il faut bien
l'avouer, ‚tait on ne peut plus plausible, et le d‚tective
commen‡ait … regretter trŠs s‚rieusement de s'ˆtre embarqu‚ dans
cette affaire.

Quant au capitaine Speedy, il continuait … hurler dans sa
cabine, et Passepartout, charg‚ de pourvoir … sa nourriture, ne
le faisait qu'en prenant les plus grandes pr‚cautions, quelque
vigoureux qu'il f–t. Mr. Fogg, lui, n'avait plus mˆme l'air de
se douter qu'il y e–t un capitaine … bord.

Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont l…
de mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont
fr‚quentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le
baromŠtre, brusquement abaiss‚, faisait pressentir un changement
prochain dans l'atmosphŠre. En effet, pendant la nuit, la
temp‚rature se modifia, le froid devint plus vif, et en mˆme
temps le vent sauta dans le sud-est.

C'‚tait un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s'‚carter de
sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. N‚anmoins,
la marche du navire fut ralentie, attendu l'‚tat de la mer, dont
les longues lames brisaient contre son ‚trave. Il ‚prouva des
mouvements de tangage trŠs violents, et cela au d‚triment de sa
vitesse. La brise tournait peu … peu … l'ouragan, et l'on
pr‚voyait d‚j… le cas o— l'_Henrietta_ ne pourrait plus se
maintenir debout … la lame. Or, s'il fallait fuir, c'‚tait
l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances.

Le visage de Passepartout se rembrunit en mˆme temps que le
ciel, et, pendant deux jours, l'honnˆte gar‡on ‚prouva de
mortelles transes.

Mais Phileas Fogg ‚tait un marin hardi, qui savait tenir tˆte …
la mer, et il fit toujours route, mˆme sans se mettre sous
petite vapeur. L'_Henrietta_, quand elle ne pouvait s'‚lever …
la lame, passait au travers, et son pont ‚tait balay‚ en grand,
mais elle passait.

Quelquefois aussi l'h‚lice ‚mergeait, battant l'air de ses
branches affol‚es, lorsqu'une montagne d'eau soulevait l'arriŠre
hors des flots, mais le navire allait toujours de l'avant.

Toutefois le vent ne fraŒchit pas autant qu'on aurait pu le
craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une
vitesse de quatre-vingt-dix milles … l'heure. Il se tint au
grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de
la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et
cependant, ainsi qu'on va le voir, il e–t ‚t‚ bien utile de
venir en aide … la vapeur!

Le 16 d‚cembre, c'‚tait le soixante quinziŠme jour ‚coul‚ depuis
le d‚part de Londres. En somme, l'_Henrietta_ n'avait pas
encore un retard inqui‚tant. La moiti‚ de la travers‚e ‚tait …
peu prŠs faite, et les plus mauvais parages avaient ‚t‚
franchis. En ‚t‚, on e–t r‚pondu du succŠs. En hiver, on ‚tait
… la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se pronon‡ait
pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait d‚faut,
du moins il comptait sur la vapeur. Or, ce jour-l…, le
m‚canicien ‚tant mont‚ sur le pont, rencontra Mr. Fogg et
s'entretint assez vivement avec lui.

Sans savoir pourquoi -- par un pressentiment sans doute --,
Passepartout ‚prouva comme une vague inqui‚tude. Il e–t donn‚
une de ses oreilles pour entendre de l'autre ce qui se disait
l…. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre
autres, prononc‚s par son maŒtre:

"Vous ˆtes certain de ce que vous avancez?"

"Certain, monsieur," r‚pondit le m‚canicien. "N'oubliez pas
que, depuis notre d‚part, nous chauffons avec tous nos fourneaux
allum‚s, et si nous avions assez de charbon pour aller … petite
vapeur de New York … Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour
aller … toute vapeur de New York … Liverpool!"

"J'aviserai", r‚pondit Mr. Fogg.

Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inqui‚tude
mortelle. Le charbon allait manquer!

"Ah! si mon maŒtre pare celle-l…," se dit-il, "d‚cid‚ment ce
sera un fameux homme!"

Et ayant rencontr‚ Fix, il ne put s'empˆcher de le mettre au
courant de la situation.

"Alors," lui r‚pondit l'agent les dents serr‚es, "vous croyez
que nous allons … Liverpool!"

"Parbleu!"

"Imb‚cile!" r‚pondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les
‚paules.

Passepartout fut sur le point de relever vertement le
qualificatif, dont il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie
signification; mais il se dit que l'infortun‚ Fix devait ˆtre
trŠs d‚sappoint‚, trŠs humili‚ dans son amour-propre, aprŠs
avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde,
et il passa condamnation.

Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela ‚tait
difficile … imaginer. Cependant, il paraŒt que le flegmatique
gentleman en prit un, car le soir mˆme il fit venir le
m‚canicien et lui dit:

"Poussez les feux et faites route jusqu'… complet ‚puisement du
combustible."

Quelques instants aprŠs, la chemin‚e de l'_Henrietta_ vomissait
des torrents de fum‚e.

Le navire continua donc de marcher … toute vapeur; mais ainsi
qu'il l'avait annonc‚, deux jours plus tard, le 18, le
m‚canicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journ‚e.

"Que l'on ne laisse pas baisser les feux," r‚pondit Mr. Fogg.
"Au contraire. Que l'on charge les soupapes."

Ce jour-l…, vers midi, aprŠs avoir pris hauteur et calcul‚ la
position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il
lui donna l'ordre d'aller chercher le capitaine Speedy. C'‚tait
comme si on e–t command‚ … ce brave gar‡on d'aller d‚chaŒner un
tigre, et il descendit dans la dunette, se disant:

"Positivement il sera enrag‚!"

En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de
jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'‚tait
le capitaine Speedy. Il ‚tait ‚vident qu'elle allait ‚clater.

"O— sommes-nous?" telles furent les premiŠres paroles qu'il
pronon‡a au milieu des suffocations de la colŠre, et certes,
pour peu que le digne homme e–t ‚t‚ apoplectique, il n'en serait
jamais revenu.

"O— sommes-nous?" r‚p‚ta-t-il, la face congestionn‚e.

"A sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues),
r‚pondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.

"Pirate!" s'‚cria Andrew Speedy.

"Je vous ai fait venir, monsieur..."

"Ecumeur de mer!"

"...monsieur," reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre
votre navire.

"Non! de par tous les diables, non!"

"C'est que je vais ˆtre oblig‚ de le br–ler."

"Br–ler mon navire!"

"Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de
combustible."

"Br–ler mon navire! s'‚cria le capitaine Speedy, qui ne pouvait
mˆme plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante
mille dollars (250 000 F)."

"En voici soixante mille (300 000 F)!" r‚pondit Phileas Fogg, en
offrant au capitaine une liasse de bank-notes.

Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas
Am‚ricain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause
une certaine ‚motion. Le capitaine oublia en un instant sa
colŠre, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager.
Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire
d'or!... La bombe ne pouvait d‚j… plus ‚clater. Mr. Fogg en
avait arrach‚ la mŠche.

"Et la coque en fer me restera," dit-il d'un ton singuliŠrement
radouci.

"La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu?"

"Conclu."

Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta
et les fit disparaŒtre dans sa poche.

Pendant cette scŠne, Passepartout ‚tait blanc. Quant … Fix, il
faillit avoir un coup de sang. PrŠs de vingt mille livres
d‚pens‚es, et encore ce Fogg qui abandonnait … son vendeur la
coque et la machine, c'est-…-dire presque la valeur totale du
navire! Il est vrai que la somme vol‚e … la banque s'‚levait …
cinquante-cinq mille livres!

Quand Andrew Speedy eut empoch‚ l'argent:

"Monsieur," lui dit Mr. Fogg, "que tout ceci ne vous ‚tonne pas.
Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu
… Londres le 21 d‚cembre, … huit heures quarante-cinq du soir.
Or, j'avais manqu‚ le paquebot de New York, et comme vous
refusiez de me conduire … Liverpool..."

"Et j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer,
"s'‚cria Andrew Speedy, "puisque j'y gagne au moins quarante
mille dollars."

Puis, plus pos‚ment:

"Savez-vous une chose," ajouta-t-il, "capitaine?..."

"Fogg."

"Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous."

Et aprŠs avoir fait … son passager ce qu'il croyait ˆtre un
compliment, il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit:

"Maintenant ce navire m'appartient?"

"Certes, de la quille … la pomme des mƒts, pour tout ce qui est
bois, s'entend!"

"Bien. Faites d‚molir les am‚nagements int‚rieurs et chauffez
avec ces d‚bris."

On juge ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir
la vapeur en suffisante pression. Ce jour-l…, la dunette, les
rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y
passa.

Le lendemain, 19 d‚cembre, on br–la la mƒture, les dromes, les
esparres. On abattit les mƒts, on les d‚bita … coups de hache.
L'‚quipage y mettait un zŠle incroyable. Passepartout,
taillant, coupant, sciant, faisait l'ouvrage de dix hommes.
C'‚tait une fureur de d‚molition.

Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les
oeuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent d‚vor‚s.
L'_Henrietta_ n'‚tait plus qu'un bƒtiment ras‚ comme un ponton.

Mais, ce jour-l…, on avait eu connaissance de la c“te d'Irlande
et du feu de Fastenet.

Toutefois, … dix heures du soir, le navire n'‚tait encore que
par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que
vingt-quatre heures pour atteindre Londres! Or, c'‚tait le
temps qu'il fallait … l'_Henrietta_ pour gagner Liverpool, --
mˆme en marchant … toute vapeur. Et la vapeur allait manquer
enfin … l'audacieux gentleman!

"Monsieur," lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini
par s'int‚resser … ses projets, "je vous plains vraiment. Tout
est contre vous! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.

"Ah!" fit Mr. Fogg, "c'est Queenstown, cette ville dont nous
apercevons les feux?"

"Oui."

"Pouvons-nous entrer dans le port?"

"Pas avant trois heures. A pleine mer seulement."

"Attendons!" r‚pondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser
voir sur son visage que, par une suprˆme inspiration, il allait
tenter de vaincre encore une fois la chance contraire!

En effet, Queenstown est un port de la c“te d'Irlande dans
lequel les transatlantiques qui viennent des Etats-Unis jettent
en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emport‚es …
Dublin par des express toujours prˆts … partir. De Dublin elles
arrivent … Liverpool par des steamers de grande vitesse, --
devan‡ant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides
des compagnies maritimes.

Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Am‚rique,
Phileas Fogg pr‚tendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur
l'_Henrietta_, le lendemain soir, … Liverpool, il y serait …
midi, et, par cons‚quent, il aurait le temps d'ˆtre … Londres
avant huit heures quarante-cinq minutes du soir.

Vers une heure du matin, l'_Henrietta_ entrait … haute mer dans
le port de Queenstown, et Phileas Fogg, aprŠs avoir re‡u une
vigoureuse poign‚e de main du capitaine Speedy, le laissait sur
la carcasse ras‚e de son navire, qui valait encore la moiti‚ de
ce qu'il l'avait vendue!

Les passagers d‚barquŠrent aussit“t. Fix, … ce moment, eut une
envie f‚roce d'arrˆter le sieur Fogg. Il ne le fit pas,
pourtant!

Pourquoi? Quel combat se livrait donc en lui? Etait-il revenu
sur le compte de Mr. Fogg? Comprenait-il enfin qu'il s'‚tait
tromp‚? Toutefois, Fix n'abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui,
avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps
de respirer, il montait dans le train de Queenstown … une heure
et demi du matin, arrivait … Dublin au jour naissant, et
s'embarquait aussit“t sur un des steamers -- vrais fuseaux
d'acier, tout en machine -- qui, d‚daignant de s'‚lever … la
lame, passent invariablement au travers.

A midi moins vingt, le 21 d‚cembre, Phileas Fogg d‚barquait
enfin sur le quai de Liverpool. Il n'‚tait plus qu'… six heures
de Londres.

Mais … ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'‚paule,
et, exhibant son mandat:

"Vous ˆtes le sieur Phileas Fogg?" dit-il.

"Oui, monsieur."

"Au nom de la reine, je vous arrˆte!"



XXXIV


QUI PROCURE A PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
ATROCE, MAIS PEUT-ETRE INEDIT

Phileas Fogg ‚tait en prison. On l'avait enferm‚ dans le poste
de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer
la nuit en attendant son transfŠrement … Londres.

Au moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se
pr‚cipiter sur le d‚tective. Des policemen le retinrent. Mrs.
Aouda, ‚pouvant‚e par la brutalit‚ du fait, ne sachant rien, n'y
pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la
situation. Mr. Fogg, cet honnˆte et courageux gentleman, auquel
elle devait la vie, ‚tait arrˆt‚ comme voleur. La jeune femme
protesta contre une telle all‚gation, son coeur s'indigna, et
des pleurs coulŠrent de ses yeux, quand elle vit qu'elle ne
pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.

Quant … Fix, il avait arrˆt‚ le gentleman parce que son devoir
lui commandait de l'arrˆter, f–t-il coupable ou non. La justice
en d‚ciderait. Mais alors une pens‚e vint … Passepartout, cette
pens‚e terrible qu'il ‚tait d‚cid‚ment la cause de tout ce
malheur! En effet, pourquoi avait il cach‚ cette aventure … Mr.
Fogg? Quand Fix avait r‚v‚l‚ et sa qualit‚ d'inspecteur de
police et la mission dont il ‚tait charg‚, pourquoi avait-il
pris sur lui de ne point avertir son maŒtre?

Celui-ci, pr‚venu, aurait sans doute donn‚ … Fix des preuves de
son innocence ; il lui aurait d‚montr‚ son erreur ; en tout cas,
il n'e–t pas v‚hicul‚ … ses frais et … ses trousses ce
malencontreux agent, dont le premier soin avait ‚t‚ de
l'arrˆter, au moment o— il mettait le pied sur le sol du
Royaume-Uni. En songeant … ses fautes, … ses imprudences, le
pauvre gar‡on ‚tait pris d'irr‚sistibles remords. Il pleurait,
il faisait peine … voir. Il voulait se briser la tˆte!

Mrs. Aouda et lui ‚taient rest‚s, malgr‚ le froid, sous le
p‚ristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre
quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr.
Fogg.

Quant … ce gentleman, il ‚tait bien et d–ment ruin‚, et cela au
moment o— il allait atteindre son but. Cette arrestation le
perdait sans retour. Arriv‚ … midi moins vingt … Liverpool, le
21 d‚cembre, il avait jusqu'… huit heures quarante-cinq minutes
pour se pr‚senter au Reform-Club, soit neuf heures quinze
minutes, -- et il ne lui en fallait que six pour atteindre
Londres.

En ce moment, qui e–t p‚n‚tr‚ dans le poste de la douane e–t
trouv‚ Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans
colŠre, imperturbable. R‚sign‚, on n'e–t pu le dire, mais ce
dernier coup n'avait pu l'‚mouvoir, au moins en apparence.
S'‚tait-il form‚ en lui une de ces rages secrŠtes, terribles
parce qu'elles sont contenues, et qui n'‚clatent qu'au dernier
moment avec une force irr‚sistible? On ne sait. Mais Phileas
Fogg ‚tait l…, calme, attendant... quoi?

Conservait-il quelque espoir? Croyait-il encore au succŠs, quand
la porte de cette prison ‚tait ferm‚e sur lui?

Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement pos‚ sa montre
sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une
parole ne s'‚chappait de ses lŠvres, mais son regard avait une
fixit‚ singuliŠre.

En tout cas, la situation ‚tait terrible, et, pour qui ne
pouvait lire dans cette conscience, elle se r‚sumait ainsi:

Honnˆte homme, Phileas Fogg ‚tait ruin‚.

Malhonnˆte homme, il ‚tait pris.

Eut-il alors la pens‚e de se sauver? Songea-t-il … chercher si
ce poste pr‚sentait une issue praticable? Pensa-t-il … fuir? On
serait tent‚ de le croire, car, … un certain moment, il fit le
tour de la chambre. Mais la porte ‚tait solidement ferm‚e et la
fenˆtre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et
il tira de son portefeuille l'itin‚raire du voyage. Sur la
ligne qui portait ces mots:

"21 d‚cembre, samedi, Liverpool", il ajouta:

"80e jour, 11 h 40 du matin", et il attendit.

Une heure sonna … l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata
que sa montre avan‡ait de deux minutes sur cette horloge.

Deux heures! En admettant qu'il montƒt en ce moment dans un
express, il pouvait encore arriver … Londres et au Reform-Club
avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa
l‚gŠrement...

A deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors,
un vacarme de portes qui s'ouvraient. On entendait la voix de
Passepartout, on entendait la voix de Fix.

Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.

La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout,
Fix, qui se pr‚cipitŠrent vers lui.

Fix ‚tait hors d'haleine, les cheveux en d‚sordre... Il ne
pouvait parler!

"Monsieur," balbutia-t-il, "monsieur... pardon... une
ressemblance d‚plorable.... Voleur arrˆt‚ depuis trois jours...
vous... libre!..."

Phileas Fogg ‚tait libre! Il alla au d‚tective. Il le regarda
bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il e–t
jamais fait e–t qu'il d–t jamais faire de sa vie, il ramena ses
deux bras en arriŠre, puis, avec la pr‚cision d'un automate, il
frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.

"Bien tap‚!" s'‚cria Passepartout, qui, se permettant un atroce
jeu de mots, bien digne d'un Fran‡ais, ajouta: "Pardieu voil…
ce qu'on peut appeler une belle application de poings
d'Angleterre!"

Fix, renvers‚, ne pronon‡a pas un mot. Il n'avait que ce qu'il
m‚ritait. Mais aussit“t Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout
quittŠrent la douane. Ils se jetŠrent dans une voiture, et, en
quelques minutes, ils arrivŠrent … la gare de Liverpool.
Phileas Fogg demanda s'il y avait un express prˆt … partir pour
Londres...

Il ‚tait deux heures quarante... L'express ‚tait parti depuis
trente-cinq minutes. Phileas Fogg commanda alors un train
sp‚cial.

Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression;
mais, attendu les exigences du service, le train sp‚cial ne put
quitter la gare avant trois heures.

A trois heures, Phileas Fogg, aprŠs avoir dit quelques mots au
m‚canicien d'une certaine prime … gagner, filait dans la
direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son
fidŠle serviteur.

Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui
s‚pare Liverpool de Londres --, chose trŠs faisable, quand la
voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards
forc‚s, et, quand le gentleman arriva … la gare, neuf heures
moins dix sonnaient … toutes les horloges de Londres.

Phileas Fogg, aprŠs avoir accompli ce voyage autour du monde,
arrivait avec un retard de cinq minutes!...

Il avait perdu.



XXXV


DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS REPETER DEUX FOIS
L'ORDRE QUE SON MAITRE LUI DONNE

Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient ‚t‚ bien
surpris, si on leur e–t affirm‚ que Mr. Fogg avait r‚int‚gr‚ son
domicile. Portes et fenˆtres, tout ‚tait clos. Aucun
changement ne s'‚tait produit … l'ext‚rieur.

En effet, aprŠs avoir quitt‚ la gare, Phileas Fogg avait donn‚ …
Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il ‚tait
rentr‚ dans sa maison.

Ce gentleman avait re‡u avec son impassibilit‚ habituelle le
coup qui le frappait. Ruin‚! et par la faute de ce maladroit
inspecteur de police ! AprŠs avoir march‚ d'un pas s–r pendant
ce long parcours, aprŠs avoir renvers‚ mille obstacles, brav‚
mille dangers, ayant encore trouv‚ le temps de faire quelque
bien sur sa route, ‚chouer au port devant un fait brutal, qu'il
ne pouvait pr‚voir, et contre lequel il ‚tait d‚sarm‚: cela
‚tait terrible! De la somme consid‚rable qu'il avait emport‚e
au d‚part, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa
fortune ne se composait plus que des vingt mille livres d‚pos‚es
chez Baring frŠres, et ces vingt mille livres, il les devait …
ses collŠgues du Reform-Club. AprŠs tant de d‚penses faites, ce
pari gagn‚ ne l'e–t pas enrichi sans doute, et il est probable
qu'il n'avait pas cherch‚ … s'enrichir -- ‚tant de ces hommes
qui parient pour l'honneur --, mais ce pari perdu le ruinait
totalement. Au surplus, le parti du gentleman ‚tait pris. Il
savait ce qui lui restait … faire.

Une chambre de la maison de Saville-row avait ‚t‚ r‚serv‚e …
Mrs. Aouda. La jeune femme ‚tait d‚sesp‚r‚e. A certaines
paroles prononc‚es par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci
m‚ditait quelque projet funeste.

On sait, en effet, … quelles d‚plorables extr‚mit‚s se portent
quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une id‚e
fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l'air, surveillait-il
son maŒtre.

Mais, tout d'abord, l'honnˆte gar‡on ‚tait mont‚ dans sa chambre
et avait ‚teint le bec qui br–lait depuis quatre-vingts jours.
Il avait trouv‚ dans la boŒte aux lettres une note de la
Compagnie du gaz, et il pensa qu'il ‚tait plus que temps
d'arrˆter ces frais dont il ‚tait responsable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s'‚tait couch‚, mais avait-il dormi?
Quant … Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de
repos. Passepartout, lui, avait veill‚ comme un chien … la
porte de son maŒtre.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes
fort brefs, de s'occuper du d‚jeuner de Mrs. Aouda. Pour lui,
il se contenterait d'une tasse de th‚ et d'une r“tie. Mrs.
Aouda voudrait bien l'excuser pour le d‚jeuner et le dŒner, car
tout son temps ‚tait consacr‚ … mettre ordre … ses affaires. Il
ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait … Mrs.
Aouda la permission de l'entretenir pendant quelques instants.

Passepartout, ayant communication du programme de la journ‚e,
n'avait plus qu'… s'y conformer. Il regardait son maŒtre
toujours impassible, et il ne pouvait se d‚cider … quitter sa
chambre. Son coeur ‚tait gros, sa conscience bourrel‚e de
remords, car il s'accusait plus que jamais de cet irr‚parable
d‚sastre. Oui! s'il e–t pr‚venu Mr. Fogg, s'il lui e–t d‚voil‚
les projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas
traŒn‚ l'agent Fix jusqu'… Liverpool, et alors...

Passepartout ne put plus y tenir. "Mon maŒtre! monsieur Fogg!
s'‚cria-t-il, maudissez-moi. C'est par ma faute que..."

"Je n'accuse personne," r‚pondit Phileas Fogg du ton le plus
calme. "Allez."

Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, …
laquelle il fit connaŒtre les intentions de son maŒtre.
"Madame," ajouta-t-il, "je ne puis rien par moi-mˆme, rien! Je
n'ai aucune influence sur l'esprit de mon maŒtre. Vous,
peut-ˆtre..."

"Quelle influence aurais-je," r‚pondit Mrs. Aouda. "Mr. Fogg
n'en subit aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance
pour lui ‚tait prˆte … d‚border! A-t-il jamais lu dans mon
coeur!... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul
instant. Vous dites qu'il a manifest‚ l'intention de me parler
ce soir?"

"Oui, madame. Il s'agit sans doute de sauvegarder votre
situation en Angleterre."

"Attendons", r‚pondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.

Ainsi, pendant cette journ‚e du dimanche, la maison de
Saville-row fut comme si elle e–t ‚t‚ inhabit‚e, et, pour la
premiŠre fois depuis qu'il demeurait dans cette maison, Phileas
Fogg n'alla pas … son club, quand onze heures et demie sonnŠrent
… la tour du Parlement.

Et pourquoi ce gentleman se f–t-il pr‚sent‚ au Reform-Club? Ses
collŠgues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir,
… cette date fatale du samedi 21 d‚cembre, … huit heures
quarante-cinq, Phileas Fogg n'avait pas paru dans le salon du
Reform-Club, son pari ‚tait perdu. Il n'‚tait mˆme pas
n‚cessaire qu'il allƒt chez son banquier pour y prendre cette
somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les
mains un chŠque sign‚ de lui, et il suffisait d'une simple
‚criture … passer chez Baring frŠres, pour que les vingt mille
livres fussent port‚es … leur cr‚dit.

Mr. Fogg n'avait donc pas … sortir, et il ne sortit pas. Il
demeura dans sa chambre et mit ordre … ses affaires.
Passepartout ne cessa de monter et de descendre l'escalier de la
maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce
pauvre gar‡on. Il ‚coutait … la porte de la chambre de son
maŒtre, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre
indiscr‚tion! Il regardait par le trou de la serrure, et il
s'imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait … chaque
instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait … Fix, mais
un revirement s'‚tait fait dans son esprit. Il n'en voulait
plus … l'inspecteur de police. Fix s'‚tait tromp‚ comme tout le
monde … l'‚gard de Phileas Fogg, et, en le filant, en
l'arrˆtant, il n'avait fait que son devoir, tandis que lui...
Cette pens‚e l'accablait, et il se tenait pour le dernier des
mis‚rables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'ˆtre
seul, il frappait … la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa
chambre, il s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il
regardait la jeune femme toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander … Mrs.
Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants aprŠs,
la jeune femme et lui ‚taient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s'assit prŠs de la chemin‚e, en
face de Mrs. Aouda. Son visage ne refl‚tait aucune ‚motion. Le
Fogg du retour ‚tait exactement le Fogg du d‚part. Mˆme calme,
mˆme impassibilit‚.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux
sur Mrs. Aouda:

"Madame," dit-il, "me pardonnerez-vous de vous avoir amen‚e en
Angleterre?"

"Moi, monsieur Fogg!..." r‚pondit Mrs. Aouda, en comprimant les
battements de son coeur.

"Veuillez me permettre d'achever," reprit Mr. Fogg. "Lorsque
j'eus la pens‚e de vous entraŒner loin de cette contr‚e, devenue
si dangereuse pour vous, j'‚tais riche, et je comptais mettre
une partie de ma fortune … votre disposition. Votre existence
e–t ‚t‚ heureuse et libre. Maintenant, je suis ruin‚."

"Je le sais, monsieur Fogg," r‚pondit la jeune femme, "et je
vous demanderai … mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir
suivi, et -- qui sait? -- d'avoir peut-ˆtre, en vous retardant,
contribu‚ … votre ruine?"

"Madame, vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut
n'‚tait assur‚ que si vous vous ‚loigniez assez pour que ces
fanatiques ne pussent vous reprendre.

"Ainsi, monsieur Fogg," reprit Mrs. Aouda, "non content de
m'arracher … une mort horrible, vous vous croyiez encore oblig‚
d'assurer ma position … l'‚tranger?"

"Oui, madame," r‚pondit Fogg, "mais les ‚v‚nements ont tourn‚
contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la
permission de disposer en votre faveur."

"Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous?" demanda Mrs.
Aouda.

"Moi, madame," r‚pondit froidement le gentleman, "je n'ai besoin
de rien."

"Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous
attend?"

"Comme il convient de le faire," r‚pondit Mr. Fogg.

"En tout cas," reprit Mrs. Aouda, "la misŠre ne saurait
atteindre un homme tel que vous. Vos amis..."

"Je n'ai point d'amis, madame."

"Vos parents..."

"Je n'ai plus de parents."

"Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une
triste chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos peines. On
dit cependant qu'… deux la misŠre elle-mˆme est supportable
encore!"

"On le dit, madame."

"Monsieur Fogg," dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa
main au gentleman, "voulez-vous … la fois d'une parente et d'une
amie? Voulez-vous de moi pour votre femme?"

Mr. Fogg, … cette parole, s'‚tait lev‚ … son tour. Il y avait
comme un reflet inaccoutum‚ dans ses yeux, comme un tremblement
sur ses lŠvres. Mrs. Aouda le regardait. La sinc‚rit‚, la
droiture, la fermet‚ et la douceur de ce beau regard d'une noble
femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout,
l'‚tonnŠrent d'abord, puis le p‚n‚trŠrent. Il ferma les yeux un
instant, comme pour ‚viter que ce regard ne s'enfon‡ƒt plus
avant... Quand il les rouvrit:

"Je vous aime!" dit-il simplement. "Oui, en v‚rit‚, par tout
ce qu'il y a de plus sacr‚ au monde, je vous aime, et je suis
tout … vous!"

"Ah!..." s'‚cria Mrs. Aouda, en portant la main … son coeur.

Passepartout fut sonn‚. Il arriva aussit“t. Mr. Fogg tenait
encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout
comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au z‚nith des
r‚gions tropicales.

Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller
pr‚venir le r‚v‚rend Samuel Wilson, de la paroisse de
Mary-le-Bone.

Passepartout sourit de son meilleur sourire.

"Jamais trop tard", dit-il.

Il n'‚tait que huit heures cinq.

"Ce serait pour demain, lundi!" dit-il.

"Pour demain lundi?" demanda Mr. Fogg en regardant la jeune
femme.

"Pour demain lundi!" r‚pondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit,
tout courant.



XXXVI

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHE

Il est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'‚tait
produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du
vrai voleur de la Banque un certain James Strand -- qui avait eu
lieu le 17 d‚cembre, … Edimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg ‚tait un criminel que la police
poursuivait … outrance, et maintenant c'‚tait le plus honnˆte
gentleman, qui accomplissait math‚matiquement son excentrique
voyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs
pour ou contre, qui avaient d‚j… oubli‚ cette affaire,
ressuscitŠrent comme par magie. Toutes les transactions
redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il
faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle ‚nergie. Le
nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le march‚.

Les cinq collŠgues du gentleman, au Reform-Club, passŠrent ces
trois jours dans une certaine inqui‚tude. Ce Phileas Fogg
qu'ils avaient oubli‚ reparaissait … leurs yeux! O— ‚tait-il en
ce moment? Le 17 d‚cembre --, jour o— James Strand fut arrˆt‚
--, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg ‚tait
parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il succomb‚? Avait-il
renonc‚ … la lutte, ou continuait il sa marche suivant
l'itin‚raire convenu? Et le samedi 21 d‚cembre, … huit heures
quarante-cinq du soir, allait-il apparaŒtre, comme le dieu de
l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club?

Il faut renoncer … peindre l'anxi‚t‚ dans laquelle, pendant
trois jours, v‚cut tout ce monde de la soci‚t‚ anglaise. On
lan‡a des d‚pˆches en Am‚rique, en Asie, pour avoir des
nouvelles de Phileas Fogg! On envoya matin et soir observer la
maison de Saville-row,... Rien. La police elle-mˆme ne savait
plus ce qu'‚tait devenu le d‚tective Fix, qui s'‚tait si
malencontreusement jet‚ sur une fausse piste. Ce qui n'empˆcha
pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste
‚chelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au
dernier tournant. On ne le cotait plus … cent, mais … vingt,
mais … dix, mais … cinq, et le vieux paralytique, Lord
Albermale, le prenait, lui, … ‚galit‚.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans
les rues voisines. On e–t dit un immense attroupement de
courtiers, ‚tablis en permanence aux abords du Reform-Club. La
circulation ‚tait empˆch‚e. On discutait, on disputait, on
criait les cours du "Phileas Fogg", comme ceux des fonds
anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine … contenir le
populaire, et … mesure que s'avan‡ait l'heure … laquelle devait
arriver Phileas Fogg, l'‚motion prenait des proportions
invraisemblables.

Ce soir-l…, les cinq collŠgues du gentleman ‚taient r‚unis
depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux
banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l'ing‚nieur Andrew
Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque
d'Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec
anxi‚t‚.

Au moment o— l'horloge du grand salon marqua huit heures
vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit:

"Messieurs, dans vingt minutes, le d‚lai convenu entre Mr.
Phileas Fogg et nous sera expir‚."

"A quelle heure est arriv‚ le dernier train de Liverpool?"
demanda Thomas Flanagan.

"A sept heures vingt-trois," r‚pondit Gauthier Ralph, "et le
train suivant n'arrive qu'… minuit dix."

"Eh bien, messieurs," reprit Andrew Stuart, "si Phileas Fogg
‚tait arriv‚ par le train de sept heures vingt-trois, il serait
d‚j… ici. Nous pouvons donc consid‚rer le pari comme gagn‚."

"Attendons, ne nous pronon‡ons pas," r‚pondit Samuel Fallentin.
"Vous voyez que notre collŠgue est un excentrique de premier
ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n'arrive
jamais ni trop tard ni trop t“t, et il apparaŒtrait ici … la
derniŠre minute, que je n'en serais pas autrement surpris."

"Et moi," dit Andrew Stuart, "qui ‚tait, comme toujours, trŠs
nerveux, je le verrais je n'y croirais pas."

"En effet," reprit Thomas Flanagan, "le projet de Phileas Fogg
‚tait insens‚. Quelle que f–t son exactitude, il ne pouvait
empˆcher des retards in‚vitables de se produire, et un retard de
deux ou trois jours seulement suffisait … compromettre son
voyage."

"Vous remarquerez, d'ailleurs," ajouta John Sullivan, que nous
n'avons re‡u aucune nouvelle de notre collŠgue et cependant, les
fils t‚l‚graphiques ne manquaient pas sur son itin‚raire."

"Il a perdu, messieurs," reprit Andrew Stuart, "il a cent fois
perdu!"

"Vous savez, d'ailleurs, que le _China_ -- le seul paquebot de
New York qu'il p–t prendre pour venir … Liverpool en temps utile
-- est arriv‚ hier. Or, voici la liste des passagers, publi‚e
par la _Shipping Gazette_, et le nom de Phileas Fogg n'y figure
pas. En admettant les chances les plus favorables, notre
collŠgue est … peine en Am‚rique!"

J'estime … vingt jours, au moins, le retard qu'il subira sur la
date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi,
pour ses cinq mille livres!"

"C'est ‚vident," r‚pondit Gauthier Ralph, "et demain nous
n'aurons qu'… pr‚senter chez Baring frŠres le chŠque de Mr.
Fogg."

En ce moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante.

"Encore cinq minutes", dit Andrew Stuart.

Les cinq collŠgues se regardaient. On peut croire que les
battements de leur coeur avaient subi une l‚gŠre acc‚l‚ration,
car enfin, mˆme pour de beaux joueurs, la partie ‚tait forte!
Mais ils n'en voulaient rien laisser paraŒtre, car, sur la
proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place … une table
de jeu.

"Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le
pari," dit Andrew Stuart en s'asseyant, "quand mˆme on m'en
offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!"

L'aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux
minutes.

Les joueurs avaient pris les cartes, mais, … chaque instant,
leur regard se fixait sur l'horloge. On peut affirmer que,
quelle que f–t leur s‚curit‚, jamais minutes ne leur avaient
paru si longues!

"Huit heures quarante-trois", dit Thomas Flanagan, en coupant le
jeu que lui pr‚sentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club ‚tait
tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la
foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de
l'horloge battait la seconde avec une r‚gularit‚ math‚matique.
Chaque joueur pouvait compter les divisions sexag‚simales qui
frappaient son oreille.

"Huit heures quarante-quatre!" dit John Sullivan d'une voix dans
laquelle on sentait une ‚motion involontaire.

Plus qu'une minute, et le pari ‚tait gagn‚. Andrew Stuart et
ses collŠgues ne jouaient plus. Ils avaient abandonn‚ les
cartes! Ils comptaient les secondes!

A la quarantiŠme seconde, rien. A la cinquantiŠme, rien encore!

A la cinquante-cinquiŠme, on entendit comme un tonnerre
au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et mˆme des
impr‚cations, qui se propagŠrent dans un roulement continu.

Les joueurs se levŠrent.

A la cinquante-septiŠme seconde, la porte du salon s'ouvrit, et
le balancier n'avait pas battu la soixantiŠme seconde, que
Phileas Fogg apparaissait, suivi d'une foule en d‚lire qui avait
forc‚ l'entr‚e du club, et de sa voix calme:

"Me voici, messieurs", disait-il.



XXXVII


DANS LEQUEL IL EST PROUVE QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNE A
FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR



 


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